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REVUE
DU LYONNAIS
Juillet 1854. 1.
L
4
RF
VUE
DU
LYONNAIS
RRCUEIL HISTORIQUE ET LITTÉRAIRE.
(NOUVELLE SÉRIE).
TOME IX.
LYON.
CHEZ AIMÉ VINGTRINIER, IMPRIMEUR-ÉDITEUR,
56.
QUA# SAINT-ANTOINE,
PARIS.
CHEZ M. J. TECHENER, LIBRAIREF,
PLACE DU LOCYRE, 12.
19854.
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REVUE
DU LYONNAIS
RABCUEIL MISTORKIQUE ET LITTERAIRE,
L - - ES rm,
… Poésie.
CESSY
ÉPITRE
6 Mons Felix Dao
+ Quand les chemins de fer auront abrege irs distances
qui nous scpareut, si je mc trouve toujouts dans les
mimes conditions de santc et d'indépendance, j'irai vous
visiter a Cessv. +
‘Lettre de M Dauer a M. ne Suexr)
Hœc requies mea...
Quoi! vous visiterez mon paisible ermitage !
Cela me rend heureux, mais heureux comme un sage,
Car on n'oserait plus dire heureux comme un roi.
Le temps de ce proverbe est bien passé, je croi.
Oui, j'aime à vous entendre, en votre aimable lettre,
Me donner l'espérance et même me promettre
Que vous viendrez un jour, sous mes bocages verts,
Au bruit de mes ruisseaux. me réciter vos vers,
6 CESSY.
Je connais votre prose et à trouve fort bonne ;
De ma Muse ottomane elle fut la patronne,
Et, si j'ose louer qui me loua si bien,
Blle m'a rappelé défunt Quintilien.
Enfin, que la santé, jointe à l'indépendance,
Se maintienne chez vous, et superbe est ma chance.
Mais, aux wagons futurs préférant les chevaux,
Sans attendre que l’art par de hardis travaux,
Ait uni votre Saône à la mer de Genève,
Venez, et qu'à loisir ce grand projet s’achève.
Cessy, telest le nom du champêtre réduit
Où je vis retiré loin du monde et du bruit.
Cessy! ce nom est doux sans être bien sonore.
Cessy! dirait-on pas qu’au lever de l’aurore.
A travers la forêt humide de la nuit,
Un sylphe aérien se glisse à petit bruit!
Faut-il de ce séjour vous offrir la peinture ?
C'est un joli castel, de moderne structure,
Sur le pied du Jura négligemment jeté.
Où le luxe le cède à la commodité.
Mais, ce qui plait surtout dans cette résidence,
C'est qu’elle abonde en eaux, en ombrage, en silence.
C'est qu'on peut, à travers des bosquets ravissants.
Sans sortir de chez soi se promener longtemps.
Ces bosquets, en effet, forment plus d’un méandre :
Tantôt ils font monter, tantôt ils font descendre.
Là, d’un torrent fougueux ils suivent les contours:
lei, d’un clair ruisseau bordant l'aimable cours,
Mélent leur bruissement au murmure de l'onde.
Et l'on s'y croirait presque aux limites du monde.
Le tic-tac d'un moulin vous avertit pourtant
Que ce profond désert n’est pas sans habitant.
CESSY.
Car on ne voudrait point, la chose se devine.
Pour les oiseaux du ciel faire de la farine.
Auprès de ce moulin est un pré gracieux,
Vrai tapis d’émeraude à récréer les yeux. |
L’aulne, le coudrier, le peuplier blanchâtre.
Forment tout à l’entour un vaste amphithéâtre
Où l'œil du promeneur aime à se reposer.
Un soleil de juillet vient-il tout embraser,
Sentez-vous son ardeur pénétrer dans vos veines,
Approchez : à grands flots l'argent pur des fontaines
Coule dans un bassin de sapin revêtu,
Qui de vous rafraichir possède la vertu.
Ailleurs, sur un cours d’eau, près d’un chène qui penche,
Est un rustique banc porté par une planche,
Et, devant, un pupitre où vous pouvez, au frais,
Ecrire à vos amis ou dessiner leurs traits.
Mais l'hiver a jeté son manteau blanc de givre
Sur ces lieux où naguère il faisait si bon vivre ;
Les ruisseaux sont glacés, les prés ne sont plus verts,
Et l’aquilon mugit dans les bosquets déserts ;
Plus de fleurs, leur absence attriste la nature.
Eh bien! si vous aimez les fleurs et la verdure,
Sous ces brillants vitraux, voyez de tous côtés
Du printemps qui n’est plus resplendir les beautés ;
Voyez s'épanouir la tulipe, la rose,
L'œæillet où doucement le regard se repose,
Le riche achiménès, le fuchsia pendant.
La bleuâtre pervenche et le cactus ardent.
Sous des abris moins chauds voyez vivre en famille
Le laurier, l’yucca, l'oranger où l'or brille.
Ainsi, quand les beaux jours se sont évanouis,
Par leurs produits encore les yeux sont réjouis.
si
8 CESSY.
Voilà, cher Daviot, là retraite bénie
Où je laisse couler le reste de ma vie.
Jadis, des soins nombreux en agitaient le cours.
Un peu d’ambition préoccupa mes jours.
Sur la scène du monde, où tout cherche à paraitre,
Moi je voulus aussi, tant l’homme est peu son maitre,
Désertant la campagne et son calme enchanteur,
Me montrer, à mon tour, frivole imitateur,
Mais un amer regret suivit ma tentative,
Et, du milieu des flots m'élançant vers la rive,
Je regagnai des lieux restés chers à mon cœur,
: Lieux de repos, d'étude et d’innocent bonheur.
Je n’en sortirai plus, et cet ami s'abuse
Qui voudrait que Thémis vint renchainer ma Muse (1).
Non, quelque rang que m'offre entre les magistrats
Un homme bienveillant que je n'oublirai pas,
Je veux vivre mon maître, et n'ai plus fantaisie
D'entendre de forfait traiter la poëésie.
Je ne veux pas courber sous un obscur niveau
Un front où la pensée allume son flambeau.
Quinze ans, le Code en main, j'ai poursuivi le crime;
Mais moi-même j'étais sa première victime, |
Car de tant de noirceurs le spectacle odieux
Oppressait mon esprit, désenchantait mes yeux.
Enfin, tout m'a causé chagrin, inquiétude.
Une chose exceptée, une seule, l'étude.
Je veux donc sans partage en goûter les douceurs.
Qu'on ne me parle plus ni d'emplois ni d'honneurs ;
Je les souhaite à ceux qui, courtisans du monde.
S'enivrent à la coupe où tant de lie abonde.
Dédaignant les plaisirs du vulgaire troupeau,
Moi, j'aime à m'abreuver à la source du heau,
(4) M. Alcoock, conseiller à la Cour de cassation.
CESSY.
Je pense, je travaille à devenir plus sage.
Et prépare mon âme au terrible passage.
Heureux qui, près d'entrer dans l’obscur avenir.
Peut laisser de lui-même un léger souvenir !
Bosquets qui m'ètes chers, retraite fraiche et sombre.
Sur mon front qui s’meline épaississez votre ombre.
Contre l'ambition, vautour intérieur,
Contre l’envie encor défendez bien mon cœur:
Avec ces passions peut-on vivre tranquille ?
Mais laissez l'amitié visiter cet asile ;
Laissez venir à moi ceux qui sont indulgents.
Simples, affectueux, en un mot, bonnes gens,
Ceux sur qui les grandeurs n'exercent point d'empire.
ls me plaisent, près d'eux largement je respire.
De l'hôte de Tibur je n'ai point les talents,
Mais ses goûts sont en moi : comme lui, rat des champs.
Je préfère à l'éclat des royales demeures
Un petit coin de terre où vous bercent les heures;
J'y trouve oubli des maux, liberté, doux sommeil ;
Tous les palais du monde ont-ils rien de pareil”?
Venez donc au plus tôt dans ce pays que j'aime.
Du tableau que j'ai fait voir l'original même,
Et pour vous assurer si j'ai bien peint Cessy.
Séjournez-v longtemps : on juge mieux ainsi.
ED. SERVAN DE SUGNY.
A UNE MÈRE.
Quel espoir te ramène au champ du cimetière
Pour y porter tes pleurs, à douloureuse mère ‘
Tu veux en arroser ton enfant, ton seul bien.
Ah! c’est un sol ingrat qui ne rend jamais rien !
Sans raviver ce lieu chaque soleil retombe :
Et la mauve et l’hortie envahissent la tombe
Où le passé repose, où germe l'avenir :
L'homme y reste enfoui comme son souvenir !
Déjà son clair sourire avait trahi son âme.
Déjà le feu de vie avait jeté sa flamme
Par ses premiers regards, chauds rayons pour ton cœur,
Où l'enfant appuyée enfermait ton bonheur.
A présent, c’est la Mort, sur un tertre accroupie.
Qui la tient dans ses bras et la berce assoupie.
La couche à son côté sous un épais gazon.
Et son ricanement remplace ta chanson.
Sois patiente, Ô mère ! et jette ta souffrance.
Comme un riche collier au cou de l'Espérance.
Aiin que, s'envolant avant toi dans les cieux,
Elle y fasse un trésor des perles de tes yeux.
Le corps de ton enfant, sa voix, son doux sourire,
Et son grand œil surpris où tu savais tout lire.
Et ses bras étendus vers toi naïvement,
Renaitront éternels au dernier jugement :
Puisqu’en ce jour la Mort étouffera sa plainte
Sous son poudreux linceul, et qu’à son tour atteinte,
Comme une mère en deuil contemplant un berceau.
On la verra pleurer le vide du tombeau !
ARTHUR DE GRAVILLON.
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SRE VIERE ET VOV:ON
XVe BULLETIN MONUMENTAL
DE
LA VILLE DE LYON.
PRÉAMBULE.
Depuis la publication du XIVe Bulletin, le 31 mars 1852, de
grands projets d'aménagements nouveaux pour la ville de Lyon et
d'embellissements pour sa monumentalité, ont ému l'opinion pu-
blique ; mais peu de modifications réellement importantes se sont
produites, soit au point de vue des édifices, soit à celui des sim-
ples maisons, dans l'immense enceinte de l’auguste cité. Chacune
des principales villes de France s'efforce aujourd'hui de suivre le
mouvement d'idées venu de Paris, et de faire plus de place dans
son sein à l'air, à la lumière, par de vastes alignements réguliers
mettant le centre en communication directe avec la circonférence.
ll y a, dans ces subversions violentes du passé, d'incontestables
avantages, mais elles offrent aussi leurs inconvénients que nous
12 BULLETIN MONUMENTAL
n'avons pas mission d'apprécier. Marscille s’apprète à imiter Pa-
ris et Lyon ; Avignon retentit de la gigantesque entreprise,
presque résolue, de relier par une artère principale magnifique
traversant la place de l'Horloge, le palais apostolique à la nouvelle
gare du chemin de fer; Nimes et Montpellier changent rapide-
ment leur ancienne ichnographie, et le plan de Dijon lui-même va
recevoir les plus heureuses rectifications. — Décidément, le vent
de notre époque est aux révolutions de petite voirie dans les cités
françaises. — Mais occupons-nous exclusivement de Lyon.
l. — SAINT-PIERRE DE VAISE.
Ce temple peut ètre considéré comme le chef-d'œavre de
M. Desjardins (1). Maintenant qu'il est à peu près fini, on peut
Je juger dans tous ses effets. Sa flèche romane, à toiture poly-
chrômique où le ton d’or domine, montant à l'horizon, donne au
quartier de Vaise la saillie qui lui manquait, l'élément indispen-
sable d’un paysage complet. En général, M. Desjardins s’est
montré fidèle aux bonnes traditions de l’École romano - byzan-
tine ; toutefois , j'aurais désiré qu’il fit, en plusieurs parties de
détail, moins de concessions au goût actuel, et qu'il se monträt,
pour certains motifs d'ornementation, plus intimement pénétré
du génie austère ct liturgique de l’ère représentée. — Pourquoi
a-t-il joué avec la croix d'amortissement du clocher, et ne l’a-t-il
pas rigoureusement subordonnée à la tradition de l’église ?..
1H, — ÉGLISE DE NOTRE - DAME-SAINT - LOUIS.
Enfin, cette église catholique à cessé de ressembler à un tem-
ple protestant à l'extérieur. A défaut d’un couronnement coupo-
laire surmonté d'une flèche, promis à son clocher, on à donné à
son faite une vaste croix de fer. Cette croix latine s’est implantée
en 183 sur la plate-forme du clocher de Saint-Louis. Il me reste
L'administration vient d'appeler cel artiste à la tête de «on burean
d'architecture. Ce choix ne pouvait être plus honorable.
DE LA VILLE DE LYON. 13
à exprimer le vœu qu'elle soit bientôt couverte d'or. La coupole.
placée au point d'intersection du chœur, de la nef majeure et
des croisillons se termine tristement par une voûte qui forme
son amortissement. Ne conviendrait-il pas d’ériger à cette cime,
ou la statue de la sainte Vierge-Mère, ou celle de saint Louis,
comme symbole de l’une ou l’autre consécration de l'édifice ?
Un orgue neuf a été récemment placé dans l’église de Notre-
Dame-Saint-Louis, qui ne suffit réellement pas, par suite de son
développement borné, à contenir tous ses fidèles. On parle de
projets d’agrandissement en SUppEImANt la cour qui précède
l’église au couchant.
I. — ÉGLISE DE SAINT - POLYCARPE.
Cette église moderne est devenue certainement une des plus
brillantes et des plus riches de la ville de Lyon, depuis son
agrandissement. Des fresques ornent la coupole et les transsepts.
Des fonds d’or ont été donnés à toutes les frises et à toutes les
arabesques. La chapelle de la sainte Vierge dans le croisillon
méridional est d’un excellent effet, et par la matière noble qui la
décore (le marbre blanc) et par les dispositions. L'orgue est d’un
appareil vraiment somptueux.
Malheureusement, ce temple bâti en contre-bas de la rue du
Commerce, sera toujours exposé aux causes d'insalubrité que
nous voudrions pouvoir éloigner de sa pieuse enceinte. Aussitôt
que le conseil de fabrique de cette opulente paroisse aura des
ressources suffisantes, il se hâtera de bâtir un clocher monu-
mental pour Saint-Polycarpe.
Une nouvelle paroisse dans le quartier des Gollinettes est
formée d’un démembrement de celle de Saint-Polycarpe.
V. — ÉGLISE DE SAINT - AUGUSTIN.
Le saint évêque d'Hippone à maintenant un temple lyonnais
sous son invocation, c’est l'église élevée sur le plateau des Tapis
par M. Bourdet. Les transsepts et le chœur de ce monument in-
spiré de l’école gothique, Satisfont l'œil et la pensée ; mais la fa-
1 4 BULLETIN MONUMENTAL
çade à angles coupés n’est pas supportable si elle doit rester
permanente. J'espère aussi que ce mauvais clocher en flèche, qui
ne m’a pas paru (si mes yeux ne m'ont pas trompé), parfaitement
d'aplomb, n'est qu'une œuvre provisoire. Quant à la phase du
type ogival représentée par M. Bourdet, elle ne se manifeste
point ici d’une manière précise.
© V. — ÉGLISE DE SAINT-BONAVENTURE.
L'’orgue de ce temple, l’un des plus vastes de Lydn, est enfin
à sa véritable place. On l’a ajusté avec un art infini au fond de
l’abside , sans nuire aux grandes baies munies de verrières
peintes. La restauration de Saint-Bonaventure se continue avec
beaucoup d'intelligence et d'activité. On s'occupe en ce moment
même à compléter les verrières des baies qui éclairent la nef
majeure. J'ai parlé dans les précédents bulletins de la magnifique
chapelle, bijou de cette belle église. Le zèle de M. l'abbé Pater,
curé de Saint-Bonaventure, ne se ralentit pas. Je n'aurai plus de
querelles avec ce vénérable pasteur à propos d'orgue et de messes
en musique. Ma croisade contre la musique prétendue religieuse
ne se renouvellera pas. Je n'ai jamais voulu déclarer la guerre
aux intentions Îles plus désintéressées , les plus généreuses, les
plus pures; je ne veux pas même en blesser les plus légères sus-
ceptibilités. é
VI. — HOTEL-DE-VILLE. — PALAIS-DES-ARTS.
Ces deux majestueux édifices sont maintenant l’objet d'une
restauralion sérieuse. Le premier où va s'établir bientôt le ma-
gistrat chargé de l'administration du département du Rhône, sera
consolidé et regratté dans toutes ses parties. Le regrattage était
nécessaire pour raccorder les portions fraichement refaites à neuf
aux portions anciennes.
La restauration du palais Saint-Pierre, dont la cour a été ornée
de platanes et de squares , se borne à des opérations de badi-
geonnage, de recrépissage et de peintüre, qui régénèrent l'édifice.
DE LA VILLE DE LYON. 15
VIH. — ÉGLISE DE L'HOTEL- DIEU.
Un nouveau groupe en marbre blanc est veau, en 1853, dé-
corer la belle chapelle de l’Hôtel-Dieu lyonnais. Il représente la
sainte Vierge soutenant sur ses genoux le corps de son fils déta-
ché de la croix. Cette œuvre de M. Fabisch est d’une bonne école
et d’une touchante expression. Elle occupe le retable de l’autel
dans la chapelle faisant suite à celle où l’on remarque le groupe
de Notre-Seigneur chez Marthe et Marie.
-
VIT. — ÉGLISE DE NOTRE-DAME-DE-FOURVIÈRE.
M. l'abbé Roux à jugé avec l'autorité de ses opinions, et la nef
septentrionale si barbare et si grossière, et le clocher si décousu
dans toutes ses parties, et la Sainte Vierge, si malheureuse
comme expression et comme symbole. La Mère de Dieu sans
son divin enfant n’est plus la mère des méres, elle n’a plus de
sens touchant, traditionnel et populaire ; ce n’est point celle que
nos mères nous ont fait connaître, honorer, chérir ; ce n’est point
la Vierge de Fourvière.
L'anniversaire du 8 décembre aura beau revenir avec toutes
ses admirables explosions de la piété lyonnaise, avec toutes ses
effusions, toutes ses fêtes, toutes ses pompes, tous ses élans,
toutes ses salves d'artillerie, tous ses feux d'artifice et toutes ses
illuminations ; prêtres et population auront beau, au son de
16 BULLETIN MONUMENTAL
toutes les cloches lvonnaises, saluer d’acclamations unanimes et
confondues, ces cimes de la prière et la cité où brille la statue de
la Vicrge, il n’en sera pas moins éternellement regrettable que
le coteau et l’église de Fourvière n'aient point recu la Vierge de
Fourvière, la Vierge de Lyon et du monde.
Au Puy, on va ériger une statue monumentale à la sainte Vierge
sur l'une des cimes qui dominent la cité, celle-ci sera la Sainte
Vierge-Mère, celle qui hénit et qui protége. Le cœur deS. E. le
cardinal de Bonald doit tressaillir de joie en songeant à cette ma-
gnifique inauguration promise à son ancienne ville épiscopale.
L'Immaculée Conception dun clocher de Fourvière a inspiré
l'inscription :
BENFFICIORVM. MEMOR.
CIVITAS È
AËRE LVGDVNIL.
a
MDCCCLII.
Que l’on veuille bien toujours ne pas tant maudire l'observa-
toire de Fourvière. Il peut un jour s’utiliser comme second clocher
du sanctuaire. 11 est moins difficile qu'on ne le croit d'en mou-
vementer la structure par des contreforts, des arcatures, etc.
Les PP. Jésuites ont bâti à côté de l’église de Fourvière un ve-
ritable palais. C’est grandiose de style, de dispositions, c'est d'un
bel effet. L'idée si souvent émise de déblayer la cime de Fourvière
n'est pas réalisable, à mon sens; il est tout naturel que les com-
* munautés et les âmes pieuses recherchent l'ombre du sanctuaire
et s’y fassent des abris. — Fourvière, c’est la ville sainte au-dessus
le la ville profane.
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IX. — BASILIQUE PRIMATIALE.
L'orgue de cette basilique ne voile plus la verrière centrale ue
l’abside ; il a été posé, comme ceux d'Italie, sur le flanc gauche
du chœur, vis-à-vis de la chaire archiépiscopale. — Du reste,
aucune modification appréciable ne s’est produite ni dans la mo-
numentalité ni dans les détails de Saint-Jean.
Outre que l'orgue d'accompagnement placé au fond de l’abside
détruisait l'harmonie , il donnait aussi au premier temple de
l'Église de France un point de ressemblance avec les temples
luthériens où l'orgue joue le HS rôle dans la décoration et
dans le culte.
Au reste, je ne puis parler de Saint-Jean sans émotion. Quelle
majesté austère et vraiment traditionnelle dans la liturgie ! ei
rien de théâtral comme dans les églises de Paris ; point de simi-
lor, point de clinquant, mais la gravité dans les chants, dans les
poses, dans les cérémonies, et je ne sais quelles ineffables éma-
nations d’hiératisme que l'on ne trouve pas ailleurs.
13 BULLETIN MONUMENTAL
11 parait décidé que la régénération du palais archiepiscopal ne
se fera pas attendre, et tous les projets sont déjà partis pour Pa-
ris. — Félicitons-nous d’avoir, le premier, élevé la voix pour in-
voquer celte régénération. |
Son Em. Mgr le cardinal de Bonald avait eu l'excellente idée
d'acheter une croix byzantine et une croix latine, l’une argentée,
l’autre dorée, pour être placées derrière l’autel majeur de Saint-
Jean, conformément à la tradition de cette basilique qui, par ce
double symbole, rappelle le concile œcuménique de Lyon où fut
prononcée la réunion des églises d'Orient et d'Occident. Je me suis
aperçu avec peine qu'on ne s'était pas servi de ces croix caracté-
ristiques le jour de la Fête-Dieu.
Les verrières de la grande nef doivent solliciter des réparations
urgentes, car, le 18 juin, les fidèles assemblés dans le chœur re-
çurent plusieurs gouttes de pluie s’introduisant par les fissures ou
la solution de continuité de ces vitraux.
X. — ÉGLISES DIVERSES.
Rien de nouveau à Saint-Nizier, à Saint-François, à Saint-
Paul, à Saint-Just, à Saint-Irénée, aux deux églises de la Croix-
Rousse. Seulement, l’église de Notre-Dame-Saint-Louis de la
Guillotière achève sa décoration. Quant à celle de Saint-Pothin,
il serait utile de redorer la croix qui couronne son clocher, car si
neuve elle est déjà complètement détériorée, vraisemblablement
l'or était de mauvaise qualité ou sa couche était trop mince. —
Toutefois, un meuble monumental a été inauguré cette année à
Saint-Nizier. C’est un dais gothique d'un richesse fabuleuse. —
Ah ! c'est une belle idée d'encourager les magnificences de la fa-
brique lyonnaise pour le matériel du culte catholique ; mais, au
lieu de les appliquer à des meubles qui servent deux fois par an,
et que l'on dénature dans leur forme reçue, ne pourrait-on pas les
mettre mieux à leur place, les employer pour des fabernaculum
ou ciborium, des haldaquins, des parements d’autels majeurs?
Le dais gothique est un non-sens, car dans l'ère gothique on
nc se servait que de dais souples, pliants, légers; tels qu’on les a
DE LA VILLE DE LYON. 19
conservés à Rome. De grâce, renonçons donc à une gothicomanie
facheuse qui nous fait oublier les usages liturgiques et les formes
traditionnelles de l'Église ! Le dais gothique est sans précédents.
À Saint-Nizier, on a, selon moi, fait abus de la richesse, et cette
énorme dépense faite pour un dais eût été plus utilement placée
dans des cloches, puisque cette basilique n’a pas de sonnerie.
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XI. — ÉGLISE DE SAINT-GEORGES.
Le croisillon septentrional, aujourd’hui complet, est d’une rare
magnificence. Les verrières peintes sont au niveau de cette splen-
deur. On remarque surtout dans ce transsept le retable et le
contre-retable en bois de la chapelle, chef-d'œuvre d'art et de
goût. Toute la menuiserie du monument est de la même école.
XII. — BASILIQUE DE SAINT-MARTIN-D'AINAI.
Heureuse église ! elle a pour premier pasteur un prêtre plein
de cœur, de science, de persévérance et d'inspiration, à qui aucun
20 BULLETIN MONUMENTAL
sacrifice ne coûte pour achever l'œuvre si noblement entreprise,
et qui s’est identifié avec elle. L'architecte chargé des travaux est
ici d'accord avec le pasteur; c'est M. Benoît qui, lui aussi, appar-
tient à la bonne école, qui est constructeur comme Flachéron et
homme de goùt comme Gay. L'âme et la verve de M. le curé
Boué, les connaissances pratiques de M. Benoit se prètent un
mutuel concours : tout arrive à point dans le temple pour satis-
faire aux triples besoins de la liturgie, de l'œil, de l’histoire.
La confession byzantine ou crypte de sainte Blandine est depuis
longtemps terminée, et j'en ai parlé ailleurs ainsi que de la
chapelle de la sainte Vierge également achevée. Là est une Im-
maculée Conception, fille du merveilleux ciseau de Bonnassieux.
Rien de plus logique que cette personnification à Ainai où le culte
de ce mystère a pris naissance.
Une mosaïque représentant le pape Paschal II (M C Vf) qui
consacra la basilique, a été récemment découverte sous l’autel
majeur. Elle va être restaurée avec les plus grands soins. Le
clocher est à la veille de recevoir une rénovation sérieuse, deve-
nue nécessaire par suite des dégradations que le temps ya
amenées. |
Une jolie croix romane dorée a été implantée extérieurement
sur l’abside de Saint-Martin d’Ainai.
XIII — PORTE DE SAINT -JUST.
La porte de Saint-Just n'est pas un monument, mais c’est
une innovation notable par le type éminemment militaire qui la
distingue. Elle clot d’une manière sévère, au sud-ouest, la rue
des Farges qui y aboutit.
XIV. — STATUE DE NAPOLÉON.
Il y a longtemps que je réclame pour la place des Terreaux une
statue historique. — En attendant cette inauguration, celle de
l'empereur Napoléon [er s’est élevée sur la place de ce nom. C’est
l'œuvre de M. de Neuwerkerke, Le piédestal est riche et très-beau;
, DE LA VILLE DE LYON. 21
la statue semble grêle ; on ne trouve-point d’axe pour saisir la fi-
gure du héros. La queue du cheval est beaucoup trop tendue et
produit un disgracieux effet. Ce monument n’a rien de médiocre,
toutefois, et mème dans ses défauts, il annonce la verve et l’inspi-
ration de son auteur. Mais il ne peut, en aucune manière, être
comparé au Louis XIV de Lemot, chef-d'œuvre de la statuaire
moderne en France.
XV. — REVUE GÉNÉRALE.
La belle maison Vincent, place de la Charité, n° 3, a été ap-
propriée à la destination de la mairie du deuxième arrondissement
municipal de la ville de Lyon et le Petit-Collége à celle de la mairie
du cinquième. Parmi les demeures particulières construites dans
l'intervalle de la publication du XIVe et du XVe Bulletin, aucune
ne s’est mise à ce niveau d'art atteint par la maison Richard dans
la rue d'Algérie, et plus récemment encore par plusieurs mai-
sons de la place de l'Herberie. Celle élevée à l'angle septentrional
des rues Saint-Joseph et François-Dauphin, ornée d’une niche
contenant un saint, m'a paru d’un goût équivoque.
Je nommerai la maison neuve bâtie dans le prolongement de
la place Saint-Pierre, entre cette place et celle de la Platière,
comme une construction d’un faire irréprochable. Sobriété et
tempérance d’ornementation , choix des matériaux, conditions
sages de la hauteur par rapport à la largeur, tels sont les mérites
de cette bâtisse.
La matson que M. Tavernier fait construire par M. Benoit, à
l'angle des rues Saint-Pierre ct de la Cage sera un archétype de
somptuosité et de goût. Une niche ornée y est préparée pour
recevoir la statue de saint Pierre. Ce sera assurément le plus
beau monument privé de la ville de Lyon, et on peut déjà
conclure de ce qui existe à ce qui existera. |
Le quartier-général de M. le maréchal de Castellane, c’est-à-
dire l’hôtel de la 8e division militaire, a reçu d'importantes mo-
difications dans ses dépendances extérieures.
Une nouvelle passerelle s’est dressée sur la Saône : le mode de
29 BULLETIN MONUMENTAL L
suspension adopté pour elle-peut offrir d’incontestables éléments
de solidité, mais à coup sûr, il n'est pas harmonieux. Disons plus,
tout ici dans la forme produit le plus triste effet.
=
LLUL LE
St = =,
Aucune stalue n'a été jusqu'ici posée dans le Palais-de-
Justice , dont toutes les parties intérieures semblent avoir été
sacrifiées aux vestibules. La salle des Pas-Perdus est d’une ma-
jestueuse ordonnance ; on peut y faire de l’art à volonté, car elle
est ouverte au levant et d’une admirable salubrité.
Les grands travaux, dans ces deux dernières campagnes, sem-
blent s'être concentrés dans les ouvrages nécessaires pour l’ar-
rivée du chemin de fer à Lyon. Cette jonction de la ligne donnera
naissance à plusieurs édifices industriels dont nous parkerons en
temps et lieu ; déjà d'immenses bâtiments couvrent la gare de
Vaise.
Le percement de la rue Impériale projetée entre la place Belle-
cour et celle de la Comédie est commencé; il amènera un amé-
DE LA VILLE DE LYON. 23
nagement nouveau de tous les quartiers de la région rhodanienne
de Lyon. Une foule d'étranglements, de sinuosités, de masses
informes privées de soleil et d’air disparaltront, et ce sera un |
grand bien. L'administration préfectorale ne laissera pas com-
mettre, pour cette magnifique artère, la faute consommée dans
la rue Centrale ; on lui donnera une largeur digne de la ville de
Lyon, et en rapport avec la route impériale qui en empruntera le
parcours. ;
L'hôtel de la Préfecture et son beau jardin sont condamnés à
une destruction prochaine. N'est-ce pas une circonstance bien
favorable pour réparer un grand malheur, la ruine de l'église des
Jacobins ? Une paroisse nouvelle dans cette région fait le plus
grand besoin. Espérons qu'elle sera bâtie sur l'emplacement du
jardin de la Préfecture.
La place des Cordeliers sera complètement rénovée, et de ses
flancs jaillira le palais de l’Industrie destiné aux expositions lyon-
naises industrielles, au tribunal de Commerce, à toutes les in-
stitutions consulaires, à la Bourse. ,
Si le XVe Bulletin monumental de la ville de Lyon a eu peu de
faits à constater , les XVIe et XVIIe, on peut le prévoir, seront
surabondamment défrayés. Notre tâche deviendra plus sérieuse.
— D'honorables liens nous prescriront plus impérieusement en-
core la loi de nous montrer inflexible envers l'ignorance présomp-
tueuse, indulgent pour l’inexpérience modeste qui tâtonne au
début, et porte une main timide sur les monuments ecclésiasti-
ques ou civils, sympathique pour les grands travaux nés sous
la double inspiration de la conscience et du génie, équitable pour
tous. Nous n'avons de parti pris ni contre les personnes ni contre
les choses. De mème que l’étincelle se cache dans le silex le plus
grossier, souvent l'instinct du beau moral et idéal dort au fond
d’une âme en apparence vulgaire ; il faut qu'il jaillisse à la voix
indépendante et ferme qui s’est donnée la mission d’exalter les
éléments de l’art lyonnais. |
A part Fourvière, l’art, dans ces deux dernières années, n'a
pas commis de fautes graves, soit dans les monuments publics,
soit dans les édifices privés. — Qu'on le sache bien, sous le cou-
24 BULLETIN MONUMENTAL
rant de l'art lyonnais (et cela est consolant à dire), il y a plus
d'encouragements que de blâmes à distribuer, il y a plus de
mérites à constater que de hontes à flétrir. Et puis, Lyon n'est pas
une grande ville de province ordinaire, c’est une capitale en dis-
ponibilité, c'est la cité la plus sérieuse de France en toutes choses,
c'est l'expression suprème de la nationalité provinciale. Tout en
elle est empreint d’une individualité, d’un esprit comrhunal qu’on
ne trouve pas plus ailleurs que le type de son clergé et les rites
de son Église, d'une admirable force de résistance à l'invasion
des idées parisiennes qui ravagent le pays. Pour comprendre et
juger la ville de Lyon, il faut sentir un cœur lyonnais battre dans
sa poitrine, avoir vécu de la vie lyonnaise, avoir participé aux
douleurs et aux joies de cette auguste cité. Nous dénions formel-
lement aux étrangers qui se bornent à la parcourir rapidement
le droit de l’apprécier. — Quant à nous, enfant adoptif de Lyon,
nous ne cesserons d'augmenter de tous nos efforts l'énergie du
principe lyonnais. Lyon est et sera l'inspiration constante, la fin
de tous nos travaux.
Juin 1854.
Joseph Barp.
LA
DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT
SOUS FRANÇOIS Ier.
Après la prise de Constantinople par les Turcs, en 1453,
Venise s'était hâtée de faire tourner celle catastrophe à son
profit en accaparant, au détriment du reste de la chrétienté,
tout le commerce possible avec les barbares. Son empresse-
ment à reconnaître les nouveaux venus, à se présenter à eux
comme une puissance tout à fait indifférente aux événements
politiques, pourvu, toutefois, qu'ils ne portent aucune atteinte
à la prospérité de ses comptoirs et à la libre circulation de ses
navires , fut couronné d’un succès complet. Pendant plus d’un
demi-siècle, le pavilion de St-Marc se promena seul de l’Adria-
tique an Bosphore et se vit sans contrôle et sans concurrent
en possession du monopole commercial de l'Orient. Mais, dès
‘que l’Europe eût accepté les faits accomplis, dès que la France
catholique se fût familiarisée avec l’idée que Ste-Sophie avait
pu être transformée en métropole de l’islamisme , l’astucieuse
république dut faire un relour sur elle-même et s'avouer
qu'exclure la France du grand marché asiatique , était une
imprudence dont il lui faudrait plus lard rendre compte.
Louis XIE, déjà prévenu contre une puissance qu'il tenait pour
26 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
coupable d'avoir fait échouer toutes les entreprises de la chré-
tienté, se déclara ouvertement son adversaire et suscita contre
elle une coalition générale. Il est vrai qu'avant de se ma-
nifestier d’une façon tout à fait agressive, la colère de Louis
avait été devancée par Bajazet II, qui, fort peu scrupuleux
en matière de droit des gens, et rencontrant des possessions
vénitiennes dans sa marche envahissante , se les élait appro-
priées el mettait à de rudes épreuves celle reine de l'Adria-
tique , dont la félonie avait toujours été l’arme la plus usuelle
et la plus terrible. Au ban du monde civilisé, sans alliances,
sans sympathies, Venise allait succomber sans la révolution
qui, fort heureusement pour elle, renversa Bajazet du trône
en 1512.
Bien différents des caboteurs véniliens comprimés sous le
joug d’une aristocratie lâche et jalouse , les Marseillais, en-
couragés par les rois paternels qui avaient travaillé depuis
saint Louis à l’affranchissement des communes, déployaient
leur génie commercial sans autre crainte que celle qu'inspirait
le peu de sécurité des mers. C'était pour Louis XII l'indication
de ce qu'il avait à faire. Il rend une ordonnance par laquelle
les marchandises de l'Orient ne jouiront désormais de l’entrée
libre dans les ports du royaume , qu'à la condition d'être im-
portées par navires nationaux. Celle sage mesure, tout inso-
lile qu’elle puisse paraître aujourd’hui donna un développe-
ment immense et instantané à nos chantiers de construction,
el ne larda pas à faire couvrir de nos navires (out le bassin de
la Méditerranée. L'enthousiasme qu'elle inspira parmi les
commerçan(s français était si vrai el si unanime, qu'on les
vit, chacun dans la sphère de ses moyens, prendre à cœur
de seconder les vues de la couronne, quelque fois même au
préjudice de leurs intérêts du moment. Ainsi, Laurencia,
l'un des plus riches industriels de Lyon, chargé par les che-
valiers de Rhodes d'une fourniture considérable d'artillerie,
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 27
n'accepte la commande qu'à la condition. sine qua non, que
loutes les pièces sorties de ses ateliers seront transportées à
Rhodes sur des navires français. Malgré la facilité qu’auraient
eue les chevaliers d'opérer sans frais ce transport au moyen
des galères de la religion , il leur fallut défèrer à la volonté
(rès-énergiquement exprimée du marchand patriote.
L'établissement de consulats à Tripoli de Syrie, à Beyrouth
et à Chypre , se présentait comme une conséquence forcée de
l'extension dû commerce maritime (1). Rien ne fat négligé
pour laisser aux personnages attachés à ces postes unc extré-
me latilude dans la gestion des intérêts de leurs nationaux,
et élargir, aux yeux des Turcs, le prestige de leur position.
Pour mieux se concilier le respect des Orientaux, qu'il faut
éblouir par l'éclat d'un appareil imposant , les représentants
de notre commerce étaient tenus de donner à toutes leurs ac-
lions un caractère de grandeur et de majesté. Le cérémonial
était réglé d'avance. Jamais on ne les voyait sortir, à l’occa-
sion de leurs fonctions et de leurs visites officielles aax auto-
rilés locales, qu'accompagnés d'une garde d'honneur et à
l'ombre d’un parasol , attribut de la souveraineté, porté avec
autant de pompe que s'il se fdt agi d’une solennité reli-
gieuse.
Mieux que n'auraient pu le faire des batailles, ane inspi-
ralion émanée du trône avait fait pâlir la puissance de Venise
et nous tenait au moins sur le pied d'égalité avec elle dans
les contrées qu'un auteur anglais a surnommées le Pactole
du monde. Telle était notre situation lorsque François 1°", âgé
de 20 ans, monta sur le trône en 1515. Une conférence qu'il
avait eue à Bologne avec Léon X, lui avait inspiré l'idée de |
reconquérir sur les infidèles, au moyen d’une croisade, la
Grèce où s'était perpélué le souvenir de notre domination ;
(4) Les eonsuls n'étaient alors que de simples delégues du cominerec.
28 ‘LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
mais les conflits qui signalèrent les commencements du règne
lui imposèrent d’autres devoirs. Avant de revendiquer, à main
armée , une terre qu’avaient possédée nos ancêtres à titre plus
ou moins légitime , François devait songer à se créer des al-
liances partout où se présenterait la perspective d’un secours
dans sa lutte contre Charles-Quint. De tous les princes de
l'Europe, il n’en était pas un seul qui ne fût, de près ou de
loin, sous la dépendance du roi d’Espagne , et ceux qu'un
secret instinct eût pu faire pencher du côté de la France,
avaient trop à craindre , en cas d'’insuccès , pour s avenlurer
dans une démarche dont les suites menaçaient d'être désas-
‘reuses. Les mêmes terreurs ne devaient pas se rencontrer
chez les Ottomans, dont les forces combinées avec celles de
la France pouvaient être au moins suffisantes pour résisler à
Charles-Quint , et contrebalancer sa puissance. D'ailleurs, s’il
lui était possible d’unir les intérêts du Sullan aux siens,
n'élail-ce pas, pour François I‘, atteindre en quelque sorte
le but qu'il s'était proposé antérieurement par une conquête
de la Grèce, puisqu'en Outre de l’abaissement de son rival
qui lui laisserait la suprématie politique, il pourrait, au mi-
lieu des terreurs qu'inspiraient les armées oltomanes, dé-
tourner leur chef de ses vues sur l’Europe , et arrêter ainsi les
progrès de la barbarie.
Cette conception si belle, qui promettait des résultats si
féconds , venait à peine d’éclore dans l'esprit du jeune mo-
varque, qu'il lui fallut la reléguer au nombre des utopies.
Sélim , appelé à recueillir la succession de Bajazet, avec les
idées duquel il s'était identifié, avait enlevé l'Egypte aux
Mameloucks, vers le commencement de l’année 1517. Par
suite de cette conquête et de Fabdication du dernier kalife
Abasside , il s'était vu élevé à la dignité kalifale perpétuée
jusqu alors dans la tribu arabe des Koreischites, et en cette
qualité avait reçu du schérif de la Mecque, descendant de
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 29
Mahomet , les clefs du temple de la Kaaba (1). En même
temps, la possession de la Syrie et de la Palestine avait fait
passer entre ses mains les lieux vénérés par la foi chrétienne.
Léon X , effrayé d’un progrès aussi menaçant, se mit à pre.
cher une trève des princes chrétiens au profit d'une croisade
générale, et François IT, malgré ses inclinalions person-
nelles, dut faire acte d'adhésion sous peine de passer pour
renégat. |
La mort de Sélim , survenue en 1519 , vint à propos dé-
gager le roide France d’une contrainte à laquelleil n’avait pu se
soustraire. Dans l'espoir bientôt déçu, il est vrai, que le nou-
veau sullan ne suivrait pas les errements de son prédécesseur,
on renonça, d'un commun accord, aux projets de la cour de
Rome qui, elle-même , oublia la croisade , détournée qu’elle
en était par les progrès de la réforme qui levait audacieuse-
ment son drapeau en Allemagne. Un autre événement con-
tribua encore à changer la direction des esprits : la mort de
l'empereur Maximilien, qui ne devait pas larder à soulever,
entre Charles et François, les immenses débats de la succes-
sion. Chacun des deux monarques prélendait à la couronne
impériale. Parmi les convenances allégnées auprès des élec-
teurs , celle que la Diète posait en première ligne, était l’ac-
cession à l’Empire d'un prince qui apportât, par lui-même,
une puissance capable de tenir tête à la Turquie et de préserver
l'Allemagne de ses agressions. Tant que le roi de France,
comptant à tort sur l’efficacité de la coopération du Saïint-Père,
put croire au succès de ses démarches, il fil de la nécessité
de défendre la chrétienté le principal argument de sa candi-
dature ; mais son ardeur religieuse se refroidit lorsque l'élec-
(1) Depuis cette époque, ce n'est plus seulement comme chef de la
hicrarchie politique que le sultan d'Istamboul a droit de surveiller les actes
des ulémas ou ministres de la loi; son titre de Khalife indique la réunion,
dans ses mains, du double pouvoir spirituel et temporel.
30 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
tion de son compétiteur lui eût donné la crainte d'un redou-
blement d'ambition chez le nouvel élu. Comme pour le
confirmer dans cette appréhension, la mort de Léon X vint
permettre à Charles-Quint de faire élever, en 1521 , au pon-
tificat, Adrien VI, son ami, et de réduire ainsi à néant les
dernières espérances que son rival aurait pu fonder sur l'appui .
du saint Siège.
Néanmoins, les préoccupations furent ramenées de force
vers l'Orient, par l'anxiété qui s'empara de toute l'Europe à
la nouvelle de la prise de Rhodes, où une poignée de cheva-
liers avait résislé pendant six mois à une armée de deux
cent mille Ottomans. Trop occupés de leurs affaires inté-—
rieures, les princes chréliens s'étaient vus dans l'impuissance
de protéger ce dernier boulevard de la chrélienté, et tout
portait à croire que le vainqueur profterait de la panique
générale pour pénétrer jusqu’en Italie. Ce vainqueur était
Soliman 11, dit le Magnifique , qui avait succédé à son père
Sélim, le 22 septembre 1520, héritant d'un empire agrandi
par de précieuses acquisilions territoriales. A peine sur le
trône , il se manifestail au monde par deux vicloires, la prise
de Belgrade, en 1521, et celle de Rhodes, en 1523, else posait
déjà comme l'arbitre des destinées de l'Europe. Tel était le ré-
sultat des prédicalions du schisme qui, en paralysant les forces
dé la chrélienté , l'avaient livrée sans défense au torrent dé-
vastateur. Pour la seconde fois, les Turcs, à la faveur de nos
disputes religieuses, se frayaient un passage en Europe ; la
lâcheté des rhéteurs leur avait ouvert les portes de Constan-
tinople, en 1453, el les querelles de la réforme venaient de
laisser lomber sans secours les remparts de Rhodes. Tant il
est vrai que les nations, lorsqu'elles en viennent à consümer
leur énergie et leur vitalité dans les luttes oraloires , portent
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 31
au front le signe indicateur de la main de Dieu, prête à s’ap-
pesantir sur elles.
Des défailes avaient depuis quelque temps succédé aux pre-
miers succès de François If", en Italie, lorsque le désastre
de Pavie vint achever de plonger la France dans la désola-
tion. Le roi était prisonnier el ses états à la merci de Charles-
Quint. C’est alors que du fond de sa prison l'infortuné mo-
narque, qui avait tout perdu fors l'honneur , se reprit à
méditer son ancien projet d'alliance avec le Sultan, concep-
tion sublime qui devail sauver le trône et la France, en lenant
Charles-Quint constamment en alarmes même au plus fort de
sa prospérité , et qui se légitimait , d'ailleurs, au point de vue
religieux par la conduilc de Sélim I, qu'on avait vu
sur les instances d'un émissaire espagnol, garantir le culte
des chrétiens en Palestine , et leur laisser bâtir des églises
en bois.
A l’insçu de ses geôliers, François trouva moyen d'expédier,
au nom de sa mère Louise d'Angoulême, un agent secret
chargé d'intéresser le Grand-Seigneur à ses infortunes ; mais
cet agent, dont le nom est resté un mystère, ne parvint pas .
au lerme de sa mission et péril assassiné en traversant la
Bosnie, ainst que ceux qui l’accompagnaient et au nombre
desquels se trouvait le bâtard de Chypre. Néanmoins, le ha-
sard permit que les lettres et les présents, dont il était por-
(eur, parvinssent à Soliman (1). Ce prince, disposé à se laisser
aller aux idées généreuses et chevaleresques, ne se sentil pas
indifférent à la cause du monarque français. Cette cause,
d’ailleurs, n’avait-elle pas une remarquable coïncidence d'in-
térêts avec la sienne ? Ne serait-ce point pour la Porte une
1
(1) Ces présents consistaient en un rubis de grande valeur , une ceinture
d’or, deux candélabres d'or estimés dix mille ducats, et un harnais de
cheval de deux mille ducats.
+
32 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
véritable conquête, une garantie de sécurité que cette alliance
française qui, l’initiant à la science des rapports élablis entre
les gouvernements de l'Europe, lui tracerait la marche à
suivre à leur égard, et la politique à adopter vis-à-vis de chacun
d'eux. Enfin, puisque l’idée toujours présente à l'esprit des
Turcs, était celle des Croïisades qu'ils s’attendaient à voir re- -
naître toutes les fois qu’intervenait un nouveau traité entre le
Vatican et les cours chrétiennes , quelle incalculable portée
n’aurail pas un événement qui montrait la première puissance
de l'Occident, celle que la tradition orientale plaçait en tête
de la ligue des Etats chrétiens, prête à se séparer de cette
ligue pour s'unir d'intérêt et d’action à la politique des sul-
tans.
Une telle proposition méritait bien qu’on lui fil accueil ;
mais la mort de l’agent français et la difficulté de mettre la
main sur un homme assez dévoué aux Turcs et en même lemps
assez habitué aux usages occidentaux, pour l’envoyer en
France traiter d'intérêts aussi délicats, ne permit pas à Soliman
d'envoyer une réponse. Peu après, l'insurrection d'une par-
tie de l'Asie mineure, lourna ses regards d'un autre côté
et le contraignit de faire face à des événements d'un'inté-
rêt plus direct et plus immédiat.
La captivité de François Ie se prolongeait sans que rien
laissât prévoir son terme. 11 devenait plus important que jamais
de connaître les intentions du Sultan. Daris ce but, on fit partir,
eu 152% , un nouveau chargé d'aflaires nommé Jean Frangi-
pani, hongrois d'origine, pour reprendre la mission dont
toute absence de nouvelles semblait dénoter un résullat né-
galif. Déjà François I" pensait à doter son pays de tout ce
qui pouvait faire progresser les sciences et les lettres. A la
suite de son ambassadeur , ou du moins sous sa protection, il
mil quatre savants, Gilles, antiquaire, Belon, bhotanisle ;
Cd
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 33
d'Arvieux et Duloir, chroniqueurs, chargés de rechercher avec
soin les antiquités, les produits et les usages des pays qu'ils
allaient parcourir. Ce ne fut qu'à la fin de l’année 1525 que
le personnel de l'ambassade arriva à Constantinople , où il fut
reçu avec tant de pompe et d’apparat, que le Baïle de Venise,
tout ému, s’empressa d'adresser à son gouvernement une note
où l'on voit percer les marques les plus évidentes d’une in-
quiète jalousie. C'est de ce moment que date l’usage, con
servé jusqu'à nos jours, du repas et de la pelisse donnés aux
ambassadeurs el à leur suite. Jusqu’alors ce n'avait été qu’une
amère humiliation à laquelle se soumettait le Baïle de la ré-
pubiique vénilienne. Lorsque ce personnage se présentait au
sérail, le drogmau allait dire au Sultan : « Un mécréant qui a
» faim demande à manger et à être vêtu. » Le Sultan répon-
« dail : Donnez-lui à manger, vêtissez-le, après quoi vous l’in-
» trodairez. » On couvrait alors le postulant de pelisses et on
lui offrait le café et la pipe. Soliman, obligé de conserver,
tot en la réprouvant, cette coutume dont l'abolition eut
froissé les préjugés de son peuple , sut, à force de générosité ,
la rendre flatteuse pour l’envoyé du roi de France, à tel point
que depuis lors les ambassadeurs chrétiens ont considéré cette
cérémonie comme un honneur rendu à leur dignité. Si au-
jourd’hui le représentant d'une cour avait à se plaindre de
quelque omission dans l’accomplissement de ce cérémonial ,
Dieu sait s'il n’en résulterait pas un casus bell.
L'intérêt politique qui s'attachait à la mission de Frangi-
pani, perdit de son importance par la mise en liberté du roi
au commencement de l'année 1526, et l'ambassadeur ,
appréciant le nouveau jour sous lequel se présentait la si-
tuation des affaires, se borna à demander une confirmation
des priviléges ou capilulalions accordés antérieurement en
Egypte par les Mameloucks , aux consuls et commerçants de
Marseille. Ces capilulations , qui n'étaient dans l'origine que
3
e-
34 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
des concessions accordées à de simples particuliers par le
Soudan d'Egypte, allaient revêlir un caractère plus grave et
plus solennel en devenant un pacte de souverain à souverain,
et se présentant comme une base immuable sur laquelle se
fondèrent, comme nous le verrons bientôt, des traités régu-
liers entre les deux puissances.
Un des résultats de cette mission fut le droit de protection,
octroyé à la couronne de France, sur les saints lieux et les
religieux gardiens, moyennant une redevance annuelle et à
perpétuité, de qualorze bourses ou sept mille piastres lur-
ques, que ceux-ci s'engagèrenl à payer en guise de tribut.
Le roi de France prit, à celle occasion, le titre de pro-
tecteur unique des catholiques en Orient, titre religieuse-
ment conservé depuis par ses successeurs. On connaît
une lettre de Soliman à son allié au sujet d’une église trans-
formée en mosquée, qu'il s'excuse de ne pouvoir rendre au
culte et qui lui fournit l'occasion de protester de son vif désir
de laisser implicitement eux chréliens, le droil de réparer
leurs édifices religieux.
Malgré la loyauté et l’excessive réserve qu'il n'avait ressé
de montrer dans tous les rapports avec le Divan, Frangipani
ne put échapper aux soupçons qu'inspira tout naturellement
sa nalionalilé en présence d'une guerre devenue imminente,
entre les Hongrois et les Ottomans. Il prit alors le parti de
rentrer en France.
Plusieurs années s'écoulèrent avant qu'il fût question
d'accrédiler un envoyé à Constantinople. C'est pendant cet
intervalle que l'ordre des Hospitaliers de St-Jean de Jérusa-
lem, errant depuis son départ de Rhodes, parvint à se re-
constituer une souverainelé. Le grand maître, Villiers de
l’Isle-Adam , loujours en quête d’une île où il pül se main-
tenir indépendant avec ses chevaliers, et désespérant de rien
obtenir du roi de France, que des liens d'honneur et d'intérêt
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 35
tout ensemble attachaient au Sullan, avait jeté les yeux sur
l'île de Malte appartenant à Charlcs-Quint. La demande qu’en
fit le souverain Pontife, qui s'étail chargé de la négociation,
ne pouvait souffrir de refus ; car, entre les mains des Hospita-
liers, Malle devenait, sans qu'il en coûtât rien au trésor im-
périal , une sentinelle avancée des puissances chrétiennes, au
devant des flottes ottomanes , el couvrail d’une vigilante et
valeureuse protection la Sicile, Naples et les côtes d'Italie,
contre les incursions des barbaresques devenues très-fréquentes
depuis le dernier siècle. N'était-ce point encore pour l'empe-
reur une occasion de se ménager des moyens d'action sur
l'Ordre, au détriment de l'influence française ? Ce motif était
le plus concluant, et le traité de Castel-Yranco lui donna
raison en aliénant les îles de Malle et de Gozzo au profit des
Chevaliers de St-Jean qui prirent alors le nom de Chevaliers
de Malte. Ainsi placé sous la dépendance espagnole, le conseil
de l'Ordre n'entretint plus avec la France que des relations
de pure courtoisie.
Malgré l'espèce de répugnance que François Ie", sous la
pression des préjugés de son lemps, pouvail avoir à procla-
mer ses relations avec les infidèles, ce prince ne se dissimu-—
‘Jait pas que la conservation de sa couronne lui en faisait une
loi, d'autant plus impérieuse, que le Sultan venait, par la
conquêle de ls Hongrie, de prouver à l'Europe combien son
amitié élait peu à dédaigner. Le moment était venu d’accré-
diter un nouveau ministre, et Antoine Rincon partit en 15392
avec le titre d'envoyé. Sa mission officielle élait de tout mettre
en œuvre pour arrêter le conquérant dans sa marche sur l’Al-
lemagne , et de s'intéresser aux affaires de la Palestine , en
verlu du protectorat reconnu de S. M. sur les chrétiens
d'Orient; mais ses instructions secrètes lui ordonnaient de né-
gocier une alliance entre la France et le Grand-Seigneur.
Rincon était un capilaine espagnol exilé de sa patrie et
30 LA DIPLOMATIE FRANCAISE EN ORIENT.
entré au service de France par la protection du maréchal de
Montmorency ; chargé de diverses missions délicates en Hon-
grie, il s’en était Liré avec une sagacilé et un dévodment qui
lui avaient valu la confiance de François 1°; malheureuse-
ment il fut longtemps à se familiariser avec notre langue, et
l'on peut, en quelque sorte, suivre ses progrès dans ses lettres
où il mêle assez plaisamment l'espagnol, l'italien, le latin el
le français, ce qui ne l'empêche pas de jouer, plus tard , un
grand rôle dans notre diplomatie.
L'envoyé passa par Venise et Raguse ; une maladie le re-
tint quelque temps à Zara, puis, après un court séjour à
Constantinople, il prit la route de Belgrade où Soliman avait
établi son quartier-général. C’est là que lui fut faite la splen-
dide réception dont les détails sont consignés dans un Mémoire
de Moustapha Djelalzad, secrétaire du Sultan. Son entrée
dans le camp eut lieu le 5 juillet 1539, après le coucher du
soleil, à la lueur de quatre cent mille torches que les soldats
turcs portaient à leurs lances, et au bruil d'une salve de
toute l'artillerie. Objet des prévenances les plus gracieuses,
Rincon fut admis à l'honneur de baiser la main du Sultan
et d'assister à un divan général ordonné en son honneur.
De els préliminaires ne pouvaient que présager le succès
des négocialions, cependant Soliman , lorsqu'il eut été
informé des motifs de la mission, resta inflexible dans sa
résolution de continuer sa marche en avant, Ce ne fut pas,
toutefois, sans prendre Dieu à témoin que son amitié pour
le roi de France l'eût déterminé à s'arrêter, s'il eût été
moins engagé dans son expédition, mais au point où il
en étail une cessalion des hostilités autoriserait à dire quil
reculait par crainte de Charles-Quint, et d’ailleurs, ajouta-t-il,
l'empereur en s'attaquant au pape se montrait plutôt le per-
sécuteur que l’ami des Chréliens, el ne méritait pas l'intérêt
que semblait lui porter le roi de France. Devant une réso-
LA DIPLONATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 37
lution aussi hautement exprimée toute insistance eùt été au
moins maladroite, et, dès le lendemain, Rincon jugeant le
moment inopportun pour négocier, prit son audience de
congé. On lui remil une lettre autographe dans laquelle
le Sultan traitait le roi de France de frère et de Padischa.
La maladie du capitaine Rincon qui s'était gravement ac-
crue par les fatigues de ce voyage le contraignit à prendre
du repos à Venise, malgré les dangers qui l’ÿ menaçaient.
Il parvint heureusement à dissimuler sa présence et à
se soustraire au mauvais parti que lui eussent réservé
les agents espagnols déçus dans leurs espérances au sujet
de Soliman. Ce séjour forcé à Venise ne resta pas sans
résullat. En homme habile, Rincon se créa des relations et des
intelligences telles qu’il lui fut possible de surveiller les intri-
gues de Charles-Quint près du Sénat. Sa rentrée à la Cour de
France n'eut lieu qu'en 1533 ; une faveur bien méritée l'y at-
lendait. En récompense de son dévoüment, François 1e’ lui fit
don de la seigneurie de Germoles et le nomma son conseiller et
chambellan. Peu après, ses services, son courage et sa haute
intelligence lui valurent une nouvelle mission en Italie.
Les commerçants de Marseille qui jouissaient déjà d'une
immense considération dans les états du Grand-Seigneur s’af-
franchirent vers cette époque de l'entremise des facteurs vé-
niliens et commencèrent à trafiquer directement avec les
pays du Levant. Grâce à la haute protection dont il était
l'objet, le négoce prit de l'importance. Nul comptoir perma-
nent, nul agent officiel n'existail encore dans ces escales où
l’on ne connaissail d'autres autorilés françaises que les
consuls ou représentants du commerce el les capitaines de
navires. Ce n’était que dans des cas fort rares qu'on avail
recours à l'envoyé de France lorsqu'il s'en lrouvait un, car
ainsi que nous l'avons vu jusqu'à présent, ces envoyés n'é-
laient que de passage, chargés d'une mission particulière après
33 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
l'accomplissement de laquelle ils s'empressaient de revenir.
De jour en jour le besoin se faisait sentir de meltre un terme
à celle situation devenue intolérable par la multiplicité des
affaires, et, à partir de l’onnte 153%, le roi décida qu'il en-
treliendrait un ambassadeur permanent auprès du Grand
Seigneur. .
Jean de la Forest, gentilhomme d'Auvergne, bailli de l'Or-
dre de Saint-Jean de Jérusalem est le premier que la cour
de France ait accrédité en celle qualité à Constantinople.
Formé de bonne heure à l'usage de la langue grecque par
le célèbre exilé Lascaris, promu depuis au cardinalat, il dut
à sa connaissance spéciale d’un idiôme, fort peu répandu
alors, l'honneur d'être appelé à un poste qui prenait une haute
importance por suile des guerres de Hongrie et d'Italie.
Häâtons-nous d'ajouter que sa qualité de chevalier de Saint -
Jear-de-Jérusalem présentait encore l'avantage de le faire
considérer jusqu'à un cerlain point comme un gage ou
plutôt une assurance de trève entre cet Ordre et Soliman,
sur l'esprit duquel une circonstance aussi extravagante devait
exercer une heureuse influence.
_ Tranquille à l'endroit de la paix avec les Turcs, François 1°"
s'élait plu à laisser le famenx Forban Haïr-Eddin (Barbe-
rousse I) se former à Alger et à Tunis un royaume destiné
à tenir Charles — Quint en échec. En reconnaissance des
procédés du roi dont il tenait à se ménager les bonnes
grâces pour l'avenir , Barberousse lui envoya, cctte même
année 153%, une ambassade accompagnée de nombreux
présents. Après avoir fait aux officiers musulmans une somp-
tueuse réception qui contrastait, il est vrai, avec les récri-
minations de quelques princes chréliens, François 1°", pro-
filant du départ de La Forest pour Constantinople, lui or-
donna de s'arrêter, chemin faisant, à Tunis pour complimenter
Barberousse, le remercier de ses présents et l'informer des
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 39
conventions intéressant le commerce passées entre le Sultan
et le roi de France, en lui proposant de s'y adjoindre. L'en-
voyé de France devait également l'encourager à faire la
course contre les bâtiments de Gènes, pendant l'expédition
que François projelait contre celte ville.
Cette première phase de la mission ne fat merquée par
aucun évènement important, et La Forest continua sa roule
pour la capitale de l’Empire ottoman. Ses instructions, con-
servées jusqu'à ce jour au ministère des affaires étrangères
avaient élé rédigées sur les données du chancelier Duprat et
sont un curieux document pour l'histoire du temps. En
voici la teneur :
« La Forest que le Roy envoye son ambassadeur devers
je Grant Seigneur , après le salut et recommandalion conve-
nable, luy presentera les lettres que le dit S' Roy luy escript,
portant créance qu'il exposera de ceste teneur.
« Premièrement, que ledit S' Roy envoye icelluy de La
Forest son ambassadeur devers icelluy Grant Seigneur pour
l'advertir que par luy ambassadeur du S' Haradin-Begii-
Baschia, il a reçeu d'icelluy G. S. pareilles lettres à celles
qu'il luy avoit auparavant el par une antre foys escriples,
plaines de si bon vouloir, estime, grant affeclion, humanité
et libéralité envers soy, le tout conforme et respondant à
ce qu'il luy avoit auparavant faict dire par le S' Rincon son
ambassadeur, qu’il luy en sçait le meilleur gré qu'il lui est
possible, el l'en remercie de tout son cueur, offrant de sa
part le semblable, et d'estre toujours son bon frère el amy
en toutes choses sans derroger à la foy chrestienne.
« Et d'autant que ledit G. S., par sesdites lettres, pryc
ledit S' Roy de luy donner ample et particullier advertisse-
ment de sa santé, prospérité et disposition de ses affaires, et
ce qu’il demanderoit de luy, icelluy de La Forest, après avoir
40 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
récité ce qui lui a esté commandé, et ce qu'il scait de la très
bonne santé et prospérité dudit S' Roy et de l’estai de ses
affaires, moyennant l'ordre qu’il y a donné et donne par tout
événement de paix ou de guerre; dire eadit G. S. que ce qui
semble pour le présent audit S' Roy le plus louable, néces-
saire et désirable audit G. S. pour cependant joyr en repos de
l'honneur et du fruict de ses grandes et mémorables victoires
et conquestes, aussi pour entretenir toute la chreslienté en
(tranquillité sans le susciter contre luy à la guerre, dont les
fortunes et hazards sont incertains, serait une paix, laquelle
le dit S' comme Roy très chrestlien el zélateur du bien publicq,
demandoit universelle. Et dès maintenant soy faisant fort de
nostre sainci père le Pape qui est à présent, pour l’amytié
et l'intelligence qu'il a avec luy ; du Roy d'Angleterre, son
perpétuel allyé et confédéré ; des Roys de Portugal et d’'Es-
cosse ; de la seigneurie de Venise et d'anciens autres princes
el polentais chrestiens, icelluy S' Roy a donné charge et
povoir exprès audit de La Forest son ambassadeur de requérir
très inslamment, traicter et accorder avec le dit G. S. icelle
paix, en laquelle sera laissé lieu au Roy des Espaignes pour
y estre comprins, moyennanl que pour extirper loules racines
d’inimiliés en l'avenir et pour l'établissement de ce bien de
paix, dans le temps à ce préfix, il se soict mis à raison et
effect envers le dit S' Roy qui s’ensuyl, à savoir, de luy res-
tituer l’estat el duché de Gennes, le ressort et souveraineté de
Flandres et d'Artoys et de laisser le Roy Jehan paisible pos-
sesseur du royaume de Hongrie, ce qui est à espérer que le
dit Roy des Espaignes ne reffusera, tant pour la raison qui le
veult ainsi que pour n'estre pas imputé contraire au repos
et bien publicq dont pour le littre qu’il prétend il doit estre
aucleur el prolecieur.
Touttesfoys, où l'on cognoistroit que le vouloir dudit Roy
des Espaignes serait aultre, ledict de La Forest ne laissera
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 41
pour ce de moyenner et conclurre la dicte paix entre les au-
tres princes el potentals susdicts, pour faire joindre le dict
Roy des Espaignes à raison de venir à la dite paix univer-
selle, et satisfaire aux demandes que dessus et aaltres plu-
sieurs grosses el justes querelles qu’on luy peult mettre en
avant, el, pour à ce parvenir, ne reslera que le moyen de la
guerre ; en quoy le dit S' Roy le peult plus aisément et
griefvement endommaiger et offendre qüe nul autre, tant à
cause que le royaulme de France abondant de bons combat-
ans à pied et à cheval, oppulant de vivres, garny d’artille-
rie, muni sur les frontières de grosses et fortes places et
villes est propice et commode pour assaillir et guerroyer le
royaume de Navarre, des Espaignes, Hénault, Flandres,
Arthoys, la comté de Bourgogne et autres pays que tient le
dict Roy des Espaignes, prochains et conligus au dit S' Roy:
que aussi au moyen des alliances, confédérations et intelli-
gences que le dit S' Roy a avec les Roys d'Angleterre, d'Es-
cosse, de Dannemarck, les Suisses, le duc de Gueldres, et
plasieurs princes d’Allemaigne ayans droits, ayants tous
particullière querelle au dict Roy des Espaignes, qu'ils join-
draient aisément avec celle généralle, soubz l'auctorité du
dit S' Roy, avec lequel davantaige et puys naguère par son
moyen et de ses deniers qu'il a déboursés jusques à troys
cens mil escus, a remis le duc de Virtemberg, son allié et
amy sur ladite duché que ledit Roy des Espaignes luy déte-
nait et dont le dit S' Roy levera des meilleurs gens de guerre
qui soient aux Allemaignes, comme se fera des Suisses ses
pensionnaires et de la duché de Gueldres, appartenant par de
raison au dit S' Roy, où il a envoyé cent mil escus et y
souldoye gens de guerre. Et par là pourra aussi grandement
travailler ledit Roy des Espaignes, de sorte que pour vifve-
ment conduire et exécuter une bonne et grosse entreprinse
contre le dit Roy des Espaignes, ne serait besoing que donner
42 : LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
secours d’argent audit S' Roy qu'il conviendra employer
pour cesle guerre, en si grosse somme que chacun entend
assez, en manière que ledit S' Roy seul ne pourroit bonnement
porter si gros faiz à l’occasion des grosses et continuelles armées
qu'il luy a esté nécessaire longuement entretenir, et par mer
et par terre, pour résister à ses ennemys, de l'excessive ran-
çon qu'on a de luy extorquée pour la délivrance de ses en-
fans, des fortifications el réparations qu'il fait chacun jour à
ses places et villes, de la construction el équippage de galè-
res el autres navires, de l'ordre et payement des gens de pied
el de gens qu'il lient en son royaume ordinairement jusques
eu nombre de deux mil hommes d'armes et cinquante mil
hommes de pied, la quantité d’artillerye nouvellement faicte
et autres infinies despenses, oultre l'ordinaire entretenement
de son estat. À cesle cause, priera et persuadera icelluy de
La Foret le G. S. de subvenir au dit S' Roy, pour convertir
à l’effect que dessus, d’ung million d’or, qui ne sera mal aisé
audict G. S. pour estre ses affaires constituez en toute féli-
cité et ne lui debvra estre grief ; considérant de quelle impor-
tance peult estre d'affovblir et rabaisser le couraige et des-
saing du dit Roy des Espaignes, qui n'aspire et ne tend,
comme l’on voit, sinon à la monarchie du monde; en sorte
que pour à mesme temps et de tous caustez poursuivre telle-
ment ceste poincle, que l'honneur, proufict el victoire en
demeure aux dils G. S. et Roy, sera très expédient, que le dit
G. S., oultre le secours d'argent ci-devant mentionné et peu-
dent que le dit S' Roy par terre exploiclera de son causté ses
forces, envoye son armée de mer en faisanl mesme comman-
dement au S' Haradin pour courir sus el entrer première-
ment en la Sicille et Sardaigne, et y establir pour Roy el
Seigneur le personnage que le dit de La Forest a charge de
nommer, lequel a credit et intelligences es dites Îles, qu'il
pourra lenir et garder à la devotion, et soubz l'ombre el
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 43
appuy da dit S' Roy. Et davantaige recognaistra ce bienfait
el païera par chacun un convenable tribut et pension au dit
G. S. pour le récompenser du secours pécuniaire qu'il aura
donné au dit S Roy et de partie de son armée de mer , à
laquelle aussi fera lors tout secours, support et faveur, celle
du dit Sr Roy. |
« Et ou le dit de La Forest ne poarroiït indnire le Grand
Seigneur à fournir argent au dit S' Roy, à tont le moins le
persuadera d'entamer la guerre au temps qu'il luy a esté
commandé par mer el par terre au Ray des Espaignes pour
le faire condescendre à ce que dessus.
« El en tant que le dit G. S. seroit en délibération de
plus tost faire la guerre au dit Roy des Espaignes par la
Hongrye que par aultre endroict, iceluy de La Forest lui re-
monsirera la puissance des Allemaignes où de présent ledit
roy des Espaignes a bien peu d’obéissance, lesquelles toute-
foys lors infailliblement se joindroient à luy et contribueroient
pour la deffense de leur pays, en façon que cuydant endom-
maiger icelluy Roy des Espaignes on le pourrait faire grant
et accroilre son couraige, mais en l’assaillant par le royaume
de Naples, par la Sicille, Sardaigne, ou par les Espaignes, ce
sera le toucher au vif et entreprinse aysée à mestre à chef,
actendu mesmement que les Allemans ne se mouveront pour
le péril de l'Italie comme l’on scait et veoit par expérience.
Et quand le dit Roy des Espaignes vouldroit secourir les
royaumes de Naples et aulires pays dessus dits, comme il fait
courir bruyt et de y vouloir passer, les armées de mer des
‘susdits G%. S. et Roy mises au devant, seront si puissantes
qu'il n’oseroit entreprendre le passaige, mesme que le dict
S" Roy par autre endroict de terre, la travaillera et mestra
en telle desplace qu’il est plus que vraysemblable que ne
povant à tout résister, il se rangera à la dite paix univer-
selle, en satisfaisant à ce que dessus.
44 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
« Sur les choses dessus dictes, fera icelluy La Forest toutes
autres remonlrances necessaires, advisera, traislera et accor-
dera ce qu'il pourra lirer le plus à propos pour le service du
G. S. et du tout s’adressera en premier lieu au S' Abrahim-
Baschia, lui présentant les lettres de créance et declairant
l’amour et confiance dudit Seigneur envers luy, suyvant la
demonstration qu'il en a faite de son causté.
« Fait à Paris, le onzeyesme jour de février, l'an mil cinq
cens trente et quatre; ainsi signé FRANÇOIS.—Breton. »
E. p’ESCHAVANNES.
{La suite au prochain numéro ).
Et À 0 tt + nr
IMPROVISATION DE M. PAUL SAUZET
A LA
SÉANCF PUBLIQUE DE L'ACADÉMIE IMPERIALE DE LYON
(11 juillet 1854).
L'Académie de Lyon a tenu une séance publique le 11 juillet
4854. M. le docteur Rougier y a prononcé l’éloge du docteur
Pravaz et M. Hénon un rapport sur le concours de M. Matthieu
Bonafous. M. Martin-Daussigny, nouvellement admis dans le
sein de la docte compagnie, a prononcé son discours de réception.
Mais le fait important, le fait qui domine tout dans cette
séance, c’est l'improvisation brillante de M. Paul Sauzet , c’est
le charme sous lequel celte parole harmonieuse a tenu tout l’au-
ditoire pendant plus d’une heure.
Nous devons à l’obligeante amitié de notre collaborateur M. le
docteur Fraisse, secrétaire-général de la classe des lettres, com-
munication des fragments suivants extraits de cette remarquable
allocution.
Après avoir remercié l'Académie qui l’a appelé au fauteuil de
la présidence littéraire, et payé un légitime hommage aux ora-
teurs inscrits , M. Sauzet esquisse en ces quelques traits l’hono-
rable carrière de Mathieu Bonafous qui fut son ami :
Matthicu Bonafous est ne à Lyon, d’une famille considérable qui consa-
cra les ressources d’un commerce presque séculaire à étendre les relations
de la France et de l'Italie, et qui est restée honoréce de toutes deux.
Sa destinée ressembla à celle de sa famille, et il devint à la fois
citoyen de Lyon et de Turin. Lyon avait vu les premiers succès de ses tra-
vaux et de ses écrits. Turin le désigna bientôt pour diriger son jardin ex-
périmental d'agricullure pratique. Mais , en se dévouant à la terre hospila-
lière avec tout le zèle de lu reconnaissance , Bonafous ne se sépara jamais
de son pays natal. Son cœur était assez vaste pour aimer ses deux patries ,
40 IMPROVISATION
son esprit assez élevé pour les honorer toutes deux , assez pénétrant pour
savoir les servir l'une par l'autre.
En effet, tout les rend solidaires ; la nature les a faites voisines , la poli-
tique doit les allier. Le commercec est appelé à grandir et à féconder leurs
mutuelles richesses ; le Piémont unit bien plus qu'il ne sépare la France
de l'Italie , il sera toujours le producteur ct en quelque sorte l'associé de
notre opulente cité.
Nœuds précieux que Matthieu Bonafous s'appliqua sans cesse à resserrer:
il y travailla par ses lumières comme par ses vertus.
Il était modeste et bienfaisant ; la modestie qui sied toujours au mérite .
le faisait accueillir et rechercher dans un pays nouveau; la bienfaisance
le rendait toujours présent à Lyon, quoiqu'il en ait vécu éloigné pendant
trente ans.
La bienfaisance et la science sont sœurs ; car la science noblement pra-
tiquée est déjà presque une vertu, et la bienfaisance judicieusement exer-
cce est la première de toutes les sciences.
Cette double et précicuse influence a sans cesse animé sa vic et dirigé
ses travaux. C’est ainsi que son habile expérience développait en Piémont
la riche culture du mürier, ct assurait ainsi à sa ville natale lc pain de son
industrie et le levier de sa puissance.
En méme temps , sa munificence éclairée ouvrait sous vos auspices plu-
sieurs de ces concours qui stimulent les esprits par l'attrait de l'émulation,
et font quelquefois avancer la science par le prestige des découvertes.
Tantôt c'était un prix offert à la meilleure théorie des assolements de
nos contrées , tantôt c'etait une prime proposée à la meilleure histoire de
l'industrie de la soie , la vice ct la splendeur de notre cité.
Mais son cœur aussi généreux que son esprit était large , aimait surtout
à payer les grandes dettes de la reconnaissance nationale, et il sc trouvait
doublement heureux quand il pouvait en même temps mettre en lumière
quelque nouveau fleuron de la couronne lyonnaise.
Le patriarche de la bienfaisance publique , le trésorier du pauvre, celui
qui remplaça la loterie par l’épargne , et les fiévreux entrainements du jeu
par les espérances lcgitimes du travail, Benjamin Delesscrt était né dans
nos murs. Malthieu Bonafous voulut que sa mémoire füt louée dans lu
ville méme où il avait vu le jour. De tels tributs sont peut-être la piété la
plus délicate envers ceux qui ne sont plus. Les regrets de la famille et de
l'amitié jettent souvent des fleurs sur des tombes vulgaires aux lieux mêmes
où elles se sont ouvertes , mais ce n'est que pour les hommes d'élite que
la reconnaissance publique fait remonter ses remerciments jusqu'à leur pre-
miére patrie et ses hommages jusqu'à leur berceau.
DE M. PAUL SAUZET. Ù 47
Ainsi Lyon et l’Académie dürent à Matthieu Bonafous le concours pour
l'éloge de Benjamin Delessert. L'honorable famille de ce dernier ressentit
profondément un tel hommage, ct quand plus tard la mort nous enlcva Bo-
nafous, elle voulut associer ses regrets à ceux de l’Académie et joindre son
offrande à la nôtre pour faire louer dignement celui qui avait honoré son
illustre chef. Noble et touchant échange d’estime, de procédés et de respect,
qui profite également à la vertu ct au savoir !
Ce fut aussi une haute pensée qui inspira à Matthieu Bonafous l'ouverture
du concours pour l'éloge de Jacquard. Son esprit vraiment littéraire de-
manda un éloge en vers. En le plaçant sous vos auspices, il vous écrivait
que la poésie élève des monuments plus durables que l'airain et le bronze,
et il voulut qu'elle immortalisaät le père de notre grande industrie.
La tâche semblait difficile. Quelles mains, sans briser ses cordes harmo-
nieuscs, pourraient toucher la lyre de Pindare, avec le compas d'Euclyde ?
Comment les arides nomenclatures de la science ne glaceraient-elles pas les
généreux élans de l'enthousiasme inspirateur ?
De telles craintes n’arrétèrent pas un instant ce ferme et judicieux
esprit.
Il avait compris que le beau et le bon sont inséparables , que le génie
appelle le génie, et que la langue des dieux ne saurait faillir aux bienfaiteurs
de l'humanité.
Il savait surtout que notre belle languc, si rebelle aux impuissantes vio-
lences de ses adorateurs subalternes, sait assouplir toutes ses asperités
quand elle rencontre un Protée digne d'elle. C’est alors que du sein des
plus rudes obstacles elle fait jaillir une source inattendue de triomphes ;
c'est alors surtout qu'elle déploie ce charme divin qui fait le secret de sn
gloire et la garantie de sa prépondérance dans le monde.
Cet espoir ne fut pas déçu , le transformateur fut trouvé ; sous sa main.
le cuivre devint or, et nous avons vu éclorce l'un des plus frais , des plus
nobles et des plus gracicux poèmes qui aient depuis long-temps retenti
dans cette brillante euccinte. Vous lui donnâtes la eouronne, et l'enthou-
siasme public en fit une palme triomphale.
Ce fut un jour de gloire pour la cité, car le lauréat était aussi un de ses
enfants, et c'était dans ses murs que l'art de bien faire avait inspire l'art
de bien dire.
Ce fut aussi un jour de joie pour l'Académie, car elle avait honoré an |
grand citoyen et révélait un poëte.
Une grande part de cette journée revenait au savant généreux dont l'ini-
liative avait pressenti ct préparé le chef-d'œuvre et le triomphe. |
Et, pourtant, Ronafous ne jouit pas d'un tel spectacle. La mort le sépara de
48 . IMPROVISATION
nous avant que son œuvre füt accomplie; mais son œuvre lui survivra, el
il en scra de son souvenir comme de son œuvre. Vous ne l'oublierez pas ,
car il n'oublia jamais ni vous ni son pays, et cette lidélité patriotique s'est
transmise à des héritiers dignes de perpétuer et de féconder sa pensée.
Après avoir fait remarquer le culte des Lyonnais pour la terre
de leur berceau , pour ce pays de la charité, non moins remar-
quable par les prodiges de son commerce que comme foyer des
sciences, des lettres et des arts, l'orateur poursuit en ces termes :
Que dire de notre écolc des Beaux-Arts, où tant de professeurs sont restés
des exemples, où tant d'élèves sont devenus de grands maitres ! Quelle
variété de succès, depuis les charmants tableaux d’intéricur qui signalèrent
son premicr caractère , jusqu'aux plus sévères conceptions de l’histoire qui
ont fait l'honneur des expositions nationales ; depuis la gracicuse couronne
de fleurs élevée à la Hollande, jusqu'aux fresques monumentales , dont le
pinceau de nos compatriotes a décoré les plus riches églises de la capitale !
Quelle part dans le mouvement imprime aux arts par le siècle ct le pays,
au moment où la France peut être appelée à saisir le sceptre qu'elle par-
tage aujourd'hui avec les derniers maitres de l'Italie !
Les lettres ct les sciences n'ont-elles pas marché parmi vous du mème
pas que les arts ? Combien n’aurais-pas à signaler de progrès dans les unes,
de découvertes dans les autres ?
Combien j'aimerais à vous retracer tant de mérites si égaux par la science
et l'éclat, si divers par le genre ct l'origine ; tant de talents dont les uns
u'eurent pas d'enfance, et les autres ne connaissent pas de déclin! Mais ce
fauteuil m'avertit de m'arréter. L'honneur de vous présider ne me permet
pas de parler de vous. Je semblerais payer ma dette en acquittant celle de
la vérité, et votre bienveillance unanime m'intcrdit de vous louer.
Toutefois, notre piété peut librement honorer des mémoires contempo-
raines déjà consacrées par le sceau de l’immortalité.
Sans remonter au-delà du siècle, que de noms illustres légués par la cité
à la gloire nationale :
Rappelons, sans prétendre les citer tous, Ballanche, le savant et modeste
Ballanche , resté comme Mme Récamier fidèle au culte de Châteaubriand.
comme si ces deux touchantes figures lyonnaises avaient voulu, par le cou-
traste de leur douce sérénité, apaiser cet ardent génie qui passa sa vie dans
les orages et plaça sa tombe au milieu des tempêtes ; Dugas-Montbel, l’élé-
gant traducteur d'Homère , qui representa dignement la cité à l'Iustitut
comme au Parlement ; Boissicu, Revoil, Richard, Orcel , fondateurs suc-
cessifs de notre Ecole de peinture, continuéc avec tant d'éclat par les mai-
DE M. PAUL SAUZET. 49
tres contemporains ; Jussieu , qui popularisa les sciences naturelles et laissa
une renommée européenne ; .
Ampèrc , qui popularisa aussi les mathématiques en les élevant et fonda
dans les sciences un nom que son fils a su rendre cher à l'Académie fran-
caise. Rare et touchant exemple d'une dynastie intellectuelle , dont les ti-
tres varient et dont l'éclat reste toujours !
Ozanam , qui enscigna le Dante en Italie, et les origines germaines à
l'Allemagne ; jeune et brillant flambeau consumeé avant le temps par l'étude
et la charité ; noble et chère cspérance d'avenir que la religion et la science
pleureront lontemps et dont la patrie s'honorera toujours;
Degeérando, philosophe chrétien, si recommandable par la science de
ses travaux, si vénérable par sa philanthropie éclairée de sa vie et de ses
écrits , l’un des fondateurs du droit administratif de la France, l'une des
lumières du Conseil d'Etat, au temps de sa plus grande renommé;
Camille Jordan, si pur entre les plus purs, dont la parole fut une ma-
gistrature et la vie un sacerdocc politique ; Camille Jordan , qui eut le glo-
nieux courage de dire la vérité à ses ennemis, lc courage plus rare de la
faire entendre à ses amis, et qui a laisé un nom si venéré partout et si
dignement porté au milieu de nous ;
Suchet, dont la jeunesse fut mêlée à nos orages, et dont la glorieuse car-
rière jeta tant d'éclat sur sa ville natale ; Suchet, dont la bravoure ct l’ha:
bileté égalérent les plus braves et les plus habiles, mais qui les surpassa
tous en faisant luire un éclair de générosité française et de magnanimité an-
tique au milieu des sanglantes calamités de nos fatales guerres d'Espagne ;
Suchet , dont les villes conquises bénirent la généreuse sagesse , et voulu-
rent, quinze ans plus tard , honorer les obsèques par des députations so-
lennelles, comme la famille de Darius voulut suivre autrefois les funcrailles
d'Alexandre ;
Enfin, Ravez , qui, au temps de nos gloires parlementaires, présida
huit ans lés grandes Assemblées de la France , avec celle science pleine,
lucide, saisissante , qui éclaire sans pédantisme et dirige sans contrainte.
Les amis du gouvernement représentatif n'oublieront jamais ce mélange
heureux de fermeté, de modération, de bienveillance, véritable symbole de
l'autorité que l'élection donne et qui s'exerce sur des égaux. Ce nom de
Ravez me rappelle quelques-unes des premières jouissances de ma jeunesse,
alors que je m'échappais quelquefois des bancs de l'école pour aller con-
templer Ravez sur ce trône parlementaire qui semblait fait exprès pour lui.
J'admirais la majesté de sa personne , l'imposante gravité de sa voix, le
sang-froid de son attitude , la rapidité de son coup d’æil, l’autorité de ses
4
50 IMPROVISATION
paroles , et surtout cet art merveilleux de faire accepter ses lumières sans
imposer ses volontés. Qui eût prédit alors au modeste étudiant de la tri-
bune publique, que l'avenir lui réservait à son tour un'si long exercice
de ce redoutable honneur! Je n’en ai connu que le poids. Je ne pouvais
prétendre à la gloire de mon illustre devancier. Il est des hommes auxquels
on succède ct qu'on ne remplace pas. Toutefois la Providence, toujours
peternelle, ne m'a pas refusé les compensations ; elle a daigné me dédom-
mager per une faveur qui ne lui fut pas donnée.
Ravez sc vit forcé par la tourmente révolutionnaire de quitter sa terre
natale. Un autre barreau l’accueillit, et il se fit bientôt un nom dans la
métropole de cette célèbre Gironde , à laquelle les passions contemperaines
ont jeté tour à tour l’anathème et l’apothéose , et que l'impartiale histoire
jugera peut-être digne de tous deux. La postérité admirera son génie, mau-
dira ses égarements , plaindra sa destinée si cruellement tranchée au mo-
ment où sa main, hélas ! impuissante, s’cfforcait de réconcilier la révolution
et l'humanité, d'arracher la France aux hécatombes de la Terreur, et d'ar-
rêter enfin ce débordement sanguinaire qu'elle avait naguère elle-même té-
mérairement déchainé.
Ravez devait un jour prendre son rang dans une autre pléiade brillente
qui sut après plus de vingt années réveiller pour une autre cause , les fou-
dres eteints de l'éloquence girondine , associer avec tant d’éclat les gran-
deurs monarchiques de la vieille France et les fécondes libertés de la
France nouvelle, et porter si haut la renommée de notre tribune ressuscitée
dans l’admiration du monde.
Ravez se fit un immortel nom dans cette célèbre phalange , à côté des
Lainé, des Martignac et de tant d’autres maitres de la parole. Mais il passa sa
vie loin de sa terre natale ; il dut sa gloire à une patrie d'adoption, ot il ne
lui a pas été donné de reposer près de la cendre de ses pères.
Ft moi, Messieurs, loin de toutes ces grandeurs , je me suis vu plus heu-
reux. Je n'ai pas quitté le sol de mon berceau, ma vie s'est écoulée tout
entière au milieu de vous. Ce sont des mains lyonnaises qui m'ont ouvert
la barre. Ce sont des voix lyonnaises qui m'ont porté cinq fois à la Chambre
élective. Le barreau, la tribune, \e fauteuil : après Dieu, je dus tout à mes
concitoyens. Le peu que je vaux est leur œuvre. Je ne suis qu'un enfant dé-
voué de ma ville ; ma ville a fait ma carrière, et ma carrière lui appartient.
Heureux s'il m'est permis désormais de lui consacrer ce qui en reste. Et voilà
que déjà son infatigable bienveillance semble m'en donner le signal. Quand
les jours de la politique ont été finis , elle « voulu couronner ma retraite
par les honneurs de ce fauteuil littéraire , ct pour me les conférer vous avez
choisi Je temps même de mon absenec , avec cette gracieusce délicatesse qui
DE M. PAUL SAUZET. "51
sait doubler la valeur de ce qu’elle donne. Croyez, Messieurs, que j'en sens
tout le prix. Le culte des lettres m'est aujourd'hui plus cher que jamais.
Les lettres semblent destinées à grandir encore dans notre temps. Elles
survivent à toutes les vicissitudes qui se succèdent de nos jours avec une
si prestigieuse rapidité ; elles aident la civilisation quand elle monte, et la
relèvent quand elle descend.
Elles s'accommodent à toutes nos transformations gouvernementales et
restent debout, dans le naufrage des constitutions et des trônes. C'est
qu’elles se tiennest également éloignées de la licence et de l'arbitraire, car
elles vivent par l'inspiration comme par le goût. Or, le goût c'est l’ordre,
et l'inspiration c'est la liberté. | :
Elles n'effarouchent personne, parce quelles respectent l'autorité de tous,
et maintiennent la dignité de chacus. La république des lettres sait trou-
ver grâce devant les plus énergiques pouvoirs , et la plus ombrageuse répu-
blique ne craint pas d'abaisser ses faisceaux devant la royauté de l’intelli-
gencc et du génic: ce sceptre s’étend partout et toujours.
Les lettres adoucissent la guerre et vivifient la paix ; elles honorent les
grandeurs et relèvent la retraite. Elles délassent du travail dans les jours
d'activité de la vie, et en tiennent lieu quand les jours du repos sont venus.
Surtout après les tempêtes politiques, elles offrent un abri tutélaire et un
terrain neutre, gù toutes les dignités se rencontrent sans amertume
comme sens faiblesse, où les mains se serrent sans que les fronts se cour-
bent jemais. C’est là que les rivaux deviennent des émules et les adver-
saires des amis, ne luttant plus que pour les progrès indissolublement
liés de la religion, des lumières et de la prospérité publique. Rien, Mes-
sieurs, ne réchauffe l'intelligence et nc rafraichit le cœur, comme ces
épenchements réciproques où chacun prodigue tout ce qu'il a, sans
compter, et s'enrichit également de ce qu'il donne et de ce qu'il reçoit.
Nobles effusions , filles de la confiance et de l'étude , qui offrent tout l'at-
trait d'un sentiment, toute la douce gravité d’une vertu. J'en ai goùté le,
charme toutes les fois que je me suis trouvé parmi vous, et j’aspire à en
jouir désormais de plus en plus ; heureux si mon esprit , partagé entre les
souvenirs d'un passé plein de leçons et les méditations de l'éternel avenir,
peut concourir avee vous à l’ascendant chaque jour croissant de notre belle
cité et à la gloire immortelle de la grande patrie.
Ainsi, puissions-nous travailler tous ensemble à honorcr les tombeaux
de nos ancêtres et à préparer la grandeur de nos neveux !
Lee TT, Sr
ur
SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX.
Séance publique du 14 juin 1854.
PRÉSIDENCE DE M. LE DOCTEUR LORTET.
Le mercredi 14 juin 1854, à six heures du soir, dans le
grand amphithéatre du Palais-des-Arts, en présence d’un nom-
breux auditoire, dont plusieurs dames faisaient partie, la Société
protectrice des Animaux , récemment fondée à Lyon, a tenu sa
première séance publique.
Au bureau sont: MM. LORTET, président; de POLINIÈRE et
BOUCHARD-JAMBON, vice-présidents : CHABRIÈRES, DARESTE de ’
LA CHAVANNE, secrétaires; GRAND, archiviste trésorier, et plu-
sieurs membres de la Commission administrative.
M. le Président ouvre la séance par la lecture de la corres-
pondance, dont voici les deux pièces les plus importantes :
1° Une lettre du Ministre de l'Intérieur adressée à M. le pré-
fet, en date du 9 mai 1854 :
« M. le Conseiller d'Etat, il résulte de la lettre que vous m'avez
fait l'honneur de m'adresser le 29 avril dernier, que vous avez
autorisé une société qui vient de se former à Lyon, sous le titre
de Société protectrice des animaux. »
« « D'après ses statuts, cette Société se propose le but utile et
moral d'améliorer, par tous les moyens en son pouvoir, le sort
des animaux, dans une pensée de justice, d'économie bien en-
tendue et d'hygiène publique. Vous constatez, d’ailleurs, qu'elle
est dirigée par des hommes des plus recommandables et jouis-
sant, à juste titre, de la plus grande considération. Je ne puis
dès lors qu’approuver la décision par laquelle vous avez autorisé
la constitution régulière de cette Société. »
Le Ministre de l’intérieur, DE PERSIGNY.
SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX. 53
20 Une lettre accompagnant des médailles adressées, par
S. A. R. le prince Adalbert de Bavière, aux membres du bureau
de la Société lyonnaise. En voici la traduction :
« Monsieur, d’après les renseignements que m'a fournis M. le
conseiller aulique Perner, vous avez fait preuve de zèle pour
l'œuvre de La Société protectrice des animaux. Vous avez con-
couru ainsi à l’adoucissement des mœurs populaires, au déve-
loppement des éléments de notre bonheur. Telle est notre na-
ture, tels sont les enseignements de l’histoire et de l’expérience,
la cruauté envers les animaux endurcit aussi le cœur à l'égard
des hommes.
« Je me fais donc un vrai plaisir de vous adresser la médaille
de l’association en vous priant de continuer, malgré les difMficul-
tés et les obstacles, votre coopération à nos efforts; votre plus
belle récompense est, du reste, dans le sentiment du bien que
vous faites. »
Les médailles portent des inscriptions en langue allemande.
D'un côté : en récompense de preuves d'humanité, de la part de
la Société de Munich pour la protection des animaux. De l'autre :
la cruauté envers les animaux endurcit aussi le cœur à l'égard
des hommes. |
Après avoir remis aux membres du bureau les médailles que
S. À. R. le prince Adalbert a daigné leur conférer , M. le Prési-
dent expose les principes, le but et les moyens d'action de la
Société, en prononçant le discours suivant :
Messieurs,
« Si le scapel à la main nous comparons l’homme à certaines
classes d'animaux vertébrés, nous ne remarquons pas de diffé-
rences anatomiques qui puissent nous expliquer les différences
intellectuelles. Tous sont doués des mêmes organes pour ac-.
complir des fonctions identiques. Tous ressentent le plaisir et
la douleur. Dans chaque espèce, les organes essentiels à sa
manière de vivre sont les plus développés ; les facultés cssen-
tielles à la conservation de son être sont les plus énergiques.
Sous plus d’un rapport, l’homme parait moins bien partagé
que l'animal, dont tous les actes sont déterminés par le besoin,
54 SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX.
dirigés par un instinct impérieux, par un instinct d'où dépend
la conservation de son individu et de son espèce. Un animal est
plus fort que l'homme, un autre est plus agile, un autre est plus
rusé, plus habile à saisir sa proie. Mais l’homme connaît, étu-
die ce qui l'entoure, acquiert une notion claire des objets, eb-
serve la succession des événements, en tire des conséquences et
agit avec une entière liberté.
Le singe lui-même, si rapproché de l'homme, n’a pas, il est
vrai, d’instinct déterminé. Au premier abord on le croirait doué
du libre arbitre. Sa pensée arrive en apparence à la porte de la
raison, mais cette porte est fermée pour lui. Il ne peut, à ses
idées propres, associer des idées étrangères. 11 ne peut s'appro-
prier ce qu’il a imité. Comme le dit Herder : « il voudrait se
perfectionner, mais il ne le peut pas. »
Dans l’espèce humaine, grâce à la faculté du langage parlé et
écrit, des individus doués de plus de connaissances et de plus
de perfections, se succèdent de siècle en siècle. Les pensées hu-
maines traversent ainsi les âges, et. par des communications
réciproques, aujourd’hui aussi rapides que l'éclair, se répandent
sur toute la terre.
- Si, d’un côté, dans cette famille humaïne, nous observons le
Saab, dit communément Bosjemann, begayant à peine quelques
sons articulés, le Caraïbe féroce et altéré de sang ; d’un autre
côté, nous voyons le législateur qui améliore la position de mil-
lions d'hommes, le penseur qui s'élève aux spéculations les plus
sublimes , le philanthrope qui consacre toute son existence au
bien-être de ses semblables. |
Si aujourd’hui nous songeons à améliorer le sort des animaux
que notre puissance a soumis à notre volonté, n'est-ce pas en-
core parce que nous leur sommes supérieurs ?
Si l'animal a une âme, l’homme a de plus un esprit. L'animal
n'a que des sensations et des instincts. L'homme aussi en est
pourvu ; dans le danger, lorsqu'il n’a pas le temps de réfléchir,
il agit instinctivement. Mais de plus il à la raison. Dans toutes
les autres circonstances, si l’on veut attribuer un instinct à
l'homme, la raison chez lui fait de cet instinct un art.
SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX. 55
Chaque animal, daus les classes supérieures, est doué d’un
organe semblable destiné à l'émission de la voix, et chaque es-
pèce est douée d’une voix caractéristique. Ici, comme dans tou-
tes les autres parties de la création, nous pouvons admirer une
variété infinie dans l’unité. Cette voix, si variée chez les animaux
des différentes espèces, ne sert qu'à exprimer des sensations.
L'homme exprime aussi des sensations ; mais seul il peut modi-
fier sa voix pour exprimer des mots d’une variété infinie : au
moyen de sa voix l’homme seul peut exprimer des idées. Dans
cette voix articulée que nous adressons aux bêtes, comme si
celles-ci étaient aptes à percevoir des idées, elles y comprennent
seulement l'intonation et l’expression de nos sensations. Cette
faculté d'exprimer des idées, de les transmettre d'individu à
individu, de les conserver de génération en génération, est le
symbole matériel de la distance qui sépare l’animal de l’homme.
Elle est la barrière infranchissable qui ne permet pas à la bète de
s’immiscer à la sainte mission de l'humanité (1).
De tous les êtres de la nature, les animaux sont les plus voi-
sins de l’homme et tous reconnaissent sa supériorité. Son regar.
sa voix, sa parole effrayent même les plus féroces, à moins qu'ils
ne soient excités par la faim ou par la nécessité de se défendre.
Mais parce que nous sommes des êtres supérieurs, parce que
les animaux sont au-dessous de nous, avons-nous le droit d’en
abuser ? devons-nous oublier qu'ils sont comme nous l’œuvre
du Créateur. Quoique nous ne l’apercevions pas toujours, ne
devons-nous pas respecter le but dans lequel ils ont été associés
à l’homme sur la terre? Dieu nous a fait présent de tous ces
animaux ; détériorer, détruire ce présent sans nécessité, le me-
priser, n'est-ce pas outrager celui qui nous en a gratifié ?
« Les animaux utiles sont presque partout ; leur nature les
rend propres à vivre dans tous les climats à l'aide de l’homme.
On ne peut réussir à faire vivre partout les autres animaux et
surtout les hôtes féroces. La patrie des premiers coïncide avec la
(1) Cette vérité est vulgaire. Un paysan qui fait l'éloge d’un animal in-
telligent, dit : cette pauvre bête comprend tout ; il ne lui manque que lu
parole. |
26 SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX.
patrie de l'homme; le chien, le bœuf, l’âne, le cheval, le mouton,
la chèvre, le cochon, le chat, sont à l’état sauvage dans cette
partie de l'Asie regardée comme la patrie première de l'homme ;
même le chameau et le renne. Ils sont ici et non ailleurs les
compatriotes de l'homme. Les changements qui se remarquent
chez l’homme dans les différents climats, se remarquent aussi
chez les animaux 1). »
Cette vérité n'avait pas échappé au graud Buffon. Si, d'ua côté,
‘ l'homme, par sa puissance, par son intelligence, modifie le corps
et l'instinct des animaux; de l’autre, le règne animal exerce aussi
une grande influence sur l’espèce humaine. Non seulement il
lui fournit des aliments qui modifient le physique et peut-être
le moral de l’homme, mais aussi une foule d'objets dont l’homme
fait usage. Les animaux domestiques, surtout, exercent une.
grande influence par leur force musculaire, par leur nombre,
par leurs rapports continuels avec l’homme. Après avoir com-
posé sa nourriture de fruits, d'insectes et de coquillages,
l’homme devient pêcheur et chasseur sans chiens. Plus tard il
est chasseur ct berger à l’aide d'animaux apprivoisés. Quand il
devient agriculteur et ensuite industriel, c’est encore avec l’aide
de ces mèmes animaux. Sans leur secours, il ne passerait pas
aussi facilement par ces différents degrés de civilisation. Aussi
haut que l’histoire peut remonter, nous trouvons l’homme mai-
trisant déjà l'éléphant, le bœuf, le cheval, le mouton, la chèvre,
le chien, etc. En Amérique, les aborigènes étaient dépourvus de
tous ces grands animaux susceptibles de s’associer à l’homme ;
ils n'avaient que le lama, animal d’un bien faible secours. Ces
hommes devaient donc avec le seul travail de leurs bras, passer
d'un seul bond de l’état de peuple chasseur, à celui de peuple
agriculteur et industriel. Une transition aussi brusque était diMi-
cile; était-elle même possible ? On peut présumer que, lors de
ka découverte du Nouveau-Monde, les Américains eussent été
plus avancés en civilisation, s’ils avaient eu des animaux domes-
tiques. Le cheval les aurait peut-être mis à même de résister à
l'envahissement .des Espagnols. ,
(1) Buffon, Histoire générale de la nature, 3* partic.
SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX. 7
ll est bien remarquable que les animaux dangereux pour
l’homme soient moins nombreux que ceux qui lui sont utiles ou
agréables. Ces derniers le soulagent dans ses travaux et sont
quelquefois ses amis les plus fidèles.
Sans tenir compte ici des avantages immédiats que nous reti-
rons des animaux, nous devons les considérer comme des ins-
truments que Dieu nous a confiés, et nous devons les respecter.
En qualité de chrétiens, et d’êtres supérieurs, nous pouvons
exercer notre droit sur.les animaux, mais nous ne devons pas
oublier les devoirs qui nous sont imposés.
Nous avons le droit de tuer non seulement les animaux
nuisibles, mais ceux qui peuvent servir à notre nourriture
ou à d’autres usages. Nous n'avons pas le droit de les faire
souffrir inutilement et de prolonger leur agonie. Nous devons
les tuer de la manière la plus prompte et la moins doulou-
reuse.
Dès qu’ils sont sous notre toit, les animaux domestiques font
en quelque sorte partie de la famille. Îls caressent celui qui les
soigne ; ils reçoivent avec reconnaissance ce qu'on leur donne.
A défaut de langage, ils expriment par des signes, par des cris
leurs besoins, leur gratitude, leur attachement, leur confiance.
Si ces animaux domestiques vivaient en liberté, ils sauraient
se procurer ce qui leur est nécessaire : la nourriture et un abri;
leur unfque travail serait de pourvoir à leurs besoins. En les pri-
vant, pour son avantage, de cette liberté, en les soumettant à de
rudes travaux, l’homme s’est imposé des obligations à leur égard.
Il doit leur fournir ce qu’ils ne peuvent plus se procurer eux-
mêmes : la nourriture, un abri contre les intempéries, le repos
nécessaire après un travail qui ne doit jamais dépasser leurs
forces (Zschokke).
L'homme qui ne comprend pas l'équité de ces obligations est
un être immoral. Celui qui ne comprend pas qu’il est de son
intérêt d'observer ces obligations, est un être stup'de. L'un et
l’autre méritent une punition.
En plaidant ici la cause des animaux, nous ne devons pas
oublier que l’homme seul est notre semblable, que lui seul est
58 SOCIÉTÉ PROTECTRICE PBÆS ANIMAUX.
notre compagnon sur la route de l'éternité ; qu'il a le premier des
droits à nos soins et à notre attachement.
Si la dureté à l'égard des animaux révolte le sentiment de jus-
tice déposé au cœur de chaque homme, notre indignation n’est
pas moins excitée par cette sensibilité outrée qui nous fait oublier
la dignité humaine, et perdre de vue la véritable destination des
animaux. Los personnes atteintes die cette tendresse ridicule sont
souvent injustes à l'égard de leurs semblables. Il n’est pas rare
de voir un malheureux repoussé brutalement de la maison où le
carlin, malade d’indigestions successives, ne peut plus avaler le
biscuit trempé dans le café de sa maitresse.
Nous repoussons de toutes nos forces cette aberration du sen-
timent moral. Cette sensiblerie qui étouffe la véritable compas-
sion, a été stigmatisée par Gilbert. Qu'il me soit permis de vous
rappeler ici ces vers d’un poète aussi célèbre par son infortune
que par sa verve :
Parlerai-je d'Iris ? chacun la prône et l'aime.
C'est un cœur, mais un cœur... c'est l'humanité même ;
Si d'un pied étourdi quelque jeune éventé
Frappe, en courant, son chien qui jappc épouvanté,
La voilà qui se meurt de tendresse ct d'alarmes ;
Un papillon souffrant lui fait verser des larmes,
U cst vrai ; mais aussi qu'à la mort condamné,
Lally soit en spectacle à l'échafaud traine, .
Elle ira la première à cette horrible fête
Acheter le plaisir de voir tomber sa tête.
GILBERT.
Il est évident, d’après ce que nous venons de dire, que nous
demandons pour les animaux ce que nous exigeons pour l’homme,
justice et compassion. Nous ne voulons pas, à l'instar des bigots
indiens de Surate, établir des hôpitaux pour des rats et pour des
Afin d’être justes envers les animaux domestiques, nous ne
devons pas être injustes envers les hommes chargés de les soigner
et de les gouverner. Les hommes nous présentent de grandes va-
riétés individuelles sous le rapport du caractère et de l’intelli-
SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX. 99
gence. 11 en est de même chez les animaux. On en rencontre qui
sont tellement méchants et entêtés, que les corrections corpo-
relles deviennent nécessaires. Dans ces circonstances, comme
dans un danger pressant, il est bien permis de se servir du fouet
et de l’éperon.
Cet aperçu de la position que l’homme et l’animal occupent
dans la création, de la nature des relations qui existent entre eux,
vous fait pressentir quel est le but que nous nous proposons
d'atteindre ; c'est-à-dire que, dans sa conduite à l'égard des
animaux, l’homme conserve tuujours son caractère d’étre moral.
Pour converger vers ce but, tous nos efforts doivent tendre à
empêcher les mauvais traitements que l’homme fait subir aux
animaux, même lorsqu'il s'y livre par colère, par impatience, par
stupidité plutôt que par méchanceté.
Si nous parvenons à rendre ces brutalités moins fréquentes,
nous obtiendrons des résultats importants. Nous diminuerons le
nombre de ces cas d’abord, de tous ceux que nous empêcherons,
et ensuite de tous ceux qui auraient été la conséquence d’un
mauvais exemple. On peut remarquer que la colère est en quel-
que sorte contagieuse comme certainés affections nerveuses. Nous
devons, autant que possible, préserver les enfants de ces im-
pressions, et ne pas exciter leur curiosité par le spectacle d'ani-
maux se débattant dans les tortures. L'habitude de la douceur
à l'égard des animaux sera done salutaire, non seulement dans
le temps actuel, mais surtout dans l’avenir. |
Si le temps et l’espace nous le permettaient aujourd’hui, nous
pourrions accumuler un grand nombre de faits qui démontre-
raient que les tyrans les plus féroces, les assassins qui ont exécuté
leurs crimes avec plaisir, avec un raffinement de barbarie ont,
dans leur enfance, trouvé la plus grande jouissance à torturer, à
égorger des animaux.
Il ne faut pas confondre ce plaisir féroce avec l’habitude de faire
couler le sang des animaux, habitude inhérente à eertaines pro-
fessions. Les statistiques judiciaires ne prouvent pas, par exem-
ple, que les bouchers fournissent plus de criminels que les autres
professions. On a même observé que, dans nos troubles ci-
60 SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX.
vils, peu de bouchers se sont fait remarquer par leur cruauté.
On répète aussi que les chirurgiens doivent devenir durs et
cruels par l’habitude de voir souffrir. Ici, à Lyon, devant vous,
je ne réfuterai pas cette assertion. Avons-nous oublié les grands
chirurgiens de nos hôpitaux, et nos maîtres dans l’art de guérir ?
Où trouvera-t-on plus de douceur, plus de compassion, plus de
tendresse dans la famille, plus de dévoèment dans l'amitié ? In-
terrogez notre population ouvrière, elle vous dira avec quelle
douceur, avec quelle délicatesse ils prodiguaient et prodiguent
encore les secours de leur science et de leur charité.
11 me parait indubitable que l'habitude de la douceur à l'égard
des animaux domestiques surtout, améliore l’homme, adoucit les
mœurs. Observez ce voiturier (quoique aux allures grossières),
que son cheval suit comme un chien, attentif à sa voix et à ses
gestes. Ce cheval est bien portant, son poil est luisant, ses har-
pais sont propres ; il marche d’un pas égal et traine un pesant
fardeau. Entrez avec ce voiturier dans son logis, vous ne trouve-
rezni un ivrogne ni un brutal ; si son cheval l'aime, il n’est pas
moins aimé de sa femme et de ses enfants.
Cette douceur nous procure encore d’autres avantages, si nous
voulons la considérer au point de vue de l'intérêt bien entendu.
Pour nous aider dans nos travaux, nous aurons des animaux
plus forts, plus dociles, et qui vivront plus longtemps. Pour no-
tre nourriture, nous aurons des animaux plus sains et qui nous
fourniront de meilleurs aliments. Enfin, par des soins éclairés,
nous améliorerons toutes les races de nos animaux domestiques.
Quels actes regarderons-nous comme repréhensibles ? quelles
habitudes vicieuses aurons-nous à corriger ? Quelques citations
vous en feront comprendre toute l’importance :
Faire cesser le transport des veaux garrottés et entassés sur des
charrettes. La chair d’un animal souffrant et malade n’est jamais
un bon aliment;
Faire cesser les jeux dans lesquels on fait combattre, soit des
taureaux, soit d’autres animaux ;
Ermpècher que les chevaux ne soient surchargés, et, à cause de
leur impuissance, maltraités par leurs conducteurs ; encourager
SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX. 6
l'adoption des meilleurs harnais et des chars qui fatiguent le
moins les chevaux ;
Encourager par des primes à faire abattre les chevaux trop
"vieux ou estropiés ; :
Empècher que des animaux soient employés à des travaux,
soumis à des efforts qui ne sont en harmonie avec leur orga-
nisation ;
Etudier pour chaque espèce d'animal les moyens les moins
douloureux de l’abattre, lorsqu'il doit servir à notre nourriture;
Défendre la fabrication du sanglier au moyen d'un porc privé
que l’on harcèle avant de le tuer à coups de fusil.
Comme vous le voyez, le champ de nos investigations sera
vaste. Nous aurons à surveiller ce qui se passe et dans la rue et
dans la maison du en sur la place du marché et dans les
abattoirs.
Quatre Commissions choisies dans le sein de notre Commis-
sion administrative s'occupent déjà d'étudier les questions sui-
vantes :
1° Le transport des veaux ;
20 Le travail imposé à des chevaux trop vieux ou estropiés ;
3v La défense du fouet à fléau ;
4o Amélioration des harnais et attelage des bœufg.
Le plus souvent, nous ne pourrons obtenir d'amélioration sans
le concours de l’administration éclairée qui nous régit. Je n’en
cite qu'un exemple frappant : Si nous obtenons que les mar-
chands de veaux ne transportent plus ces animaux ainsi qu’ils le
font aujourd’hui, l'administration devra préparer un local où les
veaux puissent être debout, sinon il faudra les garrotter en les
descendant de la voiture.
Dans notre lutte contre ces abus, contre tous les mauvais trai-
tements infligés aux animaux, nous avons plusieurs modes d’ac—
tion à notre disposition :
1° Signaler, dénoncer à l’autorité les délits punissables. Nous
pourrons, comme partie civile, requérir l'exécution des ordon-
pances de police et l'application de la loi que nous devons au
général de Grammont, dont le souvenir s’est conservé parmi nous;
62 SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX.
% Nous pourrons agir sur la population par des avertisse-
ments, par des conseils, par des remontrances, par notre exem-
ple, par nos publications, pour lui faire comprendre que le pro-
priétaire d’un animal a le droit d’en user et non d’en abuser;
3° Des récompenses accordées aux hommes qui se distinguent
par leur douceur et leurs soins à l'égard des animaux qui leur
sont confiés. Ce moyen a obtenu en France plus de succès que
les premiers , et les Anglais regrettent de ne pas lavoir adopté
de préférence à la punition.
L'association à laquelle nous vous convions est la réalisation
d’une idée française. En l’an X de la République, on proposa un
prix pour cette question : « Jusqu'à quel point les traitements
« barbares exercés sur les animaux intéressent-ils la morale pu-
« blique,; et conviendrait-il de faire des lois à cet égard ? » En
1839, un essai de Société protectrice des animaux fut tenté par
MM. de Laborde et de Larochefoucault-Liancourt.
En Angleterre, pendant plusieurs années, lord Erskine sollicita
une loi dans le parlement anglais et ne recueillit que les risées de
la majorité. Plus tard, on y fonda cependant une Société qui est
sous le patronage de la reine et présidée par le marquis de West-
minster.
En Allemagne, le premier comité fut fondé à Nüremberg, en
Bavière. Dès 1841, par le zèle et la persévérance du docteur et
conseiller aulique Perner, le comité fondé par lui, à Munich, prit
une grande extension. Il compte aujourd'hui près de six mille
associés, et le frère du roi de Bavière, S. A. R. le prince Adalbert,
en est le président.
En 1845, M. Parisot, de Cassel, fonda à Paris la Société protec-
trice des animaux. Grâce à sa constance, grâce au zèle de M. le
vicomte de Valmer, de M. le comte de Chamoy, de notre cor-
respondant M. Barault-Roullon, cette Société a acquis une
grande importance; elle marche aujourd'hui sous le patronage
du ministère, et sa dernière réunion, tenue le 22 mai 1854, à
l'Hôtel-de-Ville, comptait de douze à quinze cents associés. On
y remarquait les délégués des Sociétés de Londres et de Munich.
La première était représentée par le général Lillie.
SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX. 63
La Société de Paris a distribué seize médailles en argent, dix-
neuf médailles en bronze, dix-huit mentions honorables. La So-
ciété de Londres a provoqué huit cent onze condamnations!
Dès 1846, M. Perner, de Munich, etM. Parisot, de Cassel, nous
sollicitèrent de fonder une semblable association à Lyon, Plu-
sieurs essais furent tentés sans succès. Enfin, cette année, avec
le concours de l’Académie et de la Société d'agriculture, nous
avons pu réunir les éléments de notre association. Notre tâche a
été facile. M. le Conseiller d'État, administrateur du département
et MM. les Sous-Préfets nous ont appuyé de toute leur autorité,
de leurs conseils et de leurs lumières. L'activité de la Commission
élue à cet effet ne s’est pas ralentie, et, après quelques mois
de travaux préparatoires nous pouvons nous réunir dans une
séance publique. Nous sommes les élus d’une minorité, mais
l'accueil que vous avez fait à notre invitation sanctionne cette
- élection. La Société est fondée ; c'est à vous maintenant qu'il
appartient d'en élargir les bases, d'étendre son influence.
Nous existons à peine, et déjà notre exemple a eu un bon ré-
sultat. Hier, nous avons reçu de M. Massol-Dandré, de Marseille,
la demande de nos statuts et les indications que nous pourrons
lai fournir pour fonder une semblable Société à Marseille.
Voici quel est le but de notre réunion d'aujourd'hui. Pour ve-
nir en aide à une sœur encore au berceau, la Société de Paris nous
a offert d'attribuer quelques récompenses à notre localité, si nous
avions des candidats à lui désigner. Nous nous sommes empres-
sés de lui en indiquer trois qui ont été acceptés, et dont les noms
ont déjà été proclamés à Paris dans la réunion du 22 mai. Les
médailles nous ont été adressées il y a quelques jours, et c’est en
votre présence que nous avons voulu les remettre aux lauréats.
Nous ne pouvions saisir une meilleure occasion pour inaugurer
notre œuvre, pour répondre à votre impatience. Si vous nous
continuez votre concours, nous pourrons, l’année prochaine, et
à l'aide de nos propres ressources, récompenser un plus grand
nombre de citoyens qui, dans des professions souvent très-péni-
bles, se distinguent par leur douceur et leur patience.
Vous nous demanderez peut-être combien nous avons réprimé
G4 SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX.
de délits, combien nous avons fait infliger de punitions. Aucuhe,
et cependant les délits ne font pas faute ; vous pouvez en signa-
ler chaque jour. Nous viendrons plus tard à ces punitions ; em-
ployons d'abord les conseils et les avertissements.
Nous pénétrons ainsi par la meilleure voie dans notre sphère
d'activité. Nous appellerons à nous les sympathies des hommes
qui appartiennent aux professions dont nous voulons corriger les
méthodes vicieuses. :
La punition manque souvent le bat. Le cocher colère et brutal,
une fois rentré à l'écurie, se vengera peut-être sur son cheval de
la punition qu’il a encourue. La punition irrite certains caractè-
res que la douceur corrige. L'homme auquel on a infligé une pu-
nition ne s’en vante pas. Au contraire, celui qui a obtenu une
récompense le dira avec plaisir ; il montrera sa médaille à ses
camarades. Non seulement, il sera encouragé à bien faire, mais
il engagera les autres à l’imiter ; ce sera un apôtre qui préchera
pour notre œuvre. Nous aurons en lui un auxiliaire puissant;
car auprès des hommes de la mème profession, ses conseils au-
ront une grande valeur; ses paroles seront mieux écoutées,
mieux comprises que les nôtres.
Persévérons donc dans cette voie qui nous a été ouverte par les
Sociétés de Paris et de Munich.
Hâtons-nous de remettre à nos lauréats les médailles atten-
dues avec impatience. Leurs antécédents nous sont un sûr
garant que, plus tard, nous aurons encore à proclamer leurs noms
dans cette enceinte.
Les lauréats sont :
MM. DENUZIÈRES , bouvier à l’abattoir de Perrache ;
COPONNAT , garçon boucher dans le même établissement.
— Tousles deux se font remarquer par leurs soins assi-
dus, par leur douceur à l'égard des animaux qui sont des-
tinés à être abattus.
JEANPETIT , palefrenier à Saint-Eloi, chez M. Fouruier.
— Un grand nombre de chevaux sont confiés à ses soins,
Il est d’une habileté rare pour dresser les chevaux mé-
chants sans employer les corrections violentes.
MM.
MM.
SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX. Gà
‘
BUREAU
POUR L'ANNÉE 1854. ”
LORTET, | Président.
POLINIÈRE (baron de),
BOUCHARD-JAMBON,
Vice-Presidents.
nn 2 he ., nn
CHABRIÈRES, Secrétaires.
DARESTE DE LA CHAVANNE,
GRAND, Archiviste, Trésorier,
+ COMMISSION ADMINISTRATIVE. ‘*
BARTHÉLEMY, conseiller à la Cour impériale.
BOUCHARD-JAMBON.
CHABRIÈRES , négociant.
DARESTE DE LA CHAVANNE, prof. à la Faculté des Lettres.
DENERVAUX.
Duois, directeur de l’abattoir. |
FRAISSE ,.doct. en méd., bibliothécaire du Palais-des-Arts.
GRAND, propriétaire.
GUBIAN, docteur en médecine.
HÉNON, docteur en médecine.
JourDAN, professeur à la Faculté des Sciences.
LecoQ, directeur de l'École vétérinaire.
LoRTET, docteur en médecine.
MENOUX , conseiller à la Cour impériale.
OL180 , directeur de l'octroi.
PICHAT, négociant.
POLINIÈRE ( baron de ), docteur en médecine.
REVERCHON , propriétaire.
REY, professeur à l’École des Beaux-Arts.
TISSERANT , professeur à l'Ecole vétérinaire.
VALENTIN-SMITH, conseiller à la Cour impériale.
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La liste généralé des sociétaires sera publiée à la fin de l'année.
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AIMÉ ROYET. — BARTHÉLEMY COURBON.
AIMÉ ROYET.
La mort a des surprises inouies. Tel à qui vous aimiez à
prêter encore de longs jours, est, par le coup le plus imprévu,
enlevé à des amis qui sont encore à se demander comment, si
soudainement, ils ont pu être si cruellement atteints.
__ Jean-Louis-Aimé-Théodore Royet, est mort le 12 juin 1854,
après 24 heures de souffrance, à l’âge de 57 ans.
Son nom, sa fortune auraient pu, à un certain moment, lui
donner dans son pays ees titres et ces dignités qui flattent tant
l'amour-propre. Royet, loin de les désirer , n’y songea pas
même. La plus légère ambition ne fit pas ombre dans cet esprit
consacré, au milieu même de l’entratnement des affaires, à
l'étude et aux lettres. |
. Le nom d’Aimé Royet n’est ignoré d’aucun lecteur de Lyon ou
de Saint-Etienne. Journaux et Revues agcueillaient avec empres-
sement ses articles. Lui-mème avait fondé un journal et le pre-
AIMÉ ROYET. 67
mier né à Saint-Etienne, le Mercure. 11 avait su obtenir, de
l'amitié de Janin, une collaborätion précieuse. Il avait su s'altirer
de Loy, par une spéculation à la fois heureuse et délicate, qui,
tout en favorisant le lecteur, servait les intérêts d'un homme
qui ne savait guères guider sa fortune. De Loy, ce poète si in-
quiet et si troublé, il voulait le calmer; il pensait apaiser scs
agitätions en l’asseyant dans une existence aïsée, assurée. Ce
que, eti dehors même du journal, il fit pour lui, nul ne le sait.
De Loy s’acquittait en vers de ce que Royet lui donnait en prose.
Mais , un journal avec ses bässions , ses luttes , ses vivacités, ses
ardeurs injustes, ne convenait päs à Royet ; il voulut un milieu
plus libre ét plus tranquille. De concert avec de Loy , il créa la
Revué de Suint-Etienne, entreprise aussi courageuse que dé-
_ sintéressée. Cette revue, qui eut l'honneur de là collaboration de
Nodier, succomba pour deux raisons qui n'avaient pas arrêté
l'intrépidité de ses fondateurs : le public ne lui donna que ses
sympathies, et cela ne suffit pas. Peut-être dussi qu'à cela vint
s'ajouter la difficulté, plus grande qu'on ne pense, d’une rédac-
tion à la fois sérieuse, continue et fixe. Quoi qu'il en soit, et
malgré cet évanouissement de la Revue, on doit savoir gré à ceux
qüi montrèrent tant d'initiative et ne reculèrent pas devant ce
qu’on peut appeler des sacrifices de propagande littéraire.
De la Revue de Saint-Etienne, Royet se répandit dans la
Revue du Lyonnaïs et dans l’Art en Province. Nous fe retrou-
vons aussi à la Revue dé Paris, alors l'Artisle. Et si je ne me
trompe , il eut même son entrée aux Débats, et il y traita, plus
péut-être par patriotisme que par goût, plusieürs questions d'uti-
lité stéphanoise. Je ne ferai pas la nomenclature des journaux
de province avec lesquels il correspondit. II mé suffira de citer le
Courrier de Lyon, le Journal de Saint-Elienne alors sous la
rédaction d’un horame d'esprit, M. Béliard ; l'Avenir républi-
cain, etc., etc., et d’autres encore que je ne connais sans doute
pas.
Pour caractériser ses articles émiettés çà et là, on peut dire
que par la finesse aiguisée de la pensée, Royet touthaït à Saïnte-
Beuve , et, par le tour de phrase, à Janin.
65 AIMÉ ROYET.
Royet voulut s’instruire directement et au toucher pour ainsi
dire. Il voyagea ; il alla en ftalie, en Allemagne, en Angleterre,
alors qu'on pouvaitencore appeler la course à Londres un voyage.
La dernière fois qu'il alla à Londres, c'était pour l'exposition.
11 nous en parla dans des lettres, car il aimait à nous raconter
les pays de sa connaissance. Il rapporta d'Italie un Voyage à
Rome ; d'Allemagne, un Pèlerinage sans foi. Mais Royel ne voya-
geait que pour trouver plus de charme au retour, et plus d'at-
trait à sa maison.
Sa maison était la maison de son père. Il eût pu la changer
en hôtel ; il n’aimait pas le luxe sans souvenirs. [] laissa pieuse-
ment telle qu'elle était la maisonnette paternelle; et, dans cette
rue écartée, en face de ces murs d'air ancien, chemin faisant, on
louait intérieurement celui qui avait si bien conservé la religion
du passé.
Il aimait la durée dans les affections. De bonne heure, il
avait ouvert son cœur à quelques amis, et, louange rare, il
les avait toujours gardés. Peut-être même, s’était-il un peu trop
replié sur eux et trop fermé, comme s’il eût craint de laisser en--
vahir la place par de nouveaux-vénus. Peut-être aussi, et cela
dans un autre ordre d'idées, ce goût pour la pérénnité en toutes
choses, l’avait-il rendu trop inaccessible à toutes ces grandes
idées d'avenir, qui sont comme les voiles de l'esprit moderne.
C'était, je crois, la seule jeunesse qu’il eût oublié de retenir.
Il était pourtant bien fait pour les aspirations , lui qui s'éle-
vait jusqu’à aimer son entourage et savoir faire de ses serviteurs
une famille. Aussi, à son convoi, ce qui me touchait le plus, ce
qui m'allait à l'âme, c'était Ia vue d’un homme qui l'avait , non
point servi, mais accompagné dans la vie et qui pleurait la voix
qui savait mêler au commandement l’accent divin de l'amitié.
En face de la tombe, le talent c'est bien peu ; mais le cœur
reste debout tout entier.
Victor SMITH.
Saint-Etienne , 15 juin.
BARTHÉLEMY COURBON.
Parlons des morts quelquefois, ne fût-ce que pour réveiller le
passé. Mais parlons-en surtout lorsque, par quelque côté, ils
sont dignes qu’on se souvienne d’eux et qu’on cherche à les
imiter.
Au mois d'avril dernier (coinbien d’autres sont partis depuis !
un cercueil parcourait les rues de Saint-Étienne au milieu d’unc
longue foule , venue d'elle-même, sans avoir été conviée, sans
avoir été commandée par les dignités ou les richesses qui se
font du nombre une dernière décoration et comme une vanité
suprème. Dans ces rangs, il n’y avait que des amis et des obli-
gés de Barthélemy Courbon.
Né en 1793, à Saint-Genest-Malifaux, d’une famille toute
patriarchale , Barthélemy Courbon vint d'assez bonne heure à
Saint-Étienne. Son père y avait acquis une étude d’avoué ; le
fils lui succéda dans sa charge et dans l'estime universelle. Mais
là n'est pas le caractère particulier et le côté saillant de cette
modeste figure.
En dehors des affaires, Bêrthélemy avait les goûts les plus
élevés et les plus touchants , le çuite des arts et la passion de la
charité. Les arts et la charité entraient dans sa vie comme des
préoccupations incessantes et de si impérieuses distractions, que
le soin même de sa fortune eût volontiers obéi à leurs entraine-
ments et à ses inclinations.
L'amour de Courbon pour les lettres et les arts était si peu
égoiste, qu'en vérité on pourrait dire qu'il les aimait pour eux
et pour les autres plus encore que pour lui. I cherchait les
moindres occasions de leur faire des prosélytes. 11 s'ingéniait à
faire partager aux autres les plaisirs qu’il goûtait lui-mème. fl
imaginait des réunions , il ouvrait sa bibliothèque , il ouvrait son
salon. Aimer ce qu’il aimait suffisait pour y être bien accueilli ;
il ne voulut jamais d'autre consigne.
70 BARTHÉLEMY COURBON.
Cet excellent homme avait un souci peu commun : il était tou-
jours en quête de louer. Journée perdue celle dans laquelle il
n'aurait pas trouvé du bien à dire de quelqu'un. Ce penchant lui
faisait même souvent dépasser les prudences d’une scrupuleuse
critique. Maïs la louange s'échappait avec tant de naturel, tant
de franchise , tant de désintéressement qu'elle vous gagnaït,
qu'on en subissait l’influence, qu'elle prélevait, en quelque sorte,
en passant, les droits de ka sincérité.
Louer n’était souvent, chez Courbon, qu’une manière d’aimer
son pays. L’éloge à un concitoyen n'était jamais mal adressé.
‘Etre né à Saint-Etienne lui semblait un privilége. C'est qu'à
éprouvait pour sa ville l'affection des familles enracinées dans le
sol. Il en recueillait les titres, il en rassemblait les archives ;
pas une histoire ne se fera sans qu'on ne la demande à sa pré-
cieuse collection. Il vivait en compagnie avec le passé dont il
avait fait un client toujours bien défendu. L’attaquer, c'était
mettre Courbon contre soi. Il Pévoquait même, avec tact et à
propos, dans les discussions d’un intérêt actuel, témoin une bro-
chure confidente de sa pensée et pleine de son patriotisme local,
celle qui parut en 1852, lors des bruits du démembrement du
département de la Loire.
Si Courbon respectait le passé , il ne s’y enfermait pas pour-
tant, il songeait au Saint-Etienne d'aujourd'hui, révant pour lui
un peu d'ornement, ce luxe nécessaire de l'esprit qui lui man-
que, une bibliothèque moins déshéritée, un vrai musée, tout ce
qui fait l'agrément et les félicités des gens de goût. Quand il com-
muniquait son désir, on avait beau lui dire qu’il faudrait une
révolution pour que Saint-Etienne devint la ville des loisirs stu-
dieux et des élégances de la pensée, il ne s’y arrêtait pas, et se .
faisait lui-même l’instigateur de cette métamorphose avec une
ardeur , une intrépidité dédaigneuses de calculer avec les nobles
entreprises. |
Ce n’était point assez pour lui dela bonté expansive de l’esprit,
il lui fallait encore celle du cœur, et, de ce côté-là, il ne lui arri-
vait jamais de se tromper. Sa charité s’employait surtout au ma-
riage des pauvres. Il présidait cette société de Saint-François-
BARTHÉLEMY COURBON. 71
Régis qui a pris pour mission d'établir l’ordre , de redresser la
dignité, d’inspirer la confiance, d'assurer la sécurité dans la
famille. Sa pieuse activité n'était pas parvenue à se cacher. On
la connaissait au-dehors. La charité, du reste, était de sa mai-
son, c'était l'hôte du foyer ; on le savait: une haute amitié en-
tretint sans doute la cour de Rome des vertus de cet intérieur,
et Barthélemy Courhon recevait , il y a quelques mois, la déco-
ration romaine. 11 fut sensible à cette distinction. Comme ses
amis allèrent l’en féliciter, il leur répondit avec une émotion
pénétrante.
Sa voix faiblissait déjà; ses forces le quittèrent peu à peu ;
quelque temps après nous l’avions perdu.
Au moins : qu'il ne soit pas mort tout entier pour nous, ce di-
yne homme | Songeons quelquefois à lui. I était bon, il était
homme de bien ; cela ne mérile-t-il pas le souvenir:
Victor SMITH.
Ed
0
,
\
BIBLIOGRRPHIGT
INSCRIPTIONS ANTIQUES DE LYON, par M. Alph. de Boissie ;
6° et dernière livraison.
Nous touchons enfin au terme si désiré d'un travail que nos lec-
teurs ont suivi avec un intérêt toujours croissant. Les livraisons
qui ont précédé avaient fait passer devant nous les souvenirs
nombreux des institutious religieuses, civiles et militaires que la
société romaine implanta sur notre territoire, et qui, dans les
plans de la Providence, devaient tout préparer pour l'avènement
du christianisme dans les Gaules. Les dissertations solides de
M. de Boissieu, ses savantes interprétations, ses aperçus ingé-
nieux nous ont amenés. par degré, à ce moment qui n’est déjà
plus le jour de l'empire, mais qui n’est pas encore sa nuit. Nous
assistons au commencement de la transformation sociale, l'ère
chrétienne s'ouvre.
C'est dans un milieu tout à fait neutre que se développent les
‘premières influences évangéliques, et, selon toutes les apparen-
ces, au sein d’une population nomade que son contact journalier
avec les commerçants grecs avaitinitié aux révélations de la foi.
Quel était le lieu de cette population ? L'étude comparée des zones
qui circonscrivent, à Lyon, les monuments de même destination,
a démontré que c'était cette partie du sol lyonnais lim tée par le
Rhône et la Saône. Le long du coteau de Fourvière s'étendait la
colonie; à la pointe du promontoire s'élevait l’autel d'Auguste,
entouré de toutes Îles titres honorifiques que les trois Gaules
avaient fait graver sur la pierre en l'honneur des illustrations de
BIBLIOGRAPHIE. 73
l’époque ; puis le municipe ségusiave, comme pour réclamer en
faveur de la population primitive, était demeuré attaché à la col-
line de Saint-Sébastien, où il conservait religieusement le bronze
qui lui rappelait la munificence de l’empereur Claude.
Entre le municipe, la colonie et l’autel d'Auguste s’étendaient
des terrains vagues et marécageux, couverts, selon toute proba-
bilité, de broussailles et de cabanes de pêcheurs ; ce fut le berceau
du christianisme. Nous n’oserions pas dire, avec M. Martin Daus-
signy, que Pothin choisit la plus petite des îles du confluent,
nous n'en savons rien, et lui non plus ; peut-être n'y avait-il pas
d'ile. Mais ce qui parait plus certain, c'est que le temple d’Au-
guste n'était pas sur l'emplacement de Saint-Pierre ou de Saint-
Nizier, ainsi que M. Aug. Bernard s’évertue à le prouver avec des
efforts inouis mais malheureux, il faut le dire ; car il n’a pour lui
ni tradition, ni raisons plausibles, ni étude suivie et raisonnée
des monuments et de la localité. De semblables questions ne se
traitent pas à vol d'oiseau ; il faut une suite d'observations mi-
nutieuses, un travail de rapprochements dont le fil ne se brise
point, et dont la concordance soit toujours rationnelle ; et c’est
parce que M. de Boissieu a réuni tous ces éléments, que nous te-
nons, pour vraie et logique son opinion sur la position relative
des divers emplacements que nous venons de passer en revue.
Tel était donc l’ensemble de Lugdunum , quand le vénérable
Pothin débarqua sur nos rives afin de porter le dernier coup aux
dieux de la vieille Rome. L'histoire de cette lutte héroïque est vi-
goureusement esquissée dans les premières pages qui ouvrent
cette dernière livraison. On y retrouve l’intéressant commentaire
de la Lettre des chrétiens de Lyon à leurs frères d'Asie et de
Phrygie. Vient ensuite un coup-d’œil rapide sur la proscription
qui suivit la défaite d’Albin, et dont la rigueur fut telle, qu'après
la mort de saint lrénée, la cause chrétienne sembla perdue. Une
apparence de mort couvre l'Église de Lyon, et c’est au bout d’un
siècle qu’on la voit de nouveau s'étendre et remplacer enfin le
dgaganisme vermoulu.
Les inscriptions chrétiennes qui font le sujet de cet intéressant
travail remontent donc à peu près à l’époque dont nous venons
74 BIBLIOGRAPHIE.
de parler ; mais quel changement! Ce ne sont plus ces énormes
blocs sur lesquels l’esprit romain avait la prétention d’éterniser
son souvenir. Au lieu de ces superbes lignes de lettres augustales
faites pour le plaisir des yeux, nous apercevons à peine, sur
quelques minces tablettes, de maigres caractères qui semblent se
dérober à la curiosité des passants. Au lieu d’éloges recherchés
et d’'énumérations orgueilleuses, ce que nous lisons ici, c’est le
simple indiee du passage d’une âme qui n'était point de ce monde,
et qai, par conséquent, n'avait rien à y laisser ; en un mot, la
lettre a fait place à l'esprit. |
Les monuments de ces premiers âges du christianisme sont
rares ; nous le regrettons, parce que M. de Duissieu a su tirer de
ces débris de précieuses conclusions. L'inscription d'en tribun
nommé Flavius lui a fourni le sujet d’une dissertation très-con-
cluante sur le mode de canonisation usité à cette époque : dans
cette mème inscription est consigné Île titre de sancta Ecclesia
Lugdunensis. |
L'archéologie trouve aussi à glaner dans ces légendes chré-
tiemnes. Voici une pièce de vers que saint Sidoine-Apullinaire avaïñt
fait graver sur l’abside de l’église des Macchabées, bâtie par
saint Paliens, et qui nous apprend que cet édifice avait sa façade
tournée à l'orient ; que le soleil y pénétrait par de larges fenée-
tres décorées de vitraux à personnages (au Ve siècle), et qu'on
y voyait des portiques, et un cloître ceiñ{ d'une forêt de co-
lonnes. |
Que de faits intéressants ressortent de ces épitaphes qu'on
lisait autrefois sur les témbeaux de plusieurs de nos évèques dans
là crypte de Saint-Nizier où fat faite, en 1308, une reconnaissance
officielle de tant de précieuses reliques. Une copie du procès-ver-
bal écrit à cette époque, et communiqué à M. de Bofssieu, nous
est venu prouver l'exactitude de notre chroniqueur Sevért. ci
l'épitaphe de Ra reine Carétène, épouse de Chilpérie, démontre
que Gondebaud n'eut aucune part directe à là mort de Chilpéric,
et qu'il n’exerça aucune cruaute envers sa veuve. Plus loir, Î8
légende de saint Sacerdos rappelle la fondation du grand Hôtcl-
Dieu, et, ce que les administrateurs ne doivent pax oublier, Fa-
BIBLIOGRAPHIE. 79
nathème qui fut prononcé contre ceux qui alièneraient les biens
de cet hospice. Nous apprenons encore par l’épitaphe de saint
Nizier que ee digne successeur et parent de Sacerdos fut le pre-
micr restaurateur du chant et de la psalmodie à deux chœurs.
Dans un autre endroit, nous constatons l'établissement d’une
école de cleres, d’une école de lecteurs. Partout, enfin, se révè-
lent, dans ces monuments du premier âge, les traditions, les
usages, les institutions de notre antique Église. Elle a donc, dans
l'harmonie générale du cathokieisme, une physionomie particu-
lière, une individualité précieuse, une personnalité qu’on ne sau-
rait trop respecter. Au milieu de h fièvre liturgique qui.s'est em-
parée de quelques écrivains ecclésiastiques, nous tremblons de
voir disparaitre les derniers rayons de l’auréole de notre sainte
Eglise. Il nous semble que le front majestueux de cette vénérable
aïeule de tant de diocèses de France, devrait faire reculer ces
champions inconsidérés de réforme qui, sous le prétexte spécieux
de rappeler à l'unité liturgique, ne font que dissimuler la vaine
satisfaction de s'afficher comme zélateurs. Nous avons heureuse-
ment le successeur de saint Pothin et de saint frénée ; il ne laissera
point tomber la couronne que l’Église de Snryrne a posée sur la
tète de sa fille de Lyon.
Dans l’intervalle des dernières publications, les travaux exé-
cutés sur différents points de la ville ont mis à découvert plusieurs
inscriptions inédites. Ces inscriptions forment un appendiee où
chacune est renvoyée à son numéro d'ordre. L'auteur a eu l'ex-
cellente idée d'y mettre, en regard de tant de monuments au-
thentiques, le fac-simile de la fameuse inscription fabriquée, il
y a deux ou trois siècles, en l'honneur d’Albin. Cette contrefaçon
a eu les honneurs de l’un des vestibules de la bibliothèque im-
périale.
NH nous reste à parler des tables... Les lecteurs trouvent tout
simple qu’on indique à la fin d'un volume les principales divi-
sions du sujet qu'on a traité, et il leur semble que cela n'est pas
Bien difficile. L'homme qui étudie, celui qui, pour vérifier sou-
vent un seul mot, s'est vu dans la nécessité de feuilleter de nom-
breux volumes , celui-là comprend l'importance d’une table bien
LD
76 RIBLIOGRAPRHIE.
faite, et se rend compte des difficultés qu'il faut vaincre pour
réussir. La table est une édition abrégée de l'ouvrage ; son mé-
rite réel est de simplifier les recherches, et surtout de faire
saisir d’un coup-d’œil tous les rapports de développements ge-
néraux et particuliers du mot cherché.
M. de Boissieu a presque dépassé le but; il n’a rien laissé à
faire à ses lecteurs. Sa table générale et analytique est un mu-
dèle de genre. Chacun des rnots qui la composent est comme le
thème d’un petit traité qui a son développement dans le corps
de l’ouvrage ; elle est précédée d’une table des sigles, abrévia-
tions, etc., d’une table des noms, prénoms, etc., et d’une table
géographique. -
La publication des Inscriptions antiques a commencé en 1846;
il a donc fallu huit années pour la conduire à bonne fin, et pour-
tant les matériaux avaient été élaborés et rassemblés longtemps
avant. C'est, dans toute son étendue, l'application du précepte
d’Horace ; et, disons-le, il faut du courage et du désintéressement
pour résister ainsi à la soif de jouissance prématurée qui en-
traine certains esprits. On ne travaille presque plus aujourd'hui
pour la postérité : c'est pour l’instant qui va passer. Ce n’est pas
assez que la couronne soit assurée pour l'avenir; on veut la
sentir aujourd'hui mème sur sa tête; on veut voir ce métal bril-
lant dont chaque page sera payée. De là tant de productions in-
complètes, souvent pleines de faussetés, d'erreurs, d'inexactitu-
des ; fusées brillantes, si l’on veut, mais, en somme, feux éphé-
mères qui s'annoncent par une explosion prétentieuse, et ne lais-
sent retomber qu'un tube noirci et empesté.
Vous croyez que tel auteur a voulu faire un livre sérieux ; vous
êtes assez simple pour voir dans ces pages des recherches cons-
ciencieuses, des études solides dirigées par l'amour de la vérité;
en un mot, un travail tout au profit de la bonne et vraie science.
Détrompez-vous ! Ce qu'on a voulu faire avant tout, c'est de l’é-
clat. Peu importent les contradictions dans lesquelles on s’est
exposé à tomber par suite de la précipitation avec laquelle on a
écrit. Le public n'y regarde pas de si près. On voulait arriver, on
est arrivé, c'est peut-être avec le bagage d’un autre, mais encore
BIBLIOGRAPHIE. 771
une fois, on est arrivé ! Le pillage littéraire est tellement à l'or-
dre du jour, qu'un savant qui voudra sauvegarder la priorité de
ses découvertes, et mème de simples appréciations historiques,
se verra bientôt réduit à demander, pour chacune de ses idées,
un brevet avec garantie du gouvernement. Le sic vos non vobis
aura éternellement son application.
Les pirates littéraires n’ont pas tous la mème allure ; quelques-
uns ont le talent d'engager la conversation sur le sujet qu'ils
brûlent de traiter avant vous, et dont vous seul possédez les élé-
ments. Vous vous laissez aller à l'entrainement de votre cœur, et
les perfides vendent bientôt votre complaisance sans même par-
ler de votre charité. D’autres procèdent plus énergiquement, ils
volent votre marchandise et l’exposent sans façon dans la devan-
ture de leur magasin. 11 nous est permis d'apprécier la valeur de
ces procédés, parce que nous en avons été plus d’une fois vic-
time. Nous connaissons de beaux-esprits parisiens qui
Jadis sont venus
Nus
De leur province,
et qui y retournent volontiers lorsqu'ils sont à bout d’expédients.
Ils font une ronde chez les modestes savants provinciaux qui ont
la bonhomie de leur confier leurs petits secrets ; puis, ces mes-
sieurs reviennent complaisamment étaler dans la capitale les plu-
mes qu'ils ont arrachées à tort et à travers.
On ne fera pas ce reproche à M. de Boissieu. Ce qui le recom-
mande avant tout, c’est une probité littéraire peu commune,
rendant à chacun ce qui lui appartient, tenant compte et merci du
plus simple conseil comme de la plus importante communica-
tion, respectant les droits des auteurs morts à l’égal de la suscep-
tibilité des auteurs vivants, et faisant rejaillir la gloire de son
œuvre sur tous ceux qui lüi ont apporté la plus mince coopéra-
tion. Du reste, parfaitement convenable dans sa manière de
traiter une question, il n’établit, dans le doute, qu'une opinion
douteuse, et, dans la probabilité, qu’une opinion probable.
Une autre chose nons a frappé, c’est le rôle que joue l'impri-
meur dans l'exécution de cette œuvre. M. de Boissieu et M. Louis
78 BIBLIOGRAPHIE.
Perrin ne sont pas, l’un un auteur, l’autre un imprimeur quelcon-
que. Ce sont deux amis, deux collaborateurs qui vont au mème
but. Le premier semble ne combiner ses phrases que pour la plus
grande gloire du typographe ; le second invente, dispose et grave
pour le plus grand succès du savant , et leur identification est
telle, que l’imprimeur, dans un cas donné, pourrait être archéo-
logue et l’archéologue imprimeur. C’est ainsi que faisaient les
Robert-Etienne, les Elzévirs et autres illustrations de la typù-
graphie.
Depuis que M. Louis Perrin a gravé son alphabet auguatal, tout
le monde veut être imprimé en kttres augustales; c'est une
preuve que le bon goût n'est pas tout à fait mort, et qu'on sait
encore reconuailtre le beau pourvu qu’à se montre... Seulement
ils sent rares ceux qui savent le trouver. |
Nous a’avons rien à prophétiser pour ce livre ; ceux pour qui
le jugement de Paris fait oracle connaissent ce que les savants et
l’Institut pensent de l’auteur et de l'éditeur. Ceux, au contraire,
qui jugent sur pièces, ne regarderont point comme dg mince va-
leur les conditions dans lesquelles ce travail a été fait, et la ville
de Lyon pourra, dans les âges à venir, citer avec rgueil les deux
noms inscrits au frontispice de ce volume.
J. Roux.
Le Lorus, par Raraëz BLas. Lyon, in-8, 1849 ; impr.
de LEON BoirTez.
11 y a quelques années parut un fort joli volume. 1 portait
un nom un peu fier /afaël Blas, avec un litre poétique, le.
Lotus. L'ennui du présent et celte belle nuance dont se teint
toujours le passé, avaient formé ce titre symbolique. Rafaël
devait oublier le temps dans des vers où se reflèteraient les
plaisirs de sa première jeunesse. Celle première jeunesse avait
cédé à deux entraînements. Je n'ai pas besoin de nommer
l'amour. L'autre, c'éta le goûl du paysage, cesecorid amour
des poëèles, lorsqu'il n'esf pas le‘premier.
BIBLIOGRAPHIE. 19
L'amour, le paysage, voilà Lout le livre de Rafaël. Si vous
jugiez le livre par l'auteur, vous en diriez trop de bien. Je
veux un inslant oublier le père, pour médire à mon aise de
l'enfant.
Et d'abord de l'amour. SU
Cet amour-là n’a guère d'unité. Camilla, Laura
et Margot en ont leur part; et, s’il faut le dire, elles n’offrent
pas, à elles trois, uue figure très-poélique. Il leur manque
ce qi fait la poésie émouvante, profonde, iatimement hu-
maine, le cœus. Elles l'ont oublié en venant au monde. Ra-
faël , de son côté, ne donne à ses fugitives pensées que ce qu'il
en reçoit. La passion légère, rapide, à fleur de peau, ne l’en-
gage. jamais. Il traverse le pays en voyageur, il re séjouræ
pas. On dirait qu'il a peur d'y resler. Pour son cœur, en ses
aventures, il ne se compromel guères, il. se tient plus haut, et
se garde pour une meilleure occasion. S'il se nomme, c’est
pour la rime ou par politesse. S'il s'annonce, on sent qu’il
n'entre pas. [Il ne se confie, ni ne se donne. Et de quel droit
l'obtiendraient-ils, ces pauvres cœurs tant de fois délaissés ?
Aussi, Rafaël a-t-il bien fait de ne pas dépenser là son
amour en pure perte. Mais la poësie s'est ressentie de la ré-
serve, el l'expression de Famour manque de cette chaleur,
de cette tendresse, de ce tressaïllement ineffable, de ce fré-
missement de l'âme entière, qui est la grandeur et l’élément
poétique de la passion.
Si l'amour n'a pas l'émotion, le paysage n'a pas toujours la
naivelé. L'imagiaativn y remplace (rop les primeurs de l'im—
pression. L’artificiel y étouffe trop l'effet simple et direct de
la nature. Celte nature, elle est trop habitée par la fantaisie.
Nodier, dans une boutade, s'écriait : « O Comté ! quel beau
pays si lu avais mois de villes et moins d'habitants ! » Les
besux paysages que ceux de Rafaël si les divinités de l'Olympe
avaient jugé à propos de ne pas y descendre ! Les amouss me
SU BIBLIOGRAPHIF.
yâtent les buissons, les Naïades les fontaines, Diane les forêts,
les Zéphirs m'empêchent de goûter la douceur des brises.
Toute cette population païenne, — si belle et si bien placée
dans les poètes anciens , ou dons le marbre ou sur la toile, —
je ne la rencontre pas dans les campagnes d'aujourd'hui sans
un certain déplaisir. C’est un revenant dont je me passerais
volontiers. La campagne suffit au charme sans qu'on ait be-
soin de décors mythologiques. Oui, cette volupté qui naît de
la contemplation de la nature, me parait si pleine , si riche,
si nourrie, que toule intervention étrangère, factice, imagi-
naire, loin de l’augmenter, la trouble et la corrompt. Aussi ,
que j'aime bien mieux les paysages dans lesquels Rafaël a mis
plus de fidélité el moins de caprice, dans lesquels il a moins
inventé el plns reproduit! Voyez un intérieur de forêt, —
Meudon ou St-Germain, à votre choix, . . . . . .
Les insectes zébrés au corsage changeant ,
Les papillons d'azur, les vives demoiselles,
Essaim cuirassé d'or, d'émeraudc et d'argent,
Iluminent les airs du reflet de leurs ailes.
Les gcais bleus, par moment, jettent leurs sons criards
Parmi l'orchestre ailé qui voltige dans l’ombre,
Tandis que les linotset les pinsons bavards ,
Musiciens aigus. font siffler le bois sombre.
Voici, pres de l'eau verte où tremble le roseau ,
Une biche qui marche en silence ; — les herbes
S'inclinent sous ses pas, — ainsi que l'arbrissean
Sous le souffle léger qui balance les gerbes ;
Bientôt elle sc penche au bord du flot dormant
De la source, s’y mire un instant ; — puis, distraite,
Tout autour dans le bois regarde vaguement ,
Et prète à chaque son une orcille inquiète.
Un peu plus loin, dans une autre pièce, la tempête menace.
Un vertige brülant agite les moissons,
les bœufs se groupent sous les grands chênes.
BIBLIOGRAPHIE. Si
Les grands bœufs qui paissaicnt dans les herbes couchés,
Se rassemblent en rond sous les arbres penchés,
Distraits, le cou tendu, les narines ouvertes,
Aspirant vagucment l'odeur des plantes vertes
Et regardant au ciel passer en mugissant
Le nuage où l’éclair met un reflet de sang.
D’autres fois, Rafaël, au lieu d'introduire dans les champs
les animaux , d'y convier les biches élégantes ou les bœufs
forts et doux, y place l’homme lui-même , et, comme pour
embellir son paysage, il choisit de l'homme la meilleure par-
tie, l’enfant.
Dans les prés verdoyants montaient les grandes herbes,
Que le vent en passant inclinait sous son vol ;
Un arôme sortait des blés liés en gerbes,
D'où pendaient des épis dont l'or couvrait le sol.
Un pommier où grimpait une vigne enlacce
Plisit sous ses fruits mürs ; — voici qu’un bel enfant,
Espiègle, souriant, et la main avancce,
S'approche pour eucillir un fruit d’or ; — triomphant,
Il le saisit; — sa sœur, au pied de l'arbre assise,
Effcuillait un bluet en souriant aussi ; —
L'enfant lui jette alors sa conquête ; — surprise,
Elle ouvre ses grands yeux, sans lui dire merci.
Puis, en retour, cueillant dans la verte prairie,
Une fraiche pervenche, elle va la poser
Sur ses cheveux bouclés mélés d'herbe ficurie,
Et lui met sur le front un candide baiser.
Cette idylle ne vous a-t-clle pas gagné par sa purelé, sa
fratcheur et sa grâce ? Ah ! si Rafaël eut toujours mis dans
ses beaux cadres des drames d’un sentiment aussi délicat et
d'une vérité si naïve el si lauchante , que de charmants la-
bleaux il eût fait ! |
Rafaëk, il a la forme, le mot docile, le vers obéissant , la
strophe pleine et sonore. Sa facilité n’est pas sans discrétion,
son abondance n'est pas sans mesure. Avec un peu moins de
caprice , avec plas de vérité vive et plus d'émotion franche,
avec un peu de son cœur, il ferait, n'en doutes pas, un beau
poème. “3. Vicror Srx.
6
82 BIBLIOGRAPHIE.
FABLES, PAR M. J.-M. VILLEFRANCHE, 2 édition, Paris,
Dentu, 1854.
Nos lecteurs n’ont peut-être pas oublié un article publié dans le
numéro de la Revue de décembre 1859, par notre regrettable ami
F.-Z. Collombet, et signalant l'apparition d’un volume de Fables
dues à la plume d’un tout jeune poète, M. Villefranche, de Lyoo.
Depuis lors , les Fables de M. Villefranche ont fait leur chemin.
La première édition s’est écoulée, et une d'elles, inédite, a été
couronnée aux jeux floraux. Ce succès a engagé un de nos ha-
biles éditeurs parisiens à publier une seconde édition augmentée
d’une vingtaine de Fables nouvelles, et, ce qui est d’un bon
augure pour l'avenir, c'est que ces dernières nous ont paru,
quelques-unes surtout, supérieures à celles de la première pu-
blication. Le style de M. Villefranche a quelque chose de plus
ferme, de plus sûr de lui ; le coloris a pris plus d'éclat, plus de
vivacité, on trouve parfois de ces tableaux charmants que les
maîtres ne refuseraient pas de signer; celui-ci, par exemple :
Un gros dinden, à taille rebondie,
Portant haut son jabot et sa queuc arrondie,
Se promenait d’un pas égal
Et gloussait d’un air doctoral. |
Honneur , semblait-il dire, ct respect à la graisse !
Ou cet autre :
Le singe et l'ours, au travers de leurs bois,
Firent an voyage autrefois ;
Bonnes gens, fort grimpeurs , et grands amis du reste,
Quuique d'assez contraire humeur.
L'ours marchait lourdement, grave comme ua docteur,
Pensif , le dos courbé ; le singe, adruit et leste,
Tournait , guettait , gesticulait,
Et sautait et caracolait.
Un grand cèdre s’offrit au sein d’une clairière.
Notre magot l’avisc: Oh! le beau bctrédère!
Si j'y raontais !... Il dit et ne balance pas :
t
BIBLIUGRAPHIE. R:3
Une ct deux, l'y voilà. L'ours le regardait faire.
L'animal grimacier s'assied sur son derrière.
Lève le nez en l'air, puis l'abaisse : Eh! là-bas !
Ami l'ours, cria-t-il, que vois-je donc par terre?
Cette poésie imitative se retrouve souvent sous la plume de
M. Villefranche ; elle prête, à la plupart de ses Fables, un charme
particulier. Quant à la morale du Fabuliste, quant au but qu'il
poursuit et qu’il atteint, ils sont tels que toutes les mères de fa-
mille peuvent mettre ce joli volume entre les mains de leurs plus
jeunes enfants. C’est une bonne fortune de pouvoir promener
ces jeunes imaginations à travers toutes ces pages, sans craindre
de trouver quelque serpent caché au milieu des fleurs.
A. V.
Sn en ee me
NABUCHODONOSOR, drame satirico-lyrique en quatre actes et en
vers par M. Besse des Larzes in-12, 1854,
Sous le titre un peu mélodramatique de Nabuchodonosor , ou
orgueil et humiliation d'un ambitieux, M. Besse des Larzes vient
de faire paraitre chez les libraires Ballay et Conchon, un drame
satirico-lyrique, comme il le baptise lui-même. Cette œuvre
emprunte un intérêt tout particulier aux circonstances actuelles.
Il existe, en effet, plus d'an point de ressemblance entre le roi
de Babylone et l’empereur de toutes les Russies. L’orgueil est
arrivé chez tous deux au mème degré de puissance, jusqu’à vou-
loir détrôner Dieu. De l'orgueil à la folie il n’y a qu’un pas. Les
évènements viendront-ils compléter le rapprochement jusqu'au
bout ? Le Czar laissera-t-il, dans cette guerre si inconsidéré-
ment allumée , et son empire et sa tête? En attendant que les
faits s’accomplissent, on ne lira pas sans plaisir, sans intérèt la
drame de M. Besse des Larzes. On y trouvera de la facilité, de
la verve, et quelques tirades bien frappées.
M. Besse des Larzes s’est déjà fait connaitre à nous par des
travaux d’un autre ordre : la Science et la foi ou Fondement nou-
veau de la philosophie appliquée aux sciences, à la littérature
et aux arts, elles Mystères de la Vie, poësies et salires.
»
CHRONIQUE LOCALE
Nous recevons la lottre suivante ; | r.
La littérature lyonnaise à l'Exposition de 1855. — Une grande exposition
doit avoir lieu à Paris en 1855. L'industric lyonnaisè y sera dignement re-
présentée, les arts aussi, sans doute, car un grand nombre de nos artistes
se préparent déjà à cette solennité. Les lettres lyonnaiscs n’y pourraient-
elles donc figurer? À coup sûr Lyon compte un grand nombre d'écrivains
de mérite dans tous les genres. La réputation de plusieurs s'est étendue
bien au-delà de leur cité. Beaucoup d’autres, plus humbles, ignorés dans
leur ville même, méritcraient pourtant d’être connus. Tous gagneraient à
une publicité plus grande. Nos mœurs, si recommandables sous d'autres
rapports, sont peu favorables aux lettres. Il existe à Lyon une Société des
Amis des Arts ; mais les amis de Ja littératuré sont-ils bien nombreux ?
A-ton jamais fait quelque chose pour la littérature lyonnaise ? La scène
est à pou près fermée aux productions locales dont l'importance depasse
le cadre du vaudeville, et de tout temps nos auteurs n'ont eu d'autre en-
couragement de la part de la ville que l’acquisition pour nos scinee ns
d'un ou de deux exemplaires de leurs œuvres.
La presse de Paris daignerait alors rendre compte de toute cette partie
de l'exposition de notre cité, qui ne doit rejeter aucune espèce de gloire.
J'ai l'honneur de vous soumettre en toute humilité ce projet qui pré-
sente des avantages égaux à taus les auteurs exposants. Si vous l'approuvez,
veuillez en prendre l'initiative, en faisant appel dans votre Revuc à tous
les littérateurs que renferme notre ville, à tous ceux qui ont produit
quelque ouvrage en prose ou en vers, dans les différentes branches des let-
tres, des sciences et des arts. Ne serait-ce pas là un moyen d'ajouter aux
yeux de l’Europe un fleuron de plus à la couronne que Lyon porte à son
front. |
Veillez recevoir, Monsieur, l'assurance de ma considération la plus dis-
tinguee. Un Lirrénatsur.
A cet appel nous ouvririons volontiers nos colonnes avec em-
pressement, si le nom mème d'Exposition n'indiquait pas suf-
fisamment que l’on ne peut y faire figurer que des objets que le
Lé
CHRONIQUE LOCALE. 8
regard puisse saisir et embrasser en entier. Or l'œil du visiteur
pourra-t-il soulever la couverture de ces nombreux volumes,
s'initier, non pas au fond, mais seulement à leur titre? Non, et
c'est là, nous le craignons fort, la raison qui fera rejeter im-
pitoyablement tout envoi qui n’aurait pas pour première condi-
tion celle d’être vu et jugé d'emblée. Exposez des livres comme
produit typographique ou comme spécimen de reliure, bien:
mais comme œuvre littéraire ou scientifique, cela est, selon
nous, de toute impossibilité.
— | ns ee 0m
Les Dais de Saint-Nizier êt de Saint-Polycarpe. — La polémique peu
courtoise dont nous avons été les témoins, aurait dû, ce semble, nous faire
renoncer à ce compte-rendu ; mais comme la Revue doit enregistrer toul
ce qui, de loin ou de près, touche à l'honneur de la cité, ét que les œuvres
dont nous avons à rendre compte ont un certain mérite d'exécution, nous
dirons franchement notre avis; nous le dirons sans partialité, d’autant
(que nous avons à replacer la question sous son véritable point de vue.
Il y a quelques semaines, l'opinion publique fut appelée officiellement à
se prononcer sur l'exécution d’un dais, style moyen-âge, destiné à l'église
de Saint-Nisier. La Gazette de Lyon, sans se préoccuper de la question in-
dustrielle, émit sur l'ensemble ct les détails de ce dais un jugement moins
favorable qu'on ne l'avait peut-être espéré. La critique était sévère. Hélas !
la vérité l'est toujours : 1! senso coro è duro a dit un poète, c'est peut-être
fort heureux pour les arts. Mais cette critique si sévère était -elle juste ? Les
uns disent: oui, les autres, non. Que devaient faire les susceptibilités
blessées ? Reprendre en sous-œuvre le travail du rédacteur , le suivre et le
combattre pied à pied, s'appuyer de l'avis d'artistes spéciaux, et, par des
exemples tirés de monuments d’un goût et d'une pureté incontestables,
démontrer que l’œuvre en question, loin de mériter des reproches, était
conforme aux règles de l’art, et pouvait répondre aux exigences du goût le
plus raffiné. Au lieu de cela, on a tonné du haut de la chaire. Le sermon
qui aurait dû mourir dans l’enccinte du temple s’est vu colporté, livré à un
autre journal, lequel s’est empresse de le servir à ses lecteurs, revu et cor-
rigé, ct la simple question d'art agitee par le rédacteur, de la Gazette s’est
changée sur l'arène en une lutte de personnalités. En effet, ce qu'on mettait
en cause, c’étaient des maisons de commerce honorables, qu'on opposail
l'une à l’autre , soit en glissunt des insinuations deloyales, soit en pronon-
çant des noms qui ne devaient pas se montrer dans le débat.
86 CHRONIQUE LOCALE.
Tout homme moins respectueux que le rédacteur de la Gazette eût fait
justice du sermon : d'abord, parce qu'en se montrant dans le feuilleton
d'un journaliste, ce sermon perdait droit à l'inviolabilité que lui assure la
chaire ; ensuite parce qu'il attaquait tout et ne répondait à rien. M. Mayery
s'est contenté de faire voir qu'aucun de ses arguments n'avait été détruit, et
que sa critique subsistait tout entière. C'est aussi notre avis, sauf les dis-
tinctions que nous allons établir.
Le dais, meuble tout oriental, n’eut, dans le principe, d'autre but que
celui d’abriter le prêtre contre les ardeurs du soleil ; c'était done, quoi qu'on
ait pu dire, un véritable parasol. I remplaçait le flabellum, ou éventail, dont
le diacre se servait pendant le Saint-Sacrifice pour chasser les mouches, et
préserver le calice ainsi que cela se pratique encore dans quelques églises,
notamment à Malte. Partant de cette donnée, on comprend le dais avec des
bâtons indépendants et mobiles, étalant au soleil des étoffes somptueuses,
légères, enrichies de broderies combinées avec Loutes les ressources de l'art,
disposces avec ampleur et élégance (1).
En adoptant, au contraire, le parti pris des bâtons soudés entre eux, le
dais se modifie ; il devient plus embarrassant, et pour peu que l'imagination,
secondce par un goût moins sévère, ajoute ou exagère les détails, on a tout
de suite un petit édifice, une arche portative. Que l’on compare nos dais
d'il y a cinquante ans avec ceux de facture modcrne, on se rendra compte
de la progression. Mais, en adoptant cette modification du dais primitif, faut-
il, au moins, ne pas perdre de vue qu’en suivant les principes de l’art, le bois
doit toujours rester bois, l'etoffe toujours éloffe ; que la sculpture ne doit pas
prendre la place de l'ornementation, el que l'ornementation ne doit pas vi-
ser à d’autres cffets qu'à ceux de l'ornement. S'est-on bien souvenu de ces
principes dans l'exécution du dais de Saint-Nizier ? Les peintures n'ont-clles
pas un peu l'aspect de lames de métal repoussé ? Les motifs {architecture
peuvent-ils remplacer sur une étoffe les rinceaux ct les cnroulements ? Nous
savons qu'à cet égard le crayon de l'artiste n’a pas été libre ; toutefois, il au-
rait dû être plus heureux dans le choix de ses modeles, ct la preuve qu'il
le pouvait, c'est que les parties qui ont subi plus particulièrement le con-
(1) Nous lisous dans le MANUEL D'ARCHÉOLOGIE M. de Jales Corblet :
«Les anciens dais du XIII° siècle se composaient d'’onse pièce d'étoffe plus ou moins ajustée
sur des lances ou sur un chässis brisé , susceptible de se prêter à toutes les inégalités de lar-
ueur de passage ; ils ont été remplacés, au XVII° siècle, par nos disgracieuses charpenter
tendues de velours. C'est souvent à cause de ces lourdes machines qui ne pouvaient point, en
raison de leur largeur, passer par La porte centrale, qu'on a détruit ces charmants trumeaux
qui les partageaient en deux baics. »
CHRONIQUE LOCALE, 87
trôle d’un architecte, sont aussi les plus irréprochables ; nous voulons par-
ler des évangélistes et des niches placées aux angles du dais.
Les symboles de l'Ancien-Testament cussent été préférables aux motifs
qu’on a imposés. La nouvelle loi étant la réalité, on ne peut lui emprunter
que des emblèmes dont l'usage est plus pauvre et moins traditionnel. Placez
l’Arche d'alliance, le serpent d'airain, etc., etc., nous comprenons la corré-
lation des deux Testaments ; voilà pourquoi on eût aime les voir se grouper
autour de ce mystère de l'Eucharislie, centre de tout le culte, ct solution de
la loi figurative. Telles sont les imperfections de détail que nous eussions
désiré ne pas rencontrer dans cette œuvre importante. Quant à la fabrique
lyonnaise, nous la mettons tout à fait hors de causc ; elle a répandu avec
profusion tout ce qu’elle possède de somptuosité, de ressources, de délica-
tesse ; elle a lutté contre des difficultés insurmontables, puisqu'on lui a de-
mandé des effets que le ciscau seul pouvait produire ; elle fera des chefs-
d'œuvre toutes les fois qu'on lui proposera la réalisation d'une idée juste et
feconde. Mais cile doit pour cela s'attacher aux bons modèles, et les bons mo-
dèles lui manquent, elle-même le reconnait.'Ce qu'elle vient de faire n'en est
pas moins une initiative digne d'éloge ; il ne faut pas que la pensée d'avoir pu
faire micux soit un motif de découragement. Nous savons un gré infini aux
constructeurs du dais de Saint-Nizier de ce qu'ils ont fait justice des pana-
ches, qui désormais ne pouvaient trouver place que parmi les oripeaux de
comédie.
Nous faisons le même compliment au dais de Saint-Polycarpe.
Ce dais, exécuté en style libre, pour qu'il se rapprochât du genre archi-
tectural de l’église, se distingue par l'’heureuse harmonie de ses lignes ct des
profils. Il cst certain que son dessin pur et correct annonce une main habile,
mais a-t-il été bien interprété par la broderie ? Nous en revenons toujours à
notre première réflexion, c'est que la broderie trahit son incompétence pour
rendre certains détails. Voyez ces oiscaux fantastiques qui rappellent les co-
Tombes becquetant des raisins ; ils ont perdu sous les spirales d'argent les
formes gracieuses que l'architecte leur avait données.
On a beau dire, la canctille n’est ni un pinceau ni un ciseau ; elle ne sau-
rait aborder les motifs qui demandent de la souplesse. L'exiguité de l'entrec
de Saint-Polycarpe n'a pas permis de donner au dais un plus grand dévelop-
pement ; il est vrai que cela n'eût pas racheté son manque de légèreté, car,
malgré toute la bonne volonté du monde, on ne peut se dissimuler qu'il .ne
soit lourd. C'est, à proprement parler, un vice de constitution, Puisqu'on
faisait un petit édifice, il fallait bien qu'il en eût la solidité ; cependant, pour
ètre juste, nous ajouterons que son couronnement qui, de près parait
BS CHRONIQUE LOCALE.
massif, prend à distance des du plus légères, ct produit uir assez
bon effet.
Nous ne pousscrons pas ee loin les observations. Nousrendons hommage
encore une fois à l'initiative dont les fabriques de Seint-Nisier et de Saint-
Polyearpe ont donné l'exemple. L'industrie lyonnaise nous a montre ce
qu'elke peut faire ; qu'elle mette seulement scs ressources au service de l'art
bien entendu, ct elle verra... |
H faut avouer né que les maisons de fabrique ne peuvent pas
toujours assurer la responsabilité d'une œuvre. Leur organisation les met à
la merci de volontés souvent inintelligentes et d'autant plus exclusives ; il
est alors bien difficile de ne pas succomber, mais, au moins, que dans cette
alternative, une commission ou l'individu qui fait exécuter sit assez de eou-
rage pour dire : Je l'ai voulu.
Espérons qu'à l'avenir, les imaginations scront assez calmes pour ne pes
voir une attaque eontre la religion dans une critique d'art religieux, et qu'on
reeonaaitra de meilleure grâce l'infériorité de crayons de quelques artistes,
ce qui n'empêchers pas de rendre justiec à leur bonne volonté.
L'abbé J. Roux.
Un examen de doctorat ès lettres a eu lieu le 19 et le 20 juillet dans la
salle des cours de Saint-Pierre. Un auditoire d'élite assistait à”ces graves et
savantes épreuves. Le candidat était M. Maréchal, chef d'institution, qui
se présentait avec deux thèses, l'une en français sur Ménandre, l’autre en
latin sur les questions de la Somme de saint Thomas, relative aux lois. La
thèse française, de plus de deux cents pagos, est presqu'un ouvrage. L'au-
teur a très-bien marqué toutes les différentes phases de la comédie à
Athènes, ct il a tiré des fragments de Ménandre une foule de détails d'un
grand intérêt sur les mœurs d'Athènes, et de cooyeetures ingéniquses sur
les pièces et le théâtre de Menandre.
En analysant les-lois de saint Thomas, M. Maréchal a mis en lumière une
des partics les plus intéressantes de la Somme. Il lui a été reproché de
ne pas suffisamment connaitre Platon el Aristote, et d'avoir athribue sur
plusieurs points à saint Thomas une originalité qui ne lui appartient pas.
À la suite d’unc discussion vive et approfondie , M. Maréchal « été déclaré
admis au grade de docteur ès-lettres (1).
+
(1) Ces deux thèses sent en vente chez Brun, rue Mercière, 5.
Armk VinatTannien, directeur-géraut,
SR ne Re nee nee 0 Ont ee een
LE SYLPHE ET LA JEUNE FILLE,
«(
«
Août 1854.
BALLABE.
Jeune fille, ouvre {a paupière :
Le jour monte sur les coteaux :
Vois flotter sa rose lumière
sous le dôme de Les rideaux.
sors dela couche virginale
Que l'innocence aime à bercer ;
C’est l'heure où, sur le frais pétale.
Feux d'amour vont se balancer.
J'ai déjà déplié mon aile,
Et, léger comme un papillon,
Pour épier la fleur nouvelle
J'ai parcouru tout le vallon :
6*
LF SYLPHE ET LA JEUNE FILLE.
« Et sur les bords de l'onde claire,
« Près de la grotte d’un Zéphir,
« Reposant mon vol solitaire,
« J'ai trouvé la fleur du plaisir.
« Mai, tous les ans, la voit éclore :
« Elle ne fleurit qu’une fois;
« Elle ne brille qu’une aurore ;
« Un soir l’effeuille sous ses doigts.
« Son arôme est plus doux encore
« Que les doux baisers de ta sœur,
« Ou que l’encens qui s’évapore
« Des urnes d’or vers Île Seigneur !
« Viens la cueillir! Chaque bergère,
« En admirant dans tes cheveux
« L’éclat de sa tige éphémère,
« La verra d’un œilenvieux.
« Elle dira : La jeune fille
« Qui suit le Sylphe matinal
« Abat toujours sous sa faucille
« La fleur au parfum sans égal. »
La vierge de son front d’albâtre
Ecarte l'ombrage soyeux,
Et puis, vers le Sylphe folâtre,
Dirige l’azur de ses veux.
Le Sylphe sourit et l’appelle :
Son sourire était séducteur !…
Son regard, comme une étincelle,
Vole frapper la vierge au cœur.
LE SYLPHE ET LA JEUNE FILLE. 91
Alors, la vierge se soulève,
S'entoure de blancs vêtements ;
Tel, parmi les joncs de la grêve,
Un cygne s’éveille au printemps.
Le Sylphe auprès d’elle se range ;
A la vierge il parait si beau
Qu'elle croit presque suivre un ange !.….
Tous deux s’éloignent du hameau.
Il la conduit par des bocages
D'orangers, de myrthes fleuris.
Dont les délicieux ombrages
Abritent l'oiseau de Cypris.
Là, chaque brise est embaumée,
Chaque soupir mélodieux ;
Là, du soleil, sous la ramée,
Dort le rayon voluptueux.
Le Sylphe, du bout de son aile,
Dépouillant cytise et jasmin,
De la candide jouvencelle
Parfume le riant chemin.
Longtemps il l’égare timide
Dans ce labyrinthe enchanté ;
Enfin, près d’un fleuve rapide.
Son vol léger s’est arrêté.
S'élançant d’une frèle plante,
La fleur au calice vermeil,
Au bord de l’onde ruisselante,
S’entr'ouvre aux baisers du soleil.
92
LE SYLPHE ET LA JEUNE FILLE.
La jeune vierge la respire :
C'est la fleur qu'elle vient chercher !
Mais vers le gouffre qui l’attire
Pour la prendre, il faut se pencher.
Le Sylphe malin l’encourage ;
Elle approche... sa blanche main
Descend vers la fleur qui surnage…
Hélas ! son pied glisse soudain !
Le fleuve la presse en ses vagues,
Et le Sylphe a fui loin du bord...
De son vol les frôlements vagues
Lui murmurent l'hymne de mort.
Supphante, elle le rappelle :
Elle à cueillir: la belle fleur!
Le Zéphir, messager fidèle.
Lui rapporte un rire moqueur:.
Et bientôt, d’un bosquet de roses,
Où le Sylphe ingrât s’ébattàit.
On vit passer, à peine écloses,
Vierge et fleur que l’ondé emportait !!!
ADELBERT.
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ORIGINES ET BASES
DE L'HISTOIRE DE LYON
ou
DIPLÔMES, CHARTES, BULLES, IOIS, ARRËÊTS,
RÈGLEMENTS DES CORPS DE MÉTIERS, TESTAMENTS ET AUTRES ACTES AUTHEMTIQUES
CONCERNANT LES ANNALES LYONNAISES
POUBLIÉS AŸ NOM DE L'ADMINISTRATION MUNICIPALE (1).
‘H fat un temps, bien rapproché du nôtre , où la lecture
des vieilles chartes et des anciens titres était’ l'occupation
d'un nombre infiniment petit d'hommes studieux, dont les
travaux n'excilaient ni sympathie ni curiosilé. Il n’y avait
d'archives convenablement tenues dans aucune grande ville ;
on enlassail daris- des greniers et on abaridonnail à la pous-
sière où: à l'huridité dossiers , diplômes el manuscrits. Les
conservaleurs de ces dépôts en étaient , d'ordinaire , les en-
f1) Cet ouvrage formera, au moins, deux volumes très-grand'in-4° avec
Icttres ornécs, fat-simile , etc. Le programme raisonné a paru.
94 ORIGINES ET BASES
nemis les plus dangereux ; ils ne portaient aucun intérêt à des
amas enfumés de paperasses xans ulilité probable , et ils en
disposaient à peu près à leur gré. Non moinsindifférentes, les
Administrations locales faisaient vendre au poids, sur la place
publique, et les registres el les parchemins, sans se préoccuper
du parti que l'histoire pouvait en tirer. Le contrat de mariage
de Louis XIV a été retrouvé dans la boutique d’un épicier.
Depuis que les éludes historiques ont été remises en hon-
neur, les peuples et les villes se sont inquiétés du soin de re-
consliluer leur individualité , en faisant revivre leurs anciens
litres. On s'est mis de toutes parts en quête de documents
originaux et on a iulerrogé, avec une atlention incessante ,
les manuscrits , les inscriptions et les débris de toute nature
des lemps antiques. Il y a quelque chose de religieux dans
des (ravaux dont l'objet est de faire aimer et vénérer le pays,
et qui doivent fournir, d’ailleurs, à l'historien, les plus solides
et les plus précieux de ses matériaux. L'impulsion est donnée;
clle ne s'arrêtera plus sans doute. Lyon devait en profiter a
son tour ; aucune ville n’a des annales plus riches ; il n’en
est point qui possèdent de si magnifiques débris d’antiquilé ;
il n’en est point , peut-être , dont l'étude offre plus d'intérêt
à l’archéologue , à l’'économiste el à l'historien. De tous les
monuments des libertés communales de la France , le plas
splendide et le plus ancien , c'est le bronze de Lyon , connu
sous le nom de Table de Claude.
Annoncé depuis dix ans, ce Recueil de documents ne
pouvait être publié qu’à son heure ; il fallait attendre que
le dépouillement des archives impériales, communales et
départementales , ainsi que celui des grandes collections
historiques , eût élé terminé. On y trouvera des chartes el
des diplômes déjà imprimés , mais disséminés dans diverses
collections . et surtout des documents entièrement inédits ;
ceux-là sont très-nombreux. Les très-estimables histoires
DE L'HISTOIRE DE LYON. 95
de provinces qu'ont pabliées les Bénédictins de la congrégation
de Saint-Maur, sont accompagnées de pièces officielles ser-
vant de preuves , et pour la plupart d'un haut intérêt. On
est saisi d’étonnement et de respect, quand on examine ces
grands travaux qui sont écrils dans un si excellent esprit el
avec lant de conscience. À l'exemple de Dom Plancher, le
P. Menestrier a joint à son histoire de Lyon beaucoup
d'anciens actes ; c'était un service qu'il rendait et un bon
exemple qu'il donnait. Il est possible , aujourd'hui , de faire
davantage : d'heureuses circonsiances et l'appui d’un gou-
vernement éclairé ouvrent libéralement les bibliothèques
et les archives aux hommes qui s'occupent d'histoire natio—
nale.
Appréciés ainsi qu'ils doivent l'être, ces diplômes, ces
chartes , ces lettres , ces édits, ces pièces si variées dont va
paraître la collection méthodique sont les bases et les ori-
gines de l'histoire de Lyon; tout ce qui est authentique est
là. Ces documents fournissent les renseignements les plus
curieux sur les mœurs , les usages et la condition civile de
nos pères ; ils sont la justification des récits historiques et
servent à en faire vérifier l'exactitude. Complément obligé de
toutes les histoires de Lyon, ce Recueil offrira des faits et
des dates officielles aux auteurs qui se proposeront d'écrire
sur un point quelconque des annales lyonnaises ; il fournira
d’amples matériaux et des rectifications à une seconde édition,
très-augmentée, d’un ouvrage dont-la révision m’aura coûté
vingt années d'un scrupuleux examen. Sanctus amor patriæ
dat animum ; c'est de ce sentiment profondément éprouvé
qu'est né en moi le projel de donner à la ville de Lyon un
Recueil du genre des Monumenta Patrie du royaume Sarde,
et des Monumenta Germaniæ historica de M. Pertz.
Toutes les pièces capitales seront reproduites en entier
après avoir élé collalionnées sur les originaux, quand il y
96 ORIGINES :ET BASES
aura .eu possibilité de .le faire. Celles qui ‘auront moins de
valeur ‘historique ne seront cependant :pas écarlées'; -elles
seront 'mentlionnées à leur date.et une courte anatyse en'fera
connaître l’objet. Au reste , les sources seront toujours et
partout indiquées ; ainsi des moyens de contrôle ét de:plus
amples recherches. seront:misà la disposition du lecteur. Tuut
imprimer, donner tn exlerso tous les documents , était im-
possible ; vingl énormes volumes n'auraient pas suffi, él les
acles vraiment'importanis eussent été étouffés sous un :emas
de pièecs sans ulilité et sans intérêt. ‘11 fallait donc faire un
Viage , mais il fallait le faire sur des bases très-larges et en
désignant aux travailleurs les livres et les dépôts publics où
ils trouveraient , s'ils désiraient les consulter, les actes admi-
pistratifs ou autres que l'éditeur n'aurait pas admis dans sa
collection. Tel est le plan qui sera suivi : un document quel-
conque n'aura droit à une publication intégrale qu'avtant
qu'il sera d'un intérêt général ou qu'il se rocommandera par
un nom ou par une date d'une véritable valeur. ‘Les actes
privés , quel que suil leur caractère, leltres. ou chartes,
seront Ccarlés, à l'exception, toutefois, de quelques-uns
qui remontent aux premiers temps du:moyen âge , c'est-à-
dire à une époque où il n'y a guëres de pièces d'une .autre
nature , et où il fout bien prendre ce que l’on trouve.
J'ai suivi l'ordre chronologique pour le classement de mes
nombreux matériaux; il est simple, logique, très-commode,
el facilite singulièrement la recherche du documerit dont on
a besoin. On n’a pas loujours, il est vrai, des dates ecrlainces
à :sa:disposilion , mais cel inconvénient csl assez rare ,:el
quand il se présente il y a possibilité de l'atténuer ; les faits
senchaînent dans la succession des temps et s'expliquent les
uns par les autres. ‘Toute autre classification n'eüt pas
offert les mêmes avantages el aurait conduit à une confusion
inévitable.
DE L'’HISTOIRE DE LYON. 97
Ce Recueil ne pouvait être seulement l’histoire de la ville
de Lyon pendant une période restreinte , par exemple , du
X° au XIII siècle ; beaucoup plus étendu et complet, son
cadre embrasse toutes les époques des annales lyonnaises ,
depuis le décret du sénal romain qui fonda la ville , jusqu’à la
réunion récente à la cité des commanes suburbaines. Ne pas
dépasser le moyen âge c'eût été se priver de ceux des docu-
ments dont la connaissance importe le plus. Les lemps mo-
dernes ne sont pas moins dignes d’études que le règne du roi
Boson ; c'est très-bien de reproduire une charte du IX" siècle
qui donne le nom douteux d'un ager ou d’un insignifiant
pagus , ou qui concède à un couvent oublié un vignoble , une
manse ou un pré ; mais les lettres patentes dont est née la
fabrication des étoffes de soie, mais l'acte qui a constitué
dans son état actuel et définitif une agglomération de trois
cent mille âmes doit exciter un intérêt beaucoup plus vif.
Pour les époques tout à fait contemporaines, il y avait,
toutefois , une mesure à observer : les documents devenaient
tellement abondants qu’il eût été impossible de les donner
tous et même d'en faire un inventaire complet. Plus de trois
mille pièces sont relatives à une seule période, celle de la
première république pendant les dix années de sa vie. II
importe d'autant moins de recueillir ces actes législatifs ou
administratifs des temps modernes qu'on les trouve avec une
grande facilité dans deux recueils officiels , le Moniteur et le
Balletin des lois. J'ai donc dû me borner à ceux de ces
documents de notre lemps qui ont un caractère particulier
d'importance, ou qui concernent des modifications fouda—
mentales , soit dans les délimitations territoriales , soil dans
l'organisation de la commune lyonnaise.
Une aatre observation préalable paraît nécessaire : l'intérêt
historique de cette grande collection est tout entier dans les
documents eux-mêmes ; ils doivent occuper le premier plan
CN
/
98 ORIGINES ET BASES
du tableau , el c'est à eux que la parole appartient. De longs
développements sur un fait ou sur un personnage , des disser-
tations archéologiques ou des commentaires sur une date,
auraient dénaturé le caractère du Recueil et multiplié sans
nécessité le nombre des volumes. C'est à l'histoire de Lyon,
récemment terminée , que j'ai dd renvoyer le récit des évése-
ments , l'appréciation du développement des libertés com-
munales , les peintures de mœurs, et le tableau des trans-
formations matérielles de la cité. Je me suis borné à des
notices très-courles , en tête soit des chapitres , soil des actes
dont il importait de déterminer le caractère ; ce n’était pas
l'écrivain qui devait se mellre en scène; il y avail convenaace
pour lui de s'effacer et de laisser le plus de pese possible aux
documents qu'il avait rassemblés.
Ce Recueil élait commencé , lorsque la publication d’un
modèle excellent en a rendu l'exécution plus difficile. Assisté
de MM. Bourquelot et Louandre, M. Augustin Thierry a fait
paraître les premiers volumes de son Histoire du Tiers-
État : cinq énormes Lomes contiendront les pièces qui sont
relatives à la seule ville d'Amiens. Ces actes administratifs
sont précédés , dans cel ouvrage, par un tableau général des
origines el des progrès du liers-état , digne portique du
monument qu'érige à la nation française un de nos écrivains
les plus distingués. À une première impression de découra-
gement , a succédé en moi un vif désir de ne point demeurer
trop au-dessous de ma tâche. Affranchi fort heureusement
de l'obligation de refaire le tableau si bien fait par M. Au-
guslin Thierry, de l'établissement et du développement des
libertés communales dans les diverses provinces de l’ancienne
France, j'ai considéré l’immensité des ressoarces qui étaient
à ma disposilicn , et, un moment ébraniée , mu résolalion
s’est raffermie. 11 m'a semblé que l’histoire de nos franchises
municipales pouvait el devait être faile à Lyon même , à
DE L'HISTOIRE DE LYON. 96
portée de nosarchives si riches et si peu-connues, sous l'ins-
piration des faits et des lieux, et avec le secours loujours
présent de nos grandes bibliothèques. Des pièces originales,
en nombre très-considérable, plus de douze centslettres inédites
des rois de France aux gouverneurs de Lyon et des gouver-
neurs de Lyon aux rois de France , et des milliers de cartons
remplis de documents de lout genre sont à ma disposition ;
il ne s’agit que de savoir en lirer parti; c'est, il est vrai, Île
point difficile.
Il y avait, pour ce Recueil, un autre élément d'intérêt
que j'ai cru ne point devoir négliger : à la publication des
pièces authentiques et officielles , j'ai réuni , sans confusion,
celle des pamphlels politiques et religieux.
Ces documents ne méritent pas, sans doute , une foi
absolue; écrils avec passion et sous la vive impression du
moment , ils se recommandent souvent par ce défaut
même ,.el fournissent les renseignements les plus abon-
daats et les plus précieux à l'écrivain. Un historien peut
apprendre beaucoup dans ces écrits si originaux que nos
guerres de religion et la Ligue ont enfantés, à Lyon, au
commencement de la seconde moitié du XVI: siècle. Ce n’est
point lou ; les grandes calamités qui ont afligé Lyon à diffé-
rentes époques , telles que des pesles meurtrières , des inon-
dations , l’'émeule si souvent choyée dans les ateliers des
ouvriers en soie , ont donné licu à des écrits devenus très-
rares el fort recherchés ; j'ai fait revivre ces pièces curieuses
de notre histoire. Chaque volume est donc composé de deux
parties lrès-distincies ; la première est la collection des actes
administratifs et Kgislalifs, el des titres officiels placés les
uns après les autres, selon l'ordre des temps ; la seconde est
un choix d'opuscules rares et singuliers , de rapports sur des
événements importants, el de pamphlets lancés, comme des
projecliles de guerre , pendant les lutles ardentes des partis.
On remarquera des connexions de plus d’un genre entre ces
100 ORIGINES ET BASES
deux ordres de documents. Quand on veut comnaître la vérité
sur les évènements qui se sont accomplis, à Lyon , pendant
les règnes de Charles IX et de Henri HE, il ne faat pas
consuller exclusivement les lettres de ces rois ou celles de
Mandelot et de Birague ; le témoignage des protestants,
tantôt oppresseurs et lantôt victimes, doit être soigneusement
recueilli.
Ainsi que l'Édition municipale de la Monographie de la
Table de Claude (1), cette Collection de documents lyonnais
(1) A l'occasion de ect ouvrage ct d’une opinion controversable et con-
lroversée , tombée dans le domaine public et qualifiée d'erreur profonde
par un savant professeur de droit romain, M. Benecb , je viens d'être l’objet
d'attaques très-peu littéraires dans la sixième livraison de l'ouvrage de M.
de Boissicu. J'ai refusé d'en occuper l'Académic et j'aurais probablement
garde le silence, si la reproduction, par la Revue, du programme de ma pu-
blication municipale n'était une occasion toutc naturelle d'annoncer ma ré-
ponse. On la trouvera, très-prochainement, dans le premicr volume de mes
Documents historiques et en tête de mon Manuel d'Epigraphie lyonnaise
ancienne ct moderne ; rien nesera oublié. Un mot, cependant, aujourd'hui.
Ma carrière littéraire est déjà longue ; j’ai écrit beaucoup et sur des su-
jets variés ; atlaqué souvent et calomnié plus d'une fois, cependant je n'ai
jamais été l'objet de l’imputation qui m'est adressée par M. de Boissieu ;
l’aurais-je done encourue à propos d'une question très-secondaire pour moi
et qui n’était qu'un minime accessoire dans mon Histoire de Lyon ? Ma bonne
foi a été entière ; j'ai agi ouvertement, avec la plus grande publicité, pro-
voquant moi-même la discussion et la comparaison, et déclinant , au reste,
toute prétention personnelle à la propriété de l'idée réclamée, Lorsque j'é-
erivais, en 1849, la Monographie de la table de Claude, sous la direction vi-
gilantce et scrupaleuse de M. Gregor)j, je n'avais pas lu la quatrième livraison
de l'ouvrage de M. de Boissieu ; c’est’ce que j'ai déclaré sur l’honneur :
tout le monde a le droit de douter de ma science ; je n’ai donné à personne
celui de douter de ma parole.
La seconde cdition, in-folio, de ma Monographie ne laisse plus de prc-
Lexte à l’imputation qu'on m'adresse aujourd'hui avec si peu de justice ; en
effet, cet ouvrage établit ces trois points :
L'opinion que le discours de Claude a été prononce exclusivement dans
ES mn nee nero ne, M eee mm PUR OO ee On ee
DE L'HISTOIRE DE LYON. 101
sera offerte , au nom de la ville, aux grands établissements
scientifiques de l'Europe. Donner ainsi, c'est s'enrichir.
Lyon gagnera beaucoup en faisant connaître ce qu'il a été,
ce qu'il vaut et ce qu'il peut. En se communiquant leurs
anuales et leurs Litres les cilés et les peuples apprennent à
se mieux apprécier el profitent de leur expérience. Nos bi
bliothèques publiques ont reçu assez fréquemment de riches
présents des gouvernements étrangers ; la ville de Lyon s'est
montrée reconnaissante , el elle a accepté avec empressement
l'intérèt des Gaulois chevelus, indiquée par nos vicux historiens el très-pa-
sitivement formulée par M. Zell, appartient à tout le monde ‘
M. de Boissieu l'a présentée avec plus de développement et de nettete
qu'on ne l'avait fait avant lui :
J'ai été anené, par mes propres recherches, à l'adopter, du moment ou
j'ti démontré que la ville de Lugdunum avait cté colonie romaine dès son
origine et n'avait jamais été autre chose (contrairement à l'opinion de M.
de Boissieu). Ces quelques lignes résument toute la discussion ; on voit s’il
y avait lieu à afficher tant de prétentions pour si peu. Un fait fera juger de
l'exactitude de M. de Boissieu. A l'entendre, depuis le Livret d'Artaud , au-
cun autrc ouvrage que le sien n'existe sur nos inseriptions antiques : il ou-
blie, trés-volontairement, mon Recucil général de ces mêmes inseriplions,
annoncé au mois de mars 1845, ct publié, entièrement Lerminé, au mois de
mai 1847 ; il oublie le Musée lapidaire d'’Artaud que j'ai mis moi-même en-
tre ses mains et sur lequel j'aurai une anccdote curieuse à raconter.
M. de Boissieu ne pouvait finir plus mal son ouvrage ; les pages par les-
quelles il le termine sont fâcheuses : si j'étais son ennemi je m'en applau-
dirais; dans l’intérèt de la dignité des lettres, je les déplore. Elles ne
sauraient nuire qu’à leur auteur, on y recontait trop
: Caccus umoïr sui
et tollens vacuum plus nimio gloria verticem.
C'est tout ce que j'ai à dire pour le moment, Oblige de repousser des
agressions injusles, j'ai adressé déjà plus d'une vérité dure à M. de Bois-
sieu, je lui répondrai à mon heure, et, sans me préoccuper davantage d’atta-
ques dont je ne suis nullement blessé , je retourne à mes etudes sur nos
vieux documents lyonnais.
102 ORIGINES ET BASES
une pari dans ces échanges internationaux. Ce n'est pas
pour elle seule qu'elle a fait recueillir ses titres anciens et
modernes ; d’autres sont appelés à les consulter. Ce sont
des matériaux à la disposition des historiens de tous les
pays.
L'indication des sources principales auxquelles j'ai puisé
fera connaître la nature des pièces dont se compose le Re-
cueil des documents Honnais , ét présentera, peut-être ,
quelque utililë et quelque intérêt. Quand on a des recher-
ches à faire sur d'anciens titres , on éprouve , parfois , beau-
coup de difficultés pour trouver sa voie et on dépense un temps
considérable dans des tâtonnements sans résultats. On pou-
vait lirer un parti meillear que je ne l’ai fait des ressources
qui étaient à ma disposition ; mais, du moins, j’ai eu sous
les yeux les pièces originales , et les collections diverses dont
je vais parler ont été el sont encore entre mes mains.
Servis par les travaux d’archéologues et d’écrivains d’une
érudition profonde , les historiens ont aujourd'hui bien plus
de facilités que n’en n'avaient leuts devanciers pour écrire
leurs ouvrages. Il y a des matériaux abondants, et, quand on
sait chercher, on en découvre toujours de nouveaux.
Les sources auxquelles j'ai puisé sont nombreuses et dignes
d'altention ; celles-ci sont des manuscrits, celles-là des
ouvrages imprimés. Beaucoup appartiennent à l'histoire gé-
nérale ; les plus importantes sont la propriété de la ville de
Lyon. Quelques grands recueils fort connus ont fourni des
indications utiles : ce sont les Tables de Bréquigny (jusqu'en
l'an 1270) , les deux premiers Volumes des Diplomata de
M. Pardessus (jusqu'au vin siècle); la collection de Secousse ;
celle des Ordonnances des rois de France de la froisième race
(de l'an 1003 à 1514) le Recueil des Historiens français
commencé par Dom Bouquet ; et le Gallia Christiana. Les
Origines Guelfiræ de Scheidt ont donné des chartes et diplô -
DE L'’HISTOIRE DE LYON. 103
mes des princes du second royaume de Bourgogne , dont je
n'ai dû prendre que les acles dans lesquels il était question
de Lyon ou du Lyonnais.
L'immense Recueil des Documents inédits pour servir à
l'histoire de France contient divers ouvrages desquels il y
avait à extraire plusieurs pièces. On ne compte que vingt-
huit lettres adressées à Lyon , dans les six volumes qui ont
paru , par les soins de M. Berger de Xivrey, des Lettres
missives du roi Henri IV ; j'en donnerai plus de cent. Il y a
eu davantage à recueillir dans la Correspondance adminis-
trative de Louis X1V qu’a publiée M. Depping ; j'y ai trouvé
les leitres de Colbert à l'archevêque de Lyon, et celles de
l'archevêque de Lyon et du Prévot des marchands à Colbert ;
elles sont au nombre de cinquante-trois et contiennent des
reaseignements très-curieux sur l'établissement, à Lyon , de
la febricalion du crêpe el des bas de soie.
Dans la série des Manuscrits , Paris m'offrait plus de res-
sources. Je connaissais l'existence , au département des ma-
nuscrits de la Bibliothèque nationale , d'un énorme volume
io-folio sur Lyon du fonds Lancelot , n° 64% , aujourd'hui
ancien fonds français, n° 8355. C’est un Recueil de lettres
des rois Charles IX et Henri 1IT au gouverneur de Lyon, et
du gouverneur de Lyon à Henri IÏl et à Charles IX , de
1561 à 1589. En publiant vingt-sept lettres de Mandelot à
Charles 1X et de Charles IX à Mandelot datées de 1562,
M. Paulin Paris a exprimé le désir que la ville de Lyon pu-
bliât cette correspundance en son entier; ce vœu sera réalisé. |
J'ai obtenu de M. le Ministre de l’Instruction publique la
permission de copier , et de faire imprimer dans mon Recueil
ce précieux volume in-folio qui est entre mes mains. Il con-
tient six cent quatre-vingt-treize lettres des rois Charles IX et
Henri 111 , et de Catherine de Médicis à Mandelot , et trois
cent treize lettres de ce gouverneur de Lyon.
104 ORIGINES ET BASES
Les Archives impériales que je viens de visiter devaient pos-
séder une très-grande quantité de documents originaux sur
Lyon, dans les registres et dans les cartons ou layelles de ag
section historique et de sa section judiciaire. J'avais recueilli
déjà l'indication de soixante et dix-sept pièces dans le tome IV
d'un manuscrit volumineux de la Bibliothèque de Lyon ainsi
intitulé : Inventaire des Chartes du trésor du royaume estant
en la Sainte Chapelle du Palais à Paris ; mais il importait
beaucoup de savoir quels autres actes se trouvaient aux Ar-
chives de l'empire. Pour l'apprendre j'ai provoqué, dans cet
établissement, des recherches qui m'ont donné les résultats
suivants : il y a, au Trésor des Chartes, huit cartons sous la
rubrique Lyon, qui contiennent soixante et dix-sept pièces
relatives à l'histoire civile el ecclésiastique du Lyonnais ( Ju-
ridiction municipale, droils du roi, impôts , décimes , réga-
les, etc.); cinq registres d’aveux du Lyonnais du XVIII° siè-
cle ; une liasse intitulée : Haras de Lyon, 1776-1790; une
autre intitulée ; Affaires de la ville de Lyon, 1777-1790 , et
une autre dont voici le titre : Imprimés relatifs aux auciens
octrois de Lyon. On trouve encore aux Archives impériales
un certain nombre d’actes épars dont voici les plus anciens :
1286, acte par lequel Amé, comte de Savoie, prend les ha-
bilants de Lyon sous sa protection pour trois ans ; 1286, ac-
cord entre Raoul , archevêque de Lyon, et Hugues, évêque
d’Autun, par lequel ils conviennent qu'ils auront réciproque-
ment l’administration du spirituel et du temporel de leurs
diocèses en cas de vacance ; 1290 — 12992, un acte contenant :
1° des lettres de protection du roi pour la ville de Lyon , et
l'engagement pris par les habitants de Lyon de payer chaque
année, au roi, dix sols par feu pour les riches, et douze de- :
niers pour les pauvres ; 1292, un acte par lequel le Syndicat
de Lyon reconnaît que celte ville est du ressort du roi. Enfin,
le Parlement fournit un certain nombre de pièces sur les pri-
DE L'HISTOIRE DE LYON. 105
viléges concédés à la ville, sur des impôts, sur les foires, sur
les priviléges accordés en 1536 aux Genevois et aux ouvriers
tigseurs de draps d'or, d'argent et de soie, et sur les attribu-
tions des officiers du roi. Le directeur général des Archives,
M. de Chabrier, toujours porté à servir de son concours les
travaux sérieux, a bien voulu m’autoriser à faire dans son dé-
partement toutes les recherches qui me seraient utiles.
Il y a bien certainement d'autres documents inédits sor
Lyon dans divers dépôts publics, à Paris ; j'espère les décou-
couvrir et les publier. L'obligeance de MM. les conservateurs
ne me fera bien cerlainement pas défaut, en considération du
service qu'elle peut rendre à la ville de Lyon et aux études
historiques. | |
Mais c'était à Lyon surtout que je devais faire la moisson
la plus abondante de documents de tout genre ; ici aussi javais
à ma disposition des ouvrages imprimés et des manuscrits.
Parmi les premiers, je dois compter l'Histoire de Lyon du
P. Menestrier ; elle est terminée par les Preuves de l'Histoire
Consulaire , lirées de divers Cartulaires, Registres, Actes,
Terriers, Contrats, Protocoles, Mémoires, Titres, Bulles des
Papes, Lettres-Patentes de nos rois, Priviléges el autres in—
struments publics; c’est, dans des proportions moindres, un
Recueil exactement de la même nature que celui dont la pu-
blication commence. Menestrier a extrait un nombre asser
grand d'actes du Cartulaire d’Ainay , d'un Bullaire de Lyon
émanant de la riche et curieuse Bibliothèque que donna l'ar-
chevêque Camille de Neufville au collége de la Trinité ; d'un
Cartulaire dressé par les soins d'Eslienne de Villeneuve, ci-
toyen de Lyon, et tiré de la Bibliothèque de Pianelli de la
Valette ; d'un Manuscrit intitulé : les Compositions de Forés,
formé des pièces relatives à l'échange du Comté de Lyon, fait
entre les Comies du Forés et le Chapitre de Lyon, enfin, de
l'inventaire du trésor des Chartes et des Archives de l'église
. 106 ORIGINES RT BASES
Saint-Jean. Pianelli de la Valette mit à la disposition de Me-
nestrier, non seulement le Cartulaire d'Elienne de Villeneuve,
mais encore un manuscrit (rès-singulier que le savant Jésuite
recherchait depuis plusieurs années et qui porte ce titre :
Tractatus de Bellis et induciis quæ fuerunt inter Canonicos
S. Joannis Lugduni, et Canonicos S. Justi ex una parte et
Cives Lugdunenses ex aliera, desumptus ex Monasterii Athe-
niorum Bibliotheca per Claudium de Bellieure Lugdunensem.
Ces documents divers forment deux publications distinctes à
la suite de l'Histoire de Lyon, l'une en zxIv pages, l’autre
de 136 pages. Menestrier a donné les textes en latin ; mais il
a traduit les principaux en français et il en a composé, en
grande partie, le cinquième livre de son ouvrage. Malheureu-
sement, ces documents sont reproduits à peu près sans ordre ;
c'est un fouillis dans lequel il est difficile de se reconnaître ;
on regrelle, en outre, que la trauscription des originaux n'ait
pas été faite avec plus de fidélité. Le Recueil du P. Menestrier
n'en est pas moins très-digne d'éloge ; il a fourni aux Tables
de Bréquigny presque toutes les indications qu’elles donnent.
A diverses époques, l'Administration consulaire, soigneuse
du maintien des droits dont la garde lui était confée, a fait
publier le Recueil des Chartes, lettres-patentes, édits, décla-
ralions et arrêts donnés par les rois de France, depuis le XI1I°
siècle, et par lesquels les habitants de Lyon élaient conservés,
eux et leur postérité, dans la jouissance de leurs antiques pri-
viléges et libertés : les principales éditions de ces collections
sont celles de 1649 et de 1771. Un même lravail a été fait
pour les priviléges des foires : j'ai extrait un grand nombre
d’actes de ces deux répertoires dont toutes les pages sont offi-
cielles.
Mais mes principales ressources ont été les manuscrits de la
Bibliothèque de la ville et surtout des Archives de la EE
ture el de l’'Hôtel-de-Vilie.
DE L'HISTOIRE DE LYON. 107
La Bibliothèque de la ville a plusieurs volumes manuscrits
de pièces diverses, une copie des trente-sepl lettres da gouver-
neur de Lyon, de Sault el le Cartulaire de l’ancienne abbaye
de Savigny. Ce Cartulaire et celui de l’abbaye d’Ainay ont été
pabliés, en 1853, par M. Aug. Bernard, dans la Collection
des Documents inédits pour servir à l'Histoire de France : ils
contiennent, l’un (le Cartulaire de l’abbaye de Savigny), neuf
cent soixante pièces ; l’autre (celui de l'abbaye d'Aiaay) environ
deux cents : ces chiffres sont considérables; malheureusement,
l'importance des documents n’est, en aucune façon, en rap-
port avec l'élévation du nombre.
On a dit et répété que tout ce qu'on sait de l'histoire du
moyen-âge est liré des carlulaires ; je ne contlesterai pas
l'exactitude de cette affirmation, mais je me permettrai de la
retourner ainsi : ce que l’on sait de l’histoire du moyen-âge
par les cartulaires esl assez peu de chose. A pplicable aux car-
talaires en général, celte remarque me parait s'adresser très-
particulièrement à ceux des abbayes d’Ainay et de Savigny.
Bien avant moi, Menestrier a cherché à en tirer partiel n'ya
pas réussi; je n'ai pas été plus heureux. Quand j'ai écrit l'his-
toire de Lyon au moyen-âge, j ai examiné avec la plus grande
attention le Cartulaire de Savigny, dans l'espérance d'y dé-
couvrir des faits historiques, ou quelques renseignements sur
l'état de l'industrie et sur la condition civile des citoyens, il m'a
été impossible d'en venir à bout. Que trouve-t-on, en effet,
dans ces recueils très-eslimables à d'autres litres, et dont je ne
parle ici qu'au point de vue de l’histoire civile? Ce sont des
collections d'actes privés, des Donationes ou chartes par les-
quelles des biens élaient donnés à l'Abbaye, des Præstaria ou
Præcaria, des F'endiliones ou contrats d'échange : mais ce
ne sont jamais des documents d'intérêt quelque peu général.
Des pièces relatives à des transactions privées ne sauraient
être évidemment élevées à la dignité de monuments hislori-
1OR ORIGINES ET BASES
ques; les inventaires des titres de propriétés d'un couveut ne
sont pas même les annales de l'Eglise. On ne doit demander
aux cartulaires que ce qu'ils peuvent donner ; leur utilité n’est
pas conteslée, mais il ne faut ni l’exagérer, ni se méprendre
sur son caractère. Le Polyplique de l'abbé Irminon n'est autre
chose que le dénombrement des manses, des serfs et des reve-
nus de l'Abbaye de Saint-Germain-des-Prés, sous le règne
de Charlemagne ; c'est un manuscrit de peu d’élendue et fort
endommagé par le temps. Toutefois, M. Guérard y a trouvé
les matériaux d'un magnifique tableau de la condition des
personnes el des terres en France, depuis les invasions des
Barbares jusqu'à l'institution des Communes. Ce même
M. Gutrard, dont la perte est si regrettable, a placé en lêle du
Cartulaire de l'église de Notre-Dame-de-Paris une préface
qui est un savant ouvrage sur le régime intérieur de cette
église, sur sa juridiction, ses priviléges, sou personnel el les
attributions de ses officiers. Il y a beaucoup à apprendre dans
les cartulaires quand on sait y lire, je ne le nie point ; fort peu
utiles à l'histoire proprement dite, les Cartulaires d'Ainay et
de Savigny, je le proclame hautemeut, ont cependant leur
genre de mérite, Les onze cents chartes qu'ils ont recueillies
contiennent une immense quantité de noms de lieux : on y
trouve mentionnés le Pagus , l'Ager, la Filla, et c'est avec
ces indications que M. Aug. Bernard a composé une géogra-
phie du Lyonnais au moyen-âge très-digne d'estime, bien
qu’on ne doive pas lui demander une exactitude absolue. À
défaut de documents certains sur les faits et sur le développe-
ment des libertés et des intérêts, c'est bien quelque chose que
la reconstitution de plusieurs centaines de Pagi et d 4gri. La
géographie du moyen-âge n'est qu’une branche bien secon-
daire de l’histoire, mais quand on n’a rien de mieux, il faut
s'en contenter. Les variations des délimitations territoriales
dans l'ancien Lyonnais ont été fréquentes, et elles se ratta-
DE L’HISTOIRE DE LYON. 109
chent rarement avec certitude à des événements historiques ;
ce n’est pas, toutefois, une raison pour les dédaigner. Forcé
d’écarter. de ce Recueil la plus grande partie des Chartes des
Cartulaires d’Ainay et de Savigny, je reproduirai cependant
un certain nombre de Donationes et de Præstaria remarqua-
bles par leur antiquité, sinon par les inductions qu'on en peu!
. tirer. Des publications récemment faites me dispensent d'aller
au delà.
Si je n'avais pas à découvrir une bien grande quantité de
documents dans les carlulaires, je devais fouiller avec plus de
frait dans les diverses archives de la ville. Celles de l’Hôtel-
Dieu sont peu connues ; c'est un dépôt fort important de titres
qu on peut considérer comme les archives de l’assistance pu-
blique, à Lyon. 11 a été jusqu'ici peu abordable ; on obtient
assez facilement la permission de pénètrer dans la salle, mais
le droit d'y faire des recherches n'est reconnu & personne.
Cependant bon nombre des documents qu'on y a réunis pré-
sentent beaucoup d'intérêt, non seulement pour les familles
lyonnaises, mais encore pour l'histoire générale de la cité. Je
pe puis dire encore quels sont ceux que j'en tirerai, mais j'ai
la certitude d'obtenir toute la facilité désirable pour les con-
sulter, et l'espérance d’être guidé, dans mes enquêtes, parun
administrateur qui veille sur ce dépôt avec une louable solili-
citude. Certains lestaments, de qui sont nés des établisse-
ments publics, peuvent être considérés comme des documents
historiques. |
Les archives de la Préfecture sont immenses , on y a ren-
fermé, dans plusieurs milliers de cartons, tous les Litres qui ap-
partenaient aux anciens ordres religieux , aux chapitres de
Saint-Jean et de Saint-Just, ainsi qu'aux paroisses. Auprès
de ces vieux titres, dont l’un des plus curieux est la Pancarte
de l'Abbaye de l’Ile-Barbe, sont, en prodigieuse quantité, des
documents administratifs de toule nature. Celte source pres-
110 ORIGINES ET BASES
que inépuisable d'actes et de renseignements de tout genre,
o’est plus ivabordable et inutile, grâce à ces inventaires et à
ces tables dont le gouvernement poursuit l'exécution avec uue
insistance si louable, et à l’obligeance ainsi qu'à la capacité de
l'archiviste, M. Gauthier, dont le concours promet de m'être
si profitable. Le travail que les instructions du ministère de-
mandent à M. Gauthier, trouve dans ce Recueil sa place na-
turelle ; j'y aurai fréquemment recours. Cependant, le plus
grand nombre des documents qui sont relatifs aux paroisses et
aux monastères, n’ont pas droit à une place dans une collec-
tion dont le caractère, on le sait déjà, est de rassembler des
litres d'un intérêt général. Celte considération décisive re-
pousse même les actes capitulaires de Saint-Just et de Saint-
Jean, à quelques exceptions près, pour des documents qui
remontent à une époque où l'histoire de l'Eglise était ceNe du
pays. Ici encore il y aura un triage à faire, mais on saura où
trouver les litres dont je n'aurai pas cru la reproduction 2é-
cessaire.
C'étaient les archives de l’Hôtel-de-Ville qu’il m'importait
surtout de visiter : j'y ai trouvé quatre recueils principaux dont
le dépouillement m'a fort oecupé. Ce sont les Registres des
délibérations du Corps consulaire et du Conseil municipal, les
Syndicats, l'inventaire général des archives el la Correspon-
dance du Corps consulaire et du gouverneur de Lyon. Mon
honorable confrère à l’Académie, M. Grandperret, archiviste
de la ville, les a mis à ma disposition avec une bienveillance
el une confiance dont je ne saurai trop le remercier.
Le plus ancien registre des délibérations et des actes con-
sulaires, commence au 28 août 1416 ; il y a quelques tacunes
dans les années suivantes. En 1568, on inscrivit les Actes
consulaires dans un volume destiné à contenir (ous ceux de
l'année, ordre qui fut depuis très-exactement gardé. Cette
coleclion se compose de trois cent vingt-haït volmmes îin-folio
DE L'’HISTOIRE DE LYON. 111
reliés, les premiers en basane et les autres en parchemin ; le
dernier commence le 17 octobre 1786 et Gnit le 12 août
1790 ; là, s'arrête le gouvernement consulaire, qui a duré
ang siècles, el qui a été conlinué par le Conseil municipal,
dont les délibéralions sont également conservées dans les ar-
chives de | Hôtel-de-Ville. Ce Recueil si considérable est loute
l’hisioire communale de la ville de Lyon ; il n’est pas de ne-
ture à fournir beaucoup de matériaux à la collection des docu-
ments lyonnais. /
Ii en est de même des sept volumes grand in-folio des
Syndicats ; on nomme ainsi de grandes feuilles en vélin (une
pour chaque année), sur lesquelles sont écrits les procès-ver-
baux de la nomination des conseillers-échevins. La collection
commence à l’année 1294 et s'arrêle en 1758, mais il y a
beaucoup de lacunes, causées sans doute par négligence oa
inhabileté à conserver. La plus ancienne de ces feuilles, celle
de l’année 1294 est dans le format petit in-folio; au com-
mencement du XVI siècle, le calligraphe décora son travail
de majuscules ornées, que ses successeurs enluminèrent et
euxquelles ils joignirent les armoiries peintes de la France et
de la ville au-dessus de cette grande ligne : « Au nom de no-
ire seigneur, Amen. » Cet À qui commence la ligne, est une
maæuscule immense, peinle souvent sur un fond or semé de
fleurs et de fruits. Une couronne d'olivier surmonte les ar-
moiries de la ville, qui ont pour supports deux énormes lions
deboal, deux pattes levées , la queue relroussée el la gueule
ouverte. Deux génies soulienuent les armoiries du royaume ;
ce sont des emblèmes satiriques sur les Syndicats de 1572 et
de 1573, qui seront reproduits à leur date.
il y avait beaucoup à prendre daus les vingt-deux volames
in-folio de l'inventaire général des litres et pièces qui sont
eux archives de l'Hôtel-de-Ville, collection manuscrite en
bou état et d'ua usage commode. On a réuni, dans les quatre
112 | ORIGINES ET BASES
premiers volumes, loutes les pièces qui sont relatives aux pri-
viléges, franchises et libertés des habitants de Lyon : les sui-
vants contiennent celles qui trailent des pouvoirs et de l’au-
torité du Consulat, ainsi classés : sûreté de la ville, police de
la voirie, des arts et méliers et des foires, juridiction consu-
laire, administration des deniers, dettes, revenus et biens de
loute nature de la cité, ancien et nouvel Hôtel-de-Vike,
établissements réligieux et profanes, charges et emplois. Ce
vaste répertoire renferme un grand nombre d'indications pré-
cieuses dont l'histoire de Lyon aura beaucoup à profiter.
Mais c'est surtout à la Correspoudance que ce Recueil a
demandé des communicalions importantes. Cinq volumes in-
folio réunissent les lettres (en très-grande partie inédites),
adressées par les rois et reines de !'rance aux conseillers,
bourgeois, manants et habitants de la ville de Lyon. Ces let-
tres sont au nombre de quatre cent quarante-quatre ; voici
leur répartition : de Charles VI et d'Isabeau de Bavière,
cinq ; de Charles VII, quatre-vingt-quatre ; de Louis XI,
soixante-sept; de Charles VIÏI, quarante-trois; de Louis XHX,
dix-neuf; de François I", sept; de Henri 11 el de Diane de
Poiliers, sept ; de Charles IX, trente-huil ; de Catherine de
Médicis, vingt; de Henri LIT, trente-sept; de Henri IV,
soixante-neuf ; de Marie de Médicis, quatre; de Louis XI,
trente-neuf ; de Louis XIV, vingt-trois ; d'Anne d'Autriche,
deux ; de Louis XV, trois ; de Louis XVI, huit. Si j'ajoute au
chiffre total de quatre cent quarante-quatre celui des lettres
de rois et de reines de France que j'ai recueillies autre part
qu'aux archives de l'Hôtel-de-Ville de Lyon, je dépasserai
le nombre de douze cents.
Ces lettres (qu'il ne faut pas confondre avec les leltres
patentes) , ne sont pas loules, à beaucoup près, d'un vif
intérêt ; plusieurs sont des circulaires que les rois de France
adressaient aux principales villes pour les informer des nou-
DE L'’HISTOIRE DE LYON. 113
velles de la guerre ou de tout autre événement majeur ; beau-
coup sont des demandes d'argent, des lettres de crédit, ou des
recommandations en faveur de candidats à la place, prochai-
nement vacante, de prévôl des marchands. Toutes celles qui
traitent d'affaires ou qui ont quelque valeur historique , seront
reproduites enenlier; je ne donnerai des autres que desextraits
dont les termes seront pris presque toujours dans les lettres
elles-mêmes, pour en faire mieux connaître le sujet et l'esprit.
Toutes serontclasséesselon l'ordre chronologique et mêlées aux
autres documents au rang désigné par les dates respectives.
Deux volumes in-folio contiennent les lettres des princes ,
princesses el hauts-fonclionnaires. Voici les noms des prin-
cipaux de ces personnages : le duc et la duchesse de Bourbon
(XVe siècle) ; Jehan, François et Charles de Bourbon ;
Catherine de Lorraine (XVI® siècle); Anne d'Est ; Charles
de Savoie, duc de Nemours ; Henri de Savoie ; Henri de
Bourbon ; Gaston de France, fils de Henri IV: Amédée VIII
de Savoie ; Yolande, fille dé Charles VIT et de Marie d'Anjou;
Charles-Emmanuel de Savoie ; l'infante Calarina , duchesse
de Savoie ; Amédée , roi de Savoie (1729) ; Eugène de
Savoie (1729-1732) ; Philippe , roi d'Espagne ; Galéas-
Marie Sforce, duc de Milan ; les cardinaux d'Amboise et
d’Armaignac ; le comle d’'Armaignac ; Jacques d’Albon,
maréchal de Saint-André ; Albigny , gouverneur du Dau-
phiné au temps de la Ligue ; le marquis d’Halincourt, Biron,
Pompone de Bellièvre , Bassompierre , le maréchal de Bel-
lisle , le cardinal de Bernis , Bertin , le baron de Breteuil,
Chamillart , le duc de Choiseuil , etc. On trouve même dans
l’un de ces volumes des aulographes de Mustapha - Pacha,
et d’Ali, pacha de Janina ; beaucoup de ces lettres n’ont rien
de remarquable , si ce n’est la signalure.
Mais l’hislorien de Lyon trouverait bien certainement beau-
coup de faits , peu connus, à recueillir dans les quarante et
S
be
114 ORIGINES ET BASES
un volumes in-folio de la Correspondance du Consulat avec
ses délégués et avec divers grands personnages , pendant les
XVIe, XVIIS et XVIII siécles ; j'ai examiné curieusement
chacun de ces gros tomes qui sont, dans leur ensemble,
l’histoire intime de la cité. Le Consulat envoyait très-fré-
quemment , à Paris , des délégués pour y traiter des affaires
de la ville , el ces députés rendaient compte de leur mission.
Cette Correspondance se compose d'environ cinq mille lettres
classées par siècles el par personnages, eux-mêmes placés
selon l’ordre alphabétique , méthode peu commode et qui
n’est pas même exactement observée. Le Lome VIIL contient
quatre-vingt-six lettres du duc de Mayenne, et d'autres
lettres du cardinal de Lorraine , de Catherine de Lorraine et
du duc de Guise ; les affaires de la Ligue sont très-largement
représentées dans ce Recueil. On trouve, dans les tomes XVI .
et XVII, beaucoup de lettres de princes de la maison de
Savoie, de Charles de Savoie , duc de Nemours , d'Anne de
Savoie et du marquis de Saint-Sorlin. I] y a, au tome Vi, dix-
huit lettres de Henri de Lorraine. Celles d'Alphonse d’Or-
nano sont en très-grand nombre. Les membres du Corps
consulaire, dont on a le plus de lettres et dont les noms sont
le plus connus des historiens de Lyon, sont Guillaume Ga-
dagne, de Bothéon , Croppet , de Masso , Grollier , du
Troncy , d'Urfé, Émile et Guillaume Gella, Rubys, de
Moulceau, Anisson, Bronod, Tolozan de Monfort. On a
formé les derniers volumes de letires adressées aux prévôls
des marchands et échevins par les contrôleurs généraux ou
ministres : Bertin, Choiseuil, de Flesselles , de la Micho-
dière, Machault , d'Argenson , prince de Montbarrey, Orry,
de Sertincs, de Saint-Priest, de Vergennes , Necker , etc.
La correspondance de Villeroi occupe deux volumes {tomes
XXXVIIL et XXXIX) et s'étend de l'année 1666 à l'année
1789 (d’autres lettres d’un Villeroi font partie du tome XI):
he
DE L’HISTOIRE DE LYON. | 115
ces lettres des gouverneurs de Lyon sont bien certainement
dignes d'étude. Les deux derniers volumes du Recueil con-
tiennent la Correspondance de la ville avec Avignon et quel-
ques villes de la Suisse.
Les renseignements qu'on vient de lire donnent une idée
sommaire de ce que sera la Collection des documentslyonnais:
déjà en voie d'exécution , cette publication continuera , sinon
avec une rapidilé qui ne serail ni bien ulile ni possible , du
moins avec une grande régularité. L'éditeur s'est proposé de
renfermer en un seul corps d'ouvrage une multitude de pièces
très-importantes pour notre histoire ; celles-là enfouies dans
une multitude de volumes qu'on se procurerait difficilement ,
celles-ci entièrement inédites. Ce Recueil devra son existence
à la sollicitude si éclairée de M. le Conseiller d’État Vaïsse ,
administrateur du département du Rhône : il obliendra, je
l'espère , l'appui de la Commission municipale et celui de l’un
des fonctionnaires qui connaïssent le mieux les affaires du
département , M. le Sous-Préfet Pelvey. Je n'ai dû qu’à ma
posilion l'honneur périlleux d’être chargé de son exécution ;
en acceplant cette lâche, bien au-dessus de mes forces , j'ai
compté sur une grande défiance de moi-même, sur les bons
et infaillibles résultats de la ténacité au travail, et, par-
dessus loutes choses , sur les conseils el sur le concours de
tous les Lyonnais qui ont à cœur la gloire et les intérêts de
leur pays.
J.-B. MonraALcon.
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LETTRE
AU SUJET DE L'ÉGLISE D'AVENAS.
MONSIEUR ,
Votre numéro du mois de juin dernier contient un compte-
rendu de mon Histoire du Beaujolais, par M. Aug. Bernard.
Veuillez être assez bon pour accueillir une courte réponse à cet
article.
Depuis longtemps déjà je connaissais le travail de M. Aug.
* Rernard sur mon ouvrage. Îl avait été inséré dans l’Afhenœum
français du 20 août 1853. Je n’y répondis pas alors, bien con-
vaincu que tôt ou tard ce même article reparaïîtrait dans un jour-
nal de Lyon. 11 me sembla convenable d'attendre cette seconde
édilion qui nous ramenait sur notre véritable terrain et devant
nos juges naturels.
Comme je vous l’ai dit, Monsieur, ma réponse sera courte, at-
tendu qu’elle ne porte guère que sur un point vraiment intéres-
sant, l'église d’Avenas. Je r'ai pas besoin de vous dire qu’elle
sera modérée, car il doit toujours en être ainsi lorsqu'on discute
de bonne foi, et M. Bernard m'en a donné l'exemple dans sa cri-
tique pleine de convenance. 11 cherche la vérité comme je la cher-
che moi-mème, et, si je pensais qu'il l’eût trouvée , je voudrais
ètre le premier à le proclamer.
»:
LETTRE AU SUJET DE L'ÉGLISE D'AYENAS. 117
Le premier reproche que m'adresse le crilique c'est d'avoir
commencé la généalogie des sires de Beaujeu, ‘par Omfroy, dont il
serait difficile de citer un seul acte. Il suffisait, dit-il, de par-
tir de Guichard de Beljoco, cité dans une bulle du pape Be-
noît VIII publiée par Dom Bouquet.
Certainement on serait trop heureux si, en écrivant l’histoire,
on pouvait toujours s’appuyer sur des titres parfaitement régu-
liers, tels que bulles, chartes, etc.; la tâche alors deviendrait bien
plus facile. Mais lorsque ces titres nous manquent, ne peut-on,
sans être taxé de légèreté, attacher une importance réelle à cer-
tains documents qui portent en eux-mêmes un caractère d’au-
thenticité, tels que les cartulaires , les obituaires , les actes par-
ticuliers des communautés, etc., lorsque les extraits que nous en
possédons nous sont fournis par des auteurs dignes de foi ? Or,
sur quelles preuves ai-je établi les premiers degrés de la généa-
logie de Beaujeu ? Sur des titres précisément de la nature de ceux
dont je viens de parler, titres qu’il m’eût été impossible de con-
sidérer comme non avenus, puisqu'on y trouve les preuves de
la généalogie de Beaujeu depuis Omfroy avec une filiation assez
bien suivie. J'ai donc admis ces degrés comme suffisamment
prouvés et il me parait difficile qu’on puisse révoquer en doute
leur existence.
M. Bernard m'adresse quelques reproches sur la marche et
l'ordre que j'ai suivis dans mon ouvrage, sur la nomenclature
des paroisses par ordre alphabétique, sur l’omission des noms
latins, etc. A tout cela je n'ai rien à répondre ou plutôt il y au-
rait trop à dire, et une semblable discussion ne pourrait que pa-
raître fort déplacée et fort ennuyeuse aux lecteurs de la Revue.
Je crois donc leur être agréable en m’abstenant. M. Aug. Ber-
nard a, du reste, parfaitement raison quand il dit que la plus
haute montagne du Beaujolais se nomme Aujou et non pas 47-
jou, comme on l’a imprimé. Seulement notre critique n'aurait dù
voir là qu’une simple faute d'impression échappée à’ la correc-
tion. Je lui en signalerai moi-même une autre toute semblable, à
l'article du fief d'Audour qui a été écrit Andour. D'ordinaire, l’in-
telligence du lecteur qui connait le pays suffit pour faire justice
118 LETTRE AU SUJET DE L'ÉGLISE D'AVENAS.
de ces sortes de fautes, et voilà pourquoi je n'ai pas mis d’errata
à mon ouvrage.
Arrivons maintenant à l’objet principal de ma réponse, à l’au-
tel de l’église d’Avenas.
M. Aug. Bernard repousse l’idée que saint Louis puisse être
regardé comme Île fondateur de l’église d’Avenas, attendu que le
style du monument est roman , tandis qu’en 1248 on avait déjà
adopté le style ogival. Il l’attribue à Louis VII, quia dû passer
à Avenas dans quelqu'un de ses nombreux voyages à travers la
France.
Soit que l'architecture qu’on a appelée successivement gothi-
que, arabe et ogivale, ait été apportée en France par les Croisés,
soit qu'elle y ait été introduite par les nombreux ouvriers que
Louis VII fit venir d'Espagne, il n’en est pas moins constaté que
ce n'est guère qu'au milieu du XIle siècle que son usage com-
mença à se répandre en France. On l’adopta d’abord pour les
grands édifices religieux, et Notre-Dame de Paris, commencée
vers 1133, passe pour un des premiers monuments élevés en
France dans le style ogival. Quelques grandes villes suivirent cet
exemple et abandonnèrent l'architecture romane. Mais, à une
époque où les communications étaient lentes et difficiles, où
l'imprimerie n’était pas encore venue répandre les lumières et faire
connaître à tous Îles idées nouvelles, les progrès en fait d'art,
comme en toute autre chose , ne marchaiïent qu'avec une lenteur
dont nous ne pouvons nous faire que diflcilement une idée. Les
provinces reculées ne furent initiées que bien longtemps après à
la transformation qui s'était opérée dans le goût et continuèrent,
en attendant, à construire selon les anciennes habitudes. Plus
d’un siècle se passa avant qu’elles eussent une connaissance
exacte de la nouvelle architecture. Dans les campagnes reculées,
“à défaut d’architectes, les travaux étaient confiés à des ouvriers
sans goût, sans instruction et qui se bornaient à copier les égli-
ses de leur voisinage. Or, précisément à Avenas, tout démontre
l'absence d’un homme de talent ayant présidé tant à la construc-
tion de l’église qu’à la sculpture de l'autel. M. Vietty en fut frappé
lorsqu'il visita ce monument. L'aufel, dit-il, @ peu de mérite sous
LETTRE AU SUJET DE L'ÉGLISE D'AVENAS. 119
le rapport de la sculpture... avec une touche provinciale
bien prononcée. Il a dû étreexécule à Beaujeu.
Si nous avions besoin de quelques exemples pour appuyer
notre opinion sur le retard où se trouvaient les campagnes vis-
à-vis des grandes villes et des grandes communautés , nous les
trouverions facilement sans quitter nos montagnes du Beaujo-
lais. Nous citerions, entr’autres, l’église-de Saint-Mamez qui date
incontestablement du XIlle siècle et dans laquelle le plein cintre
règne généralement. Dans une partie seulement l'ogive com-
mence à apparaître, mais, au premier coup-d'œil, il est facile de
s’apercevoir que cette innovation est due à des remaniements qui
ont eu lieu plus tard. Au temps même où nous vivons, ne voyons-
nous pas combien l'art est en arrière dans les provinceset n’a-t-
on pas à gémir chaque jour sur les barbarismes qui se commettent
dans la construction des églises de nos campagnes? Des actes de
vandalisme n’y ont-ils pas lieu à chaque instant ? Voyons seule-
ment ce qui s’est passé à Avenas mème il y a 25 ans. Les habitants
de cette commune gémissaient de voir que leur église, qui venait
d’ètre badigeonnéo à neuf, était complètement déparée par l’autel
si vieux et si gothique qui figurait dans le chœur. Une horrible
‘peinture lui fut appliquée, mais ne répondit pas à l'attente des
habitants en ce qu’elle ne faisait que mieux distinguer toutes ces
vieilles figures , bonnes à faire peur aux gens. Alors une grande
résolution fut prise. Notre monument fut enlevé du chœur, trans-
porté dans une chapelle latérale humide et à peine éclairée; on
l'orna d’un devant d’autel en papier; le banc des chantres mas-
qua complètement le côté droit, et les habitants furent ravis de
voir figurer dans Île chœur, à la place de leur vieil autel, une
sorte de coffre à tombeau en bois bien peint et bien verni, imi-
tant l’acajou, le citronnier, etc.., et ceci se passait devant nous,
en plein XIXe siècle! Et on n’admettrait pas, qu’au XIIIe siècle,
les campagnes étaient de cent ans en retard sur les grandes
villes ! Est-çe que par hasard on en viendrait à cette conclusion
qu'il n’y a pas eu progrès depuis six cents ans ?
M. Auguste Bernard pense que Louis VII a dû passer à
Avenas dans quelqu'un de ses voyages et y fonder l’église. 11
“
120 LETTRE AU SUJET DE L'ÉGLISE D'AVENAS.
cite, à l'appui de son opinion , trois voyages que ce prince aurait
faits à Mâcon, aux années 1147, 1163 et 1172. Que Louis VII
soit venu à Mäcon, c'est ce que je ne discuterai pas ; mais il m'a
été impossible de trouver la moindre trace d’un voyage à Lyon;
aucune histoire de cette ville n’en fait mention, et les auteurs
qui ont donné la liste des rois de France qui ont visité Lyon, ne
parlent pas de Louis VII. Or, s’il n’est pas venu à Lyon, il n’a
pas passé à Avenas, attendu que le rude chemin qui traversait
ce bourg, n'avait que deux buts, Cluny d’un côté et Lyon de
l’autre. En admettant que Île roi soit venu à Mâcon, je ne vois
pas trop comment il aurait pu se rendre à Avenas, ni quel sujet
assez grave aurait pu le déterminer à entreprendre une course
aussi difficile. 11 faut connaitre les lieux pour se rendre compte
de la difficulté d'un pareil voyage, qui, il y a vingt ans seule-
ment, était encore chose très-pénible. Avenas, situé à plus de
sept lieues de Mâcon, en est sépaté par une chaîne de montagnes
fort élevées, à pentes très-rapides et couvertes de rochers. Aucun
chemin n’existait encore, au siècle dernier, pour relier ces deux
localités. Avenas formait la dernière limite du diocèse , et son
chétif bourg n’était, comme il l’est encore, composé que de dix
à douze maisons. Il avait, il est vrai, l’avantage d’être placé sur”
la route de Lyon à Cluny ; mais, pour y aller de Màcon, il fallait
ou remonter jusqu’à Cluny, ou descendre jusqu'à Belleville, ce
qui doublait au moins la longueur du chemin. Je ne puis croire
que Louis VII ait eu l’idée d'entreprendre une pareille excursion
pendant ses séjours à Mâcon, pour arriver enfin en un lieu
désert et qui ne pouvait lui offrir aucun intérêt. Il m'est donc
impossible de reconnaitre Louis VII comme le fondateur de
l’église d’Avenas ; car, pour arriver à une semblable conclusion,
il faudrait se jeter dans le champ des suppositions, qui, en défi-
nitive, ne seraient appuyées d'aucun raisonnement solide. Tandis
que pour Louis JX tout concorde admirablement ; et la date du
12 juillet , à laquelle notre saint roi se trouvait à Avenas, est
pour notre opinion une arme qu’il sera toujours difficile de faire
plier. Au reste, que M. Auguste Bernard le sache bien : avant
d'écrire ma notice sur Avenas, je me suis fait à moi-mème toutes
+
LETTRE AU SUJET DE L'ÉGLISE D'AVENAS. 121
les objections qu'il m'adresse, et souvent, je dois le dire, elles
ont failli ébrauler mes convictions. Mais une étude plus appro-
fondie du monument qui nous occupe et de ceux de la même
époque qui existent encore dans nos montagnes, des recherches :
mieux suivies sur le XIIIe siècle et sur l’état de l’art dans les
provinces, les ont enfin fixées d’une manière invariable.
Ici, peut-être, devrait se terminer cette lettre ; mais, puisque
j'ai entrepris de répondre à tout ce qu’on m'a opposé, il me pa-
raît difficile de ne pas dire quelques mots d’un article que
M. Péricaud-Breghot a fait paraitre sur le mème sujet dans la
Gazette de Lyon du 31 mai 1853, précisément le lendemain du
jour où M. Morel de Voleine avait rendu compte de mon ouvrage
en termes dans lesquels il était facile de reconnaitre son amitié
pour l’auteur. M. Péricaud, donc, nous avoue, dans son article,
qu'il a tenu pendant longtemps à attribuer l'érection de l’église
d'Avenas à Louis-le-Débonnaire, qui fut surnommé le Pieux ;
qu'ayant cependant eu quelques doutes, il les avait soumis à un
ami lettré (1); que cet ami lui avait répondu que Louis VIT, lui
aussi, avait été surnommé le Pieux, et était venu plusieurs fois à
: Mâcon. L’ami a parfaitement raison et ce sont des faits acquis à
l’histoire. M. Péricaud alors a poussé les choses plus loin , et,
obligé d'abandonner Louis-le-Débonnaire , en faveur duquel il
avait cependant écrit, il a voulu déposséder notre saint Louis de
son titre de fondateur de l’église d’Avenas , en attribuant cette
qualification à Louis VII. Si, comme l’a fait plus tard M. Auguste
Bernard, il nous eût opposé la question d'art et autres raisons
discutables, cela eût paru tout naturel ; c'était de bonne guerre, et
ces sortes de discussions ont même cet avantage que souvent il en
jaillit un trait de lumière. Mais M. Péricaud-Breghot ne procède
pas ainsi; il est plus expéditif et plus tranchant ; il a trouvé d'un
seul coup toutes ses preuves en faveur de Louis VII. En effet,
dit-il, les auteurs de l'Art de vérifier les dates nous apprennent
que Louis VII, dit le Jeune, partit de Saint-Denis pour aller
à la terre Sainte, le 14 juin 1147. Ce roi a donc pu se trouver
(1) Textuel.
122 LETTRE AU SUJET DE L'ÉGLISE D'AVENAS.
à Avenas et y fonder une église le 12 juillet, jour marqué dans
- l'inscription. Certainement c'eût été puissamment raisonné si
Louis VII, pour se rendre en Orient, eût pris la même route
que saint Louis suivit plus tard. Malheureusement il n'en fut
rien , il prit la route opposée, et le raisonnement tombe à plat.
Jci, nous devons le dire, M. Péricaud a eu un tort grave, c’est de
n'avoir pas consulté de nouveau son ami lettré avant de conclure
comme il l’a fait. Cet ami l'en eût certainemeut détourné et lui
eût fait observer que l’Aré de vérifier les dates, excellent ouvrage
d'ailleurs , était trop abrégé pour pouvoir tout dire. Il l’eût en-
gagé à consulter Vély, Michaud ou tout autre de ces historiens
qu'on a toujours sous la main et dans lesquels il verrait que
Louis VII, partant (le Saint-Denis, se rendit à Metz, pour de là
se diriger sur Constantinople en traversant l'Allemagne, chemin
tout opposé à celui qui pouvait conduire à Avenas. Voilà, nous
le croyons, ce que son ami lui aurait dit, et l’article serait resté
en portefeuille, à moins que son auteur n’eût trouvé de meilleures
preuves à nous donner
Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes sentiments les
plus distingués.
Le baron DE LA ROCHE-LACARELLE.
Sassangy, le 30 juillet 1854.
UNE
PROMENADE EN SUISSE
ET AU LAC MAJEUR
SUITE ET FIN
(Juillet ct août 1850 ).
ee —_—__— 2 D D QC ——
LETTRE VI.
À M. E. P. |
& août 1850.
C’est vous, mon cher ami, que je choisis pour destinataire
de cette lettre; elle sera probablement prolixe et fastidieuse,
ne vous étonnez donc pas de la préférence : entre confrères
on sait se pardonner ses pelils défauts.
Donc, nous sommes à Lucerne : et, tout d’abord, en met-
tant le pied sur le rivage, au milieu d'une place conquise
sur les eaux du lac, voici l'hôtel ou plutôt le palais du
Schweidzer-Hoff qui nous ouvre son vaste portique dont les
colonnes supportent un gracieux balcon, et nous offre, avec
toutes les richesses et l'élégance du confortable, l’empresse-
ment el l’exquise urbanité de ses innombrables serviteurs.
La salle à manger réclame d’abord notre visile, et, mal-
gré un fort légitime appétit, notre première attention est
pour ses élégantes peintures, sa voûte hardie, les onze fe-
nêlres qui lui ouvrent une magique perspective sur le lac el
ses bords; pour ses trois lustres énormes versant la lumière
124 UNÉ PROMENADE EN SUISSE
à flots sur 200 convives facilement assis et majestueusement
attablés.
Au moment où nous quitlions la barque sur laquelle nous
avions passé trois mortelles heures, le canon éclatait dans les
airs ; comme nous n'avions pas prévenu les autorités de uotre
venue prochaine, nous dûmes croire, malgré loute notre im-
portance, qu’on ue le tirait point pour nous. D'ailleurs, les
hôtels regorgeaient de voyageurs, la ville s’animait d’un mou-
vement inaccoutuiné, les rues s’encombraient de voitures ap-
portant une foule d'étrangers tout affairés, et de curieux
attirés par le spectacle de leur bruyante animation. Le tu-
multe se prolongea loute la nuit, au grand détriment de
notre sommeil, et quand le lendemain, mal édifiés par dix
versions contradictoires, nous allions chercher enfin la cause
de ce mouvement extraordinaire, nous eûmes, sans quilter
l'hôtel, la clef de cette énigme tumultueuse.
Une immense colonne d'hommes marchant quatre à quatre
et faisant flolter, non au soleil (et pour bonne raison) mais
au vent, les cent couleurs de leurs bannières, s’avançait au
son d’une musique assez médiocre, précédée el suivie d’un
peloton de carabiniers semblables pour le costume, la tour-
nure militaire, l'air martial et les grâces guerrières, aux vail-
lantes sentinelles qui veillent, non aux barrières du Louvre,
mais à celles de Vaise et de Serin : puis enfin, venait une
forte escouade de moutards en luniques bleues, le sabre au
côté, portant le fusil comme les bedeaux portent leur verge ;
c'élaient 1à Messieurs les élèves du Lycée, guerriers en herbe,
savants cn espérance, cultivant d’un même amour les Muses
et la charge à douze temps. Après avoir déroulé sur la place
même du Schweidzer-Hoff ses anneaux bariolés, la procession
fait halle et se déploie en carré : tout à coup un hourra,
au loin répété par les échos, salue un immense drapeau rouge
à la croix blanche flottant au balcon même de notre-hôtel :
ET AU LAC MAJEUR. 125
il descend, s'incline devant les rangs el s’avance religieuse-
ment gardé et solennellement porté.
Jamais on n'avait vu
Un homme si barbu
ni si fer, que l'heureux gaillard à qui en était échu l'honneur:
car, ne vous y lrompez pas, ce n'élail rien moins que le
Drapeau fédéral ; non point précisément celui de Sempach
ou de Morgarten, mais le drapeau fédéral de la musique.
Tout cet appareil, toute cetie pompe sont consacrés à célébrer
la fédération musicale des mélomanes de la Suisse qui
avaient , cetle année, choisi Lucerne pour théâtre de leur
tournoi lyrique.
Ravis de cet heureux hasard, nous nous promettons de
ne rien perdre des divers aspects de celle fêle inattendue et
tout d'abord nous pénétrons dans la ville dont les rues, étroi-
tes et tristes pour l'ordinaire, offraient alors un ravissant
coup-d'œil : à chaque pas se dressent des arcs de verdure les
plus élégants, les plus variés; les portes de la ville ont disparu
sous une parure de mousse, landis qu'aux façades des édifices
publics et de presque toutes les maisons — gothiques, pour la
plupart, et d’un aspect bizarre — se balancent de vertes guir-
landes ; au milieu de chaque place, au-dessus des fontaines,
s'élève comme un gracieux el frais pavillon; ici, de hautes
branches de sapin touffues forment une allée improvisée dont
les arbres sont reliés entre eux par un cordon de fleurs ; Jà,
un obélisque de mousse semé de roses , ou un temple de ver-
dure aux colonnes hardies, à la coupole aérienne, est érigé à
quelque chanteur célèbre dont le portrait sourit au milieu de
son cadre embaumé. | |
Sur les pas de la foule, nous arrivons au Grund, belle pro-
menade ombragée de platanes et d'ormeaux ; tout à côté,
dans une verte prairie, s'élevait une porte en ogive, flanquée
de deux campaniles, le tout en bois, très-élégant, très-hardi,
126 UNE PROMENADE EN SUISSE
et s'ouvrent sur une espèce de cour au fond de laquelle s'—
{alait une vaste façade, en bois aussi, dont le fronton et les
tourelles gothiques disparaissaient sous les plis bigarrés de
toutes les bannières jouant avec le vent ; c'était là, mon cher
ami, la salle du banquet offert aux chanteurs et même aux
audileurs, moyennant six livres par têle, hospitalité peu
montagoarde , vous le voyez , ou du imnins peu écossaise.
Mais nous sommes dans le pays du proverbe : pas d'argent pas
de... et pas de diner. Sous ces voüles immenses d'où pen-
dent festons el guirlandes, sont rangées 96 tables el autour
de chacune s'asseyent à l'aise près de 25 convives; une galerie
destinée à la musique s'élève en face d’une tribune où l'on
viendra, après boire, pérorer un petit brin ; car, par le temps
où nous sommes, il n’est pas de bonne fête sans le speech
obligé. Un coup de canon, auquel répond un hourra bruyant,
annonce que le dîner va cesser d'être une espérance, et vingt
marmilons mâles et femelles s'avancent « à pas complés, »
portant solennellement les potages, précédés d'un carabinier
dont l'allure et la gravité disent assez la haute idée qu'il a de
ses délicates fonctions.
On ne dérange pas l'honnète homme qui dine ; aussi, lais-
sant fonctionuer en paix ces innombrables mâchoires, nous
allons inspecter les cuisines où, sur des fourneaux gigantes-
ques, fume un appétissant ragoûl, flanqué de montagnes de
viandes et de cervelas ; dans un coin, vingt barriques sont
mises en perce ; on dirait les noces de Gamache : à coup sür,
les Don Quichotte ne manquaient pas, et j'aime à penser
qu'ou aurait trouvé par là Sancho-Pança, écumant une mar-
mile, se moquant de l'Amphitryon et vivant à ses dépens.
Nous gagnons la salle du concert qui n'est autre que
l'église du Collége, exposée de temps à autre à ces petits
lravestissements ; après force débats avec les commissaires ,
qui s'obstinent à nous parler allemand et à ne pas comprendre
ET AU LAC MAJEUR. 127
le français, heureuse ignorance pour notre mauvaise humeur
s’exhalant en termes peu parlementaires ! nous oblenons en-
fin, sur la balustrade d’une tribune et sur le dos carré d’un
banc, quelques places mal commodes, mais d'où nous em—
brassons le spectacle étalé sous nos yeux. La foule remplit
la nef et se presse sur les vastes gradins d'un amphithéâtre où
nous pouvons , à loisir et de fort près, analyser la plupart
des costumes qui font, dans les récits des voyageurs et les as—
sertions des géographes, l’ornement et le charme de la Suisse.
Franchement, tout cela estassez pauvre, el les vraies Suissesses
sont à l'Opéra. Les Gilles de Lucerne nous étalent bien leurs
chapeaux de paille et leurs bonnets à ailes de papillon, mais
ils sont horriblement fanés, et, dans ces nattes flottant sur leurs
épaules, il y a moins de cheveux que de moire. Nous aimons
davantage la jupe courte, le spincer étroit et la guimpe plis-
sée des Bernoises, mais notre suffrage est acquis lout entier
aux élégantes du canton d'Unterwald qui, empruntant presque
tout le costume de leurssœurs de Berne et relevant seulement
par un ruban aux vives couleurs l’éclatante blancheur de la
chemisette, semblent avoir concentré toute leur coquetterie et
tout leur art dans le gracieux et pittoresque édifice de leur
coiffure : leur blonde chevelure natée avec des tresses de fil,
les unes rouges, la plupart blanches, s'enroulent au sommet
de leur tête en anneaux multipliés, où ils sont arrêtés et
maintenus par une épingle dont la tête large et plate comme
la main étincelle de pierres précieuses ou s'enrichit d’un élé-
gant (ravail d'orfévrerie. |
Les sons bruyants de la musique militaire retenlissent sons
les voûtes du temple el, graves comme des sénaleurs, les mem-
bres de l’aréopage lyrique se carrent dans leurs fauteuils, tan-
dis que sur le théâtre, dressé au milieu du sanctuaire même,
s'épand en désordre la troupe iminense des chanteurs. Le
bourdonnement contenu el comme respectueux qui montait
1928 UNE PROMENADE EN SUISSE
de celte foule, l'animation des acteurs, l'étrangeté du lieu,
ces bannières flotlantes, je ne sais quelles influences répan-
dues dans l'air, tout se réunissait pour frapper nos esprits;
émus d'avance, nous songions aux puissants effets de ces
masses vocales; nous rêvions quelque prière de Moïse, un
chœur d'Haendéll ou de Mendelshou enlevé par 500 voix vi-
brantes d'émulation et d'enthousiasme... Hélas!
La montagne en travail enfante unc souris!
Au lieu de ces accents formidables auxquels nous applaudis-
sions déjà, voici les diverses familles de Fribourg, de Bâle,
de Zurich, qui s'en viennent lour à tour, au nombre de qua-
rante ou cinquante exéculants, psalmodier, avec justesse et
précision, sans doute, mais du ton le plus lamentable, quel-
ques unes de ces somnolentes élucubralions germaniques dont
le docteur Schumann n'a pas seul le privilège. Voilà, mon
cher ami, ce qu’on appelle ici un concert fédéral: mais comme
celte plaisanterie allemande devait durer quatre heures, et
qu'aucun de nous n’est en état de lire les deux Faust tout
d'une haleine, condition essentielle pour écouter cela jusqu'au
bout, nous nous hâtâmes de fuir et d'aller chercher d’autres
émotions. |
Une gracieuse promenade nous conduit, non loin de la ville,
dans un jardin plein de fraîcheur et d'ombrage, où, entouré de
peupliers tremblants, couronné de mousses et de fleurs, s'élève
un rocher grisâtre dans lequel un jeune artiste Suisse a fixé
pour jamais la sublime pensée de Thorwaldsen, l’immortel lion
de Lucerne : il s'étend accablé, le flanc percé d’un trait mortel;
en tombant, il couvre de sa tête et de sa griffe désormais im-
puissante, l'écusson fleurdelisé ; une larme s'échappe de sou
œil mourant au fond duquel vit comme une élincelle qu'un
soufile d’en haut doit ranimer un jour... | Au-dessous sont
taillés les noms des héros morts, ct de ceux qui échappèrent
à la boucherie. Erigé en 1821 par la Suisse tout entière,
ET AU LAC MAJEUR. 129
ce monument est confié à la garde d'un vieux soldat, dernier
reste peut-être de la tragédie du 10 aoûl; dans la petite
maison qui lui sert de retraite, on° conserve le modèle en
plâtre, œuvre propre du sculpteur danois; on y montre aussi
un devant d’autel en tapisserie, ouvrage, fort médiocre en
lui-même, de la fille de Louis XVI, et destiné à la chapelle fu-
néraire élevée à peu de distance el n’uffrant, d’ailleurs, abso-
lument rien de remarquable.
J'ai passé sous silence la cathédrale, édifice moderne et des
plus insignifiants ; tout autour règne un cimetière en forme
de cloître, où pas un monument n'arrête notre attention; la
messe que nous y avons entendue s’est dile avec une prestesse
sans égale, aux sons d'une psalmodie agréable et sévère soute-
nue par les accords d’un orgue mélodieux. Heureux mortels,
n'est-ce pas, d'aller ainsi uu ciel en carrosse.… pauvre ami! sa-
vez-vous ce que nous avons trouvé, lapi au milieu de cette har-
monie !.. un sermon allemand qui, durant trois quarts d’heu-
re, tombant sur nos têtes, bourdonnant autour de nos oreilles,
nous jelait dans les plus affreux cauchemars, tandis que le.
bras du pieux bourreau lombait à coups redoublis comme
pour nous river au pied de la chaire... Enfin, il nous sou-
haïita, j'aime à le croire, la vie éternelle. faible compen-
sation pour l'heure de supplice qu'il nous avait infligée !-
Il m'est aussi impossible de décrire que d'oublier celte suite
de peintures dont sont ornées les vodles des deux ponts de
bois et couverts jetés sur le lac et sur la Aeuss ; de naïfs ar-
tistes ont retracé dans ces deux séries de tableaux sans nom-
bre : ici, les traits notables de l’Ancien Testament, là les faits
les plus célèbres des annales des 13 cantons en général, et du
canton de Lucerne en particulier; c'est à peine si plusieurs
jours de l'examen le plus attentif suffiraient pour avoir une
idée exacte de ces curieux monuments de l’histoire et de
l'art.
130 UNE PROMENADE EN SUISSE
Le lendemain, après avoir fait à notre guide, l'intelligent et
devoué Jean Héry, les plus affectueux adieux, el lui avoir pro-
digué les remerciments les plus justes pour tous les services
qu’il nous avait rendus depuis Berne, nous montons, par un
soleil superbe, sur le paquebot qui doit, à travers le Lac des
Quatre Cantons, nous mener sur la route du Lac Majeur.
Malgré la rapidité de la marche, nous pouvons jeter
un dernier coup d'œil sur Lucerne et jouir de la déli-
cieuse perspective qu'elle offre à nos regards élonnés. Sur
les bords de l'immense et brillante nappe du lac, entre le Ri-
ghi et le mont Pilate, elle s'élève entourée d’une ceinture
de collines ombragées de lilleuls gigantesques, et dont le vert
tapis est comme festonné par les blanches murailles, dente-
lées de créneaux élroils el coupées de tours quadrangu-
laires élancées comme un campanile; baignant leurs pieds
dans les bruyantes eaux de la Reuss, ses maisons riantes sem-
blent se grouper autour de trois édifices qui forment comme
le centre de cet admirable tableau: en face, le Schweidzer-Hoff,
et son imposant périsiyle ; à gauche, la porte du Cygne avec
son donjon rond et massif; à droite, enfin, la cathédrale avec
ses flèches aériennes et son cloitre où se promène la mort.
Nous voici donc au milieu de ces contrées célèbres, berceau
de la gloire de cette Suisse qui fit si longtemps l’admiration
du monde. Comme ces bords sont imposants , ces rives
escarpées ! Quel sévère paysage, el combien il est plus digne
que les rives efféminées du Léman d'encadrer de sa noire ver-
dure ces eaux illustres et vénérées ! à Brunen, le lac semble
finir brusquement, mais, lournant sur la droite, il glisse entre
deux roches el, par un passage presque secrel, nous porte dans
la baie cachée el glorieuse, où se déroule en quelques instants
loule l'histoire des patriarches de la Suisse. C’est ici, à propre-
ment parler, le sanctuaire de l'indépendance helvétique ; dé-
robées aux ennemis el aux profanes par les gigantesques som-
ET AU LAC MAJEUR. 131
mets d’Üri, dont les flancs ravinés conservent, en sillons de rui-
nes et de mort, les traces de l’avalanche et de la foudre, dont
les crêtes brillent des mille arêtes de leurs glaciers élincelants,
ces eaux calmes et transparentes reflètent à chaque pas un mo-
nument d’héroïsme et de vicloire...; là, au pied de la mon-
fagne, ce pelit mamelon verdoyont posé en saillie sur le ro—
cher, c'est le Grutly ; à gauche, ce loit modeste soutenu par
deux colonnes, et qu’à peine on aperçoit à travers le feuillage,
c'est la chapelle de Guillaume Tell; c’est là que, secondéŸ
par la tempèle, le héros, immolant Gessier, vengeail un dou-
ble parricide.... à Fluden, nous quittons le lac, mais non
pas les souvenirs: car, celte pelile ville où nous emporte
notre rapide voilure, c'est Altorf..., cette fontaine sur laquelle
s'élève un archer bandant son arbalèle, c'est la place même
où Tell osa confier à son adresse la vie de son fils;.... un peu
plus loin, ce guerrier au geste impérieux el menaçant, c'est
Gessier, debout entre ses deux victimes; enfin, au pied d'une
tour carrée dont les murs retracent, en fresques grossières,
ce glorieux et lamentable épisode, cette colonne de pierre
d'où pend, au bout d’une chaîne, un collier de fer, c'est le
poteau auquel on avail lié Jemmy, moins intrépide qu’à l’O-
pére, Ce n'esi pas sans une vive émotion que nous revoyons
debout tous les instruments d’an tel drame: histoire ou lé-
gende, que m'’imporle! elle avait fait un peuple libre, ver-
seux et grand, je ne lui en demande pas davantage; pour
nous débarrasser du bagage de nos croyances, de nos supers-
(ions, si vous voulez, qu'a-t-on fait de nous? et à quel
squelelte hideux et décharné nc nous a-t-on pas réduits!
Bieniôt, nous arrivons au pelit hameau d’'Amsteg que nous
quiltons, après y avoir réparé nos forces ; vraiment, ce n'était
pas de {rop pour entreprendre l'éternelle ascension du St-Go-
tbard ; tout d'abord, il est vrai, nous parcourons les plus ad-
mirables contrées: jamais votre œil n’a rien vu, ni votre esprit
\
+
132 UNE PROMENADE EN SUISSE
rien imaginé de plus imposant; en un mot, pour la première
fois néanmoins, la Grande Chartreuse est vaincue ! que vous
dirai-je et quels pinceaux pourraient faire revivre de tels
spectacles ! clouée aux flancs de la montagne, la route ser-
pente aux bords d'un précipice au fond duquel la Reuss mu-
gil et bouillonne en écumant, bondissant et roulant, fleuve de
neige, à travers les troncs brisés et les rochers amoncelés dans
son lit. De çà et de là, au loin, pardessus nos têtes, s'étend
immense el sans limites, une forêt de sapins gigantesques;
tantôt ils entourent une vaste prairie descendant à pic sur la-
quelle, autour d'un misérable chalet, paissent quelques vaches
soutenues comme par enchanlement ; ici, le regard se fatigue
en vain à sonder la profondeur de leurs masses épaisses, el
peut à peine distinguer sous leur sombre verdure mille cas-
catelles courant en longs rubans d'argent; tandis que, par de là
leurs cimes dentelées, flamboient aux feux du soleil les pics des
glaciers lointains. Mais, tout à coup, et sans préparalion, nous
tombons au milieu des contrées les plus tristes el les plus déso-
lées. Les montagnes resserrées semblent abriler une nuit éter-
nelle; sur leurs flancs noirs, nulle trace de végétation, et quel-
ques flaques de neige brillent çà et1à comme des larmes sur un
drap morluairc ; à peine la route peut-elle glisser, entre la
rivière ét les rochers, à travers les obstacles semés sous ses pas;
ponts, rampes, arceaux, tunnels, tout annonce quels combats
l’homme a dû livrer pour dompter celte implacable “nature.
Un moment, nous pouvons croire qu'il a été vaincu, et il ne
nous semble plus possible de surmonter la dernière barrière
dressée devant nous; car, d’un côté, s’élève un rocher à pic
et de l’autre, entre le plateau sur lequel nous devons passer el
nous, la Reuss,rapide comme la foudre, s'avance et tombe avec
un bruit épouvantable, mugit, hurle, bouillonne, s’emporte
en lourbillons fumants, se replie et rebondit sur elle-même,
s’abtme dans un gouffre béant d’où elle retombe dans un pré-
s
ET AU LAC MAJEUR. 133
cipice de 200 pieds ; pour le franchir, il a fallu jeter une ar-
che sur cet indomplable et vasle lorrent ; entreprise
téméraire, impossible dont la crédulité populaire avait
fait honneur au prince des ténèbres... car ce pont n'est
rien moins que le vrai pont du Diable, ou plutôt celui qui lui
a succédé (l’œuvre propre de Lucifer, placée trop bas pour la
roule nouvelle, se dégradant et lombant peu à peu, malgré
son origine surnalurelle) ; nous le passons sans effroi, mais
non sans émotion; el, à quelques pas de là, après avoir tra-
versé le roc sous une voûte profonde et obscure, voilà ‘que
nous sommes lout à coup transportés au milieu du calme. du
repos et de la paix : les montagnes sont abaissées , un vert
tapis émaillé de fleurs descend de leurs sommets, et couvre une
large et riante plaine; l’azur du ciel s'empourpre des derniers
feux du jour, et, bordant la roule, un paisible ruisseau roule
ses eaux limpides sur un lit de sable... ce ruisseau, c'est la
Reuss qui, à cent pas de là, s'emportle furieuse, écumante,
brisant lout sur son passage, el dont le tonnerre fail encore
entendre ses roulements lointains.
Deux blancs villages se dressaient devant nous; c'est Hos-
penthal que nous choisissons pour y chercher un couvert assez
froid et des vivres assez maigres... sauf un filet, non pas d'ours,
rassurez-vous, mais de chamois. .
Le lendemain,une confortable berline nous traine à nou-
veau sur les pentes du Si-Gothard: soit pauvreté réelle, soit
épuisement de nos sens fatigués, le paysage nous parut triste
sans majesté, sauvage sans grandeur ; et c'est arrivés seule-
ment au sommet du plateau que nous accordâmes quelqu'at-
tention à la vallée étroite et profonde où, dans le bas et bien loin,
sous nos pieds, s'élend le petit village d'Airolo, première
halle de notre route vers le lac Majeur. Mais, pour arriver à
ces contrées riantes d'où semble monter comme un souffle
surchargé des premiers parfums de ltalie, quelle distance
134 UNE PROMENADE EN SUISSE
encore! et par quelle route nous faut-il descendre au fond
de ce puits ! figurez-vous une échelle immense, perpendica-
lairement appliquée aux flancs du St-Gothard, et vous aurez
à peine une idée juste de celle descente impossible et dont on
devrait, ce semble, faire honneur aussi à l'architecte du pont
que vous savez.
Enfin, à la garde de Dieu, et nous voilà partis | nous mar-
chons, ou plutôt nous roulons sur un espace à peine assez
large pour notre voiture; à chaque instant, ses lacets brusques
et courts tournent sur eux-mêmes et nous suspendent, véri-
tablement el sans métaphore, sur l’abtme béant à nos yeux:
ajoutez qu'un de nos deux bucéphales élait plus enclin à
se meltre à genoux qu'à nous voilurer, et vous pardonnerez
sans peine les cris qu'arrachent à ces dames de si légitimes
appréhensions. Nous arrivâmes à Airolo sans encombre,
si non sans faligue et cédant aux molles invitations d’une
température subitement embrasée , bercés par le mouve-
ment de notre voiture et délivrés de tout souci, nous nous
endormîmes profondément. Plaise au ciel, mon cher ami,
qu'enfin parvenu au bout de cette interminable lettre, vous
n'en fassiez pas autant: excusez encore, je vous en prie, une
loquacité permise à peine entre avocats, et recevez, elc.
ET AU LAC MAJEUR. 139
LETTRE VII: ET DERNIÈRE.
A Mie JOSÉPHINE P.
Le 7 août 1850.
Ce n’est pas sans raison, ma très-aimable sœur, que je l'ai
réservé celte épitre : nous avons quitté la Suisse, ses monta-
gnes, ses glaciers, ses rochers gigantesques, ses torrents so-
nores et ses noirs sapins; déjà nous avons trouvé l'éternel
azur du ciel, l’éblouissante lumière d’un soleil incomparable,
et le vent, lout à l'heure encore chargé d’aigres el pénétran-
tes froidures, doux zéphir, à présent, joue à travers les arbres
mollement inclinés et caresse amoureusement les fleurs dont
il nous apporte les délicieux parfums ;.. tu le vois bien, ma
chère amie, celle lettre te revenait de droit:... quand on veut
faire voyager les anges, il faut au moins que ce soit dans le
paradis.
Et cependant, c'est en courant, presqu’en dormant, que
nous traversons celte valîlée da Tessin: à peine jetons-nous un
regard distrait, appesanti, sur des contrées dignes de toute
notre attention, si nous n'avions été rassasiés de voir et d’ad-
mirer ; aussi tout ce pays-là se présente-t-il à mes yeux
comme le souvenir d’un songe à demi effacé... Le Tessin
roulant à nos côtés ses eaux bruyantles et pures; Îes prairies
verdoyantes , les sapins devenant plus rares; de grandes vi-
gnes soutenues en l'air par une forêt de hautes pierres faisant
office d’échalas; les portes des maisons et des granges ornées
de peintures où un artiste de cabaret a barbouillé une Ma-
done enluminée ou un saint à barbe blanche; puis, au milieu
de cette nature nouvelle, de ce luxe de la terre se couvrant
partout de verdure, de fruits et de fleurs, une autre végétation,
136 UNE PROMENADE EN SUISSE
c'est le mot, de clochers, de flèches et d'églises; voilà, ma
chère amie, tout ce qui me reste d’une route de huit heures
à travers une foule de villages dont je ne me suis pas même
donné la peine de retenir les noms.
Toutefois nous fimes halle à Bellinzone, pelite ville assez
laide et fort sale, mais siluée dans la plus heureuse posi-
lion, au milieu de riches prairies et entourée de collines fertiles
sur lesquelles se dressent encore, sombres et crénelés, mais
désormais inoffensifs, châteaux forts, citadelles, et autres in-
ventions meurtrières dont la guerre avait muni son enceinte.
L'hôtel où nous sommes descendus pour quelques heures,
est l’ancien donjon des Visconti; il composait seul jadis
tout Bellinzone -et garde, sans doute, au fond de ses souter-
rains, le secret des histoires tragiques qui durent signaler la
domination et le séjour des plus cruels tyrans du moyen âge:
aujourd’hui, d’élégants belvédères s'élèvent sur ses tours dé-
mantelées, et là où veillait la sentinelle, où peut-être fonc-
lionna le bourreau, nous prenions, sous un berceau de chè-
vre-feuilles, une tasse embaumée de café fumant.
Pour nous rapprocher du lac Majeur nous allons coucher
à Magadino où nous devions nous embarquer. Il élail nuit clo-
se, ou à peu près, quand nous y arrivâmes ; n’imporle, nous
courons sur le rivage, et à travers le voile qui s'élève des
eaux, et sur lequel glisse un faible rayon de la lune déjà
sur son déclin, nos regards avides cherchent en vain à devi-
ner le secret de ces rives encore dérobées à nos yeux par de
jalouses ténèbres. Mais, dès le matin, quand une éblouissante
aurore empourpre les collines humides et brillantes des
pleurs de la rosée, nous montons sur un bateau à vapeur
dont la coque légère se balance au souffle d'un vent doux el
frais. Débarrassés du soin de nos malles, cartons et autres
croix du voyage, et déjà installés sous la lente dressée par
des mains prévoyantes, nous nous préparions à ronlempler
ET AU LAC MAJEUR. 137
ces tableaux que nous voulions embrasser tous à la fois,
quaod tout à coup un des serviteurs crasseux dont nous n’a-
vions pas eu, grâce à Dieu ! à réclamer les services, se présente
suan!{, essoufflé, el sais-lu pourquoi ? précisément pour deman-
der le prix des soins qu'il ne nous avait pas rendus, et du
repas que nous n'avions pas pris (ce furent ses propres pa-
roles): admirant la profondeur de cette combinaison et une
économie aussi politique, nous ne jugeâmes pas à propos,
cependant, d'augmenter les énormes bénéfices de cet hôtelier
sur les repas qu'il ne sert point; je dois même ajouter
qu'en voyant la façon dont sa requête était reçue, maître
Jacques, Pierre ou Eudore, je ne sais au juste, s'enfuit et
ne reparut pas.
Eofin, ma chère amie, quittant ces bords inhospitaliers, le
paquebot s’ébranle et fend les ondes qui, s'ouvrant en fré-
* missant devant lui, se pressent écumantes contre ses flancs
doucement caressés et s’enroulent en perles aulour des roues
bruyantes et rapides. Nous volons sur ces eaux calmes, paisi-
bles, toutes d’azur et de feux et qu’à peine un vent léger
effleure et plisse de son aile. Comment le dire, ma chère sœur,
la beauté du spectacle dont nous jouissions, émus, ravis, con-
fondus en voyant la nature si variée dans son apparente uni-
formité; car, nous étions sur un lac, un lac ; en avions-nous
assez vus ! assez parcourus ! et pourtant, il nous semblait ad-
mirer pour la première fois ces bassins creusés par la Provi-
dence pour embellir, féconder et réunir ces heureuses con-
(rées... Ici, plus de rives escarpées, mais des bords descen-
dant par une. molle déclivité jusqu'à la vague qui s'en vient
mourir sur le sable sans efforts et sans bruit; plus de mon-
lagnes arides, plus de sombres sapins, plus de chalets tristes
et solitaires, mais de riches collines couvertes de vignes et de
châtaigniers mélant les nuances diverses de leur vert feuillage;
puis, cachées derrière un rideau touffu , sans que l'œil puisse
138 UNE PROMENADE EN SUISSE
deviner par quel chemin on aborde à leur seuil hospitalier,
et comme posées délicatement sur la cime à peine courbée
des prairies et des fleurs, se laissent entrevoir de gracieu-
ses maïisonnettes propres et riantes, dignes d'abriter sous
leurs (oits heureux les rares mortels à qui ke ciel accorde
en ce monde la paix et le bonheur. Là, une flèche, qui
semble lancer dans les airs sa croix brillante, s'élève sur
une église suspendue aux flancs des côteaux, et qu'on abor-
de en serpentant par un sentier où de petites chapelles re-
tracent, de dislance en distance, les mystères sacrés de la voie
douloureuse; voici Brissago, le dernier village de la Suisse,
avec ses galeries symétriques et ses Loits en terrasse; plus
loin, au fond d’une baie enchanteresse, cette petite ville cou-
ronnée de mamelons verdoyants, el mirant ses blanches mai-
sons dans le cristal des eaux, c'est Zntra, dont le doux nom
repose nos oreilles de tant d’appellations tudesques et ro- :
cailleuses ; enfin, le bateau nous porte à Strezza, d’où nous
devons nous diriger sur les îles Borromées, but principal de
notre excursion dans ces contrées. .
Sur la droite du lac, dans un golfe délicieux encadré de
verdure et de hautes montagnes, s'élèvent au dessus des lots
quatre flots, jadis roches stériles dans les fentes desquelles
croissaient à peine quelques herbes et quelques arbustes, el
où Ja main des puissants Borromées a fait naître mille
merveilles de la nature et de l'art.
C’est à Zsola-Bella que nous porte d’abord notre barque ;
elle s'amarre à un perron qui se perd dans les eaux et monte
dans une vaste cour entourée de portiques, sous lesquels s'ou-
vre un large escalier à rampe de marbre, qui nous condoil
. dans un vestibule immense d'où rayonne, à perte de vue,
une suite d'appartements sans fin. Plus d’un souverain n'o
pas un pareil théâtre pour étaler les pompes de sa cour; mais
tout ce Îaxe, toutes ces richesses manquent en général, de
KT AU LAC MAJEUR. 139
goût et de grandeur ; ces ornements surchargés de dorures,
exubérants de détails et tourmentés au gré d'une imagina-
tion capricieuse, aocusent trop la prétention et ke maruerisme
des ertisles italiens de la décadence.
Je ne saurais tout citer, mais je ne puis tout omeltre. Voici
d'abord une vasie pièce à la voûte hardie soutenue par de
gigantesques cariatides, aux voussures hérissées d'écussons
et de moulares peintes bleue et or; c’est la Salle du trône qui
s'élève surmontée de la couronne ducale, et flanquée À droite
el à gauche de deux meubles en écaille rehaussés d'admira—
bles peintares sur verre : là, c'est une chambre de mêmes
style ct décoration, qu'ornent des copies de grands maîtres
(entre autres une Vierge du Pérugin) reproduites sur marbre
avec la plus étonnante vérité. Ici, c'est la Salle de bal, cou-
verte de stucs, de mosaïques et de marbres, où le jour descend
par de hautes verrières et qu’ornent de vastes lustres où sé-
tale, dans toute sa raideur, l’art sec et arrêté de l'Empire. Plus
loin, ce lit de pourpre aux montants dorés, caché au fond
d'une alcove où l’on admire un bénitier en or enrichi de
pierres précieuses, ce lil a plusieurs fois reçu Napoléon; ses
baldaquins à crépines ont entendu les rêves d'unu ambition
sans limites comme son génie. Voici le Salon de musique;
un modeste piano à queue lui donne seul droit à ce nom, mais
il est digne, par les richesses qu'il renferme.fde loute notre ad-
miration : meubles, glaces, dont les ‘cadres: fouillés dans
le bois sont des guirlandes de fleurs et de fruits, au milieu des-
quels semble vivre et bourdonner toul un peuple d'oiseaux
bizarres et d'animaux inconnus; fauteuils en velours couverts
des plus riches broderies; bahuts en écaille ornés de mosaïques
en bois de diverses couleurs ; enfin, une console dont les pieds
hardis et tourmentés servent de jouets à un groupe d'enfants,
qui, dans l’auteur ignoré de ce chef-d'œuvre, nous montre un
génie inconnu. Vient ensuite une immense galerie de tableaux:
140 UNE PROMENADE EN SUISSE
mais n’altends pas de catalogue raisonné ou déraisonné ; avec
un valet-cicérone, vrai fils du Juif-Errant, il n’est guère possible
de juger et même de voir deux ou trois cents toiles appen-
dues depuis la voûte jusqu'au parquet ; je puis dire cependant
que les Zuca Giordano y surabondent... franchement je crois
que la prestesse de notre guide ne nous a pas fait grand tort.
Nous arrivons enfin à la chapelle, moderne, et sans beaucoup
de caractère, remarquable cependant par plusieurs tombeaux
de famille du XVI° siècle, apportés de Milan, et surtout par
‘an groupe de Notre-Seigneur soutenant saint Pierre sur le lac,
figures de grandeur naturelle et sculptées dans un seul bloc
de bois.
De-là nous descendons un escalier intérieur, el trouvons un
appartement merveilleux, composé de six pièces de dimen-
sions ordinaires, et qu’on prendrait d’abord pour des grottes
creusées dans le roc: on marche sur des cailloux, les parois
et les voûtes sont couvertes de tufs, de rocailles et de stalacli-
tes aux milles dentelures ; mais, en regardant de plus près,
on voil que les cailloux forment une mosaïque naturelle et
sous les capricieux contours de toules ces pétrifications bril-
lent le marbre et le porphyre.... Rien de comparable à la
richesse de cette décoration rustique, à l’art profond qui a
composé ces ornements, en apparence si négligès et si naturels;
puis, de tous côtés foisonnent statues antiques el modernes,
consoles d’albâtre et fraîches fontaines, jetant dans leurs bas-
sins tourmentés l’eau qui jaillit de vingt têtes grimaçant sous
des couronnes de pampres et de fruits. Ce délicieux réduit est
éclairé par de nombreuses fenêtres, assez vasles pour laisser
passer le jour, mais ne permettant pas aux rayons du soleil
de pénétrer sous ces voûtes ;... à peine peul-on entrevoir un
pan dérobé du ciel et l’œil ne s’arrêtant que sur la plaine
azurée du lac..., on se croirait dans le palais du roi des eaux...
Cette féerique demeure a ses légendes, et l’on raconte que,
ET AU LAC MAJEUR. 141
lors d'un festin offert à l'Empereur sous ces voûtes, les
valels, après chaque service, jetaient dans les eaux du lac les
plats d'argent et de vermeil ; non pas que l’Amphitryon voulût
perdre à jamais ces trésors, mais il montrail ainsi que ses
buffets étaient assez riches pour desservir une table nombreuse,
sans que les mêmes pièces y parüssent jamais deux fois, et
le soir, des tilets habilement disposés rendaient loute cette
vaisselle à son fastueux possesseur.
Remontant aux étages supérieurs du château, nous sortons
el trouvons un escalier immense qui se dresse devant nous, et,
à travers une double allée de lauriers-roses, semble devoir nous
porter jusqu'au ciel : au milieu se dresse un château-d'eau
circulaire surchargé d'une triple galerie à colonnettes qu'or-
nent à profusion, conques, fleurs, Tritons et arabesques indes-
criptibles ; puis, sur le fronton, un cheval s’élance comme pour
se précipiter dans l’espace, tandis que son jeune cavalier, le
contenant à peine, braudit une menaçanle épée. Tournant ce
monument où brille plus de hardiesse que de goût, mais d'un
efl@t étrange, nous montons sur la vaste plate-forme qu'en-
toure une balustrade alternativement coupée de vases et de
statues, et d’où l’on jouit d’un coup-d'œil aussi difficile à dé-
crire qu à oublier.
C'estici, ma chère sœur, le point culminant de dix Lerrasses
qui descendent , en s’élargissant toujours, jusqu'au lac dans
lequel elles finissent par perdre leur immense quadrilatère.
Nous les parcourons loutes, mais deux seulement méritent une
mention spéciale ; ce sont les dernières et les plus grandes :
l’une se recommande par sa galerie de rocailles , reproduc-
tion moins délicate du palais d’élé, par un bosquet d’orangers
el une magnifique salle d’ombrage formée de quarante-huit
énormes magnolias. L'autre, de beaucoup la plus étendue, fait
le tour de l'île entière ; ses galeries creusées dans le roc, ses
grottes remplies d’aloës et de lierres gigantesques, n'offrent
142 UNE PROMENADE EN SUISSE
rien cependant qu'on puisse comparer au jardin contenu dons
sa vasle enceinie : les plantes rares de tous les climats, le goût
le plus exquis dans le dessin des mille caprices de ses con-
tours embaumés, des berceaux de citronniers, des allées d'hor-
tensias bleus et de rhododendrons, des massifs de camélias ea
pleine terre, sont les moindres richesses de ces lieux en-
chantés.… Au milieu de toutes ces fleurs, de ces arbustes in-
connus au reste de l'Europe, se dresse , haut et droit comme
uo mât, un laurier à la sombre verdure, sorti depuis des siè-
cles, et quand Isola-Bella élail encore nue et déserte, d’une
fente même du rocher ; personne ne l’a planté, il dédaigne de
oourrir ses racines du suc des terres apportées par de vils ma-
nœuyres et les cache dans les profondes crevasses du roc ; et,
pour que rien ne manque à sa mystérieuse destinée, voilà qu'un
jour, la veille de Marengo, 1/ grava sur son écorce quelques
traits donion peut encore suivre les traces rugueuses: balaglia,
selon les uns, vittoria, selon les autres ; qu'importe ! avec an
tel homme ces deux mots n’avaient-ils pas le même sens ?
En suivant ces épais ombrages dont cent fontaines enÿe-
tiennent l’éternelle fratcheur, nous nous trouvons en face
du château, et de là, quel admirable aspect !... Devant nous
s'élend, nou pas le grand lac, mais le gracieux bassin où sem-
blent se cacher ces débris oubliés du paradis terrestre ; dou-
cement roulées par un vent chargé de parfums, les vagues
viennent mourir aux pieds de la terrasse qu'elles frangent de
leur écume argentée ; çà et là, trois iles se groupent comme
des princes autour de la fière souveraine , tandis que sur les
bords verdoyants qui enlacent celte baie incomparable , cinq
villages, dont les eaux reflètent les blanches maisons, s'incli-
neal comme des courtisans attentifs aux caprices du maître ;
puis enfin, pour défendre contre les aulans ces lieux enchan-
tés, au-dessus de la tendre serdure des collines couvertes de
prairies et de pampres, s'élèvent graves et sombres de hautes
RT AU LAC MAJEUR. 143
montagnes couronnées de sapins qui s’en vont rejoindre les
sommels du Simplon dont le soleil inonde de son éblonissante
lumière les glaciers élincelants.
Nous devous une visite à /’/Zsola-Madre, 'tle le plus ancien-
nement ornée el habitée, ainsi que l'indique son nom. Comme
l’isola-Bella, elle s'élève en terrasses et renferme un château,
mais le (out avec moins de luxe et de pompe, et une allure
plus simple et plus champêtre. Un vaste et magnifique jardin
anglais la couvre lout entière, merveilleux labyrinthe où l’on
pénètre sous un berceau de vigne par un cscalier creusé dans
le roc, el où l'on voil en foule les plantes les plus rares, même
celles des Tropiques, cullivées en pleine terre. Le palmier, la .
canne à sucre, le bananier, le camphrier étalent leur feuillage
étonné de se mirer dans des eaux étrangères ; dans les fentes
du rocher croissent le cactus et d'énormes aloës, mais cet ar-
buste gigantesque ne fleurit qu'à /solino, qui, avec l’Zle des
Pécheurs, complète le groupe des Borromées. Cette plante,
tu le sais, ne fleuril que tous les cent ans el meurt aussitôt
après... Que de belles réflexions nous auraient inspirées les
cadavres soigneusement conservés de ces fleurs longues de plus
de vingt pieds el qu'on prendrait, au premier abord, pour des
fanons de baleine ! Mais , heureusement pour toi, le temps
nous pressail , el, gardant la philosophie pour nos jours de
loisir, nous regagnons notre prosaïque batelet, commençant,
sous sa tente de toile blanche, un voyage dont nous ne pou-
vions prévoir la fin, puisque nous allions chercher notre gîte
à Arona, ville située à l’autre extrémité da lac.
Mais, en repassant devant Isola-Bella, nous sommes arrêtés
par un spectacle dont nous n'avions pas encore joui et qui
s'étalait devant nous dans son unique splendeur. Du sein des
eaux s'élevait l'immense pyramide de ses terrasses superpo-
sées avec leurs doubles murailles de granit et d’arbustes soi-
gneusement laillés , vrais jardins suspendus, que n’égalèrent
144 UNE PROMENADE EN SUISSE
sans doute jamais les fabuleuses constructions de Babylone.
En s'éloignant, les divers étages s'effacent, se fondent
en un gigantesque obélisque de verdure dont les arêtes se
hérissent alternativement de colonnes et de statues colossales,
et dont le sommet est couronné par le groupe herdi de ce
coursier bouillant que maîtrise à peine son intrépide cavalier...
Rien ne peut rendre l'incomparable magie de ce tableau sous
ce ciel d’azur qui l'enveloppe , sous ce brillant soleil qui l'i-
nonde de ses rayons... L'exubérance de certains détails, le
mauvais goût de quelques ornements, tout disparaît, tout
s’oublie, et, en présence d’une des plus étonnantes concep-
. tions dont les arts puissent s’énorgueillir, il n’y a place
que pour la plus vive et la plus légitime admiration.
Depuis deux heures nous naviguions sur notre étroite bar=
que presque immobile sous les efforts impuissants des rameurs:
c'était un calme plel; pas un souffle dans les airs, une cha-
leur dévorante, et la vague clapotant lourdement sous notre
embarcation lui imprimail un mouvement de roulis qui, joint
à l’odeur enivrante d’une fleur de magnolia, nous avail jelés
dans cet état de somnolence et de malaise précurseur du mal
de mer. Aussi ne faisions-nous guère attention au paysage,
quand, tout à coup, un de nos bateliers s'écrie : « £cco la! »la
voilà! et, daus la direction de son doigt, sur la rive occidentale,
nous apercevons la statue de saint Charles Borromée cou-
pant l’horizon de son immense silhouette : à la voir ainsi au-
dessus de la colline dont les arbres nous cachaient son piédes-
lal, on l'aurait facilement prise pour une apparition gigan-
tesque descendant majestueusement du ciel. Ses colossales
proportions nous avaient laissé croire que nous en étions à
peine éloignés de quelques minutes et il nous fallut plus
d'une heure pour l’aborder, sans que, en nous rapprochant.
nous la vissions sensiblement grandir.
BienÜl, au milieu de vignes et de chataigniers, par un sen-
ET AU LAC MAJEUR. 145
tier escarpé, nous arrivons sur un vaste plateau qu'ornent une
maison de plaisance el une chapelle dédiée au saint; puis,
prenant la droite el nous dirigeant vers le nord, nous gravis-
sons une vaste pelouse bordée de marronniers, qui monte en
pente douce au sommet du mamelon où s'élève la merveil-
leuse image, tournée, non vers le lac, comme on pourrait le
supposer, mais vers Arona qui, non loin de là et un
peu plus au midi, semble s'incliner sous son regard. Par un
phénomène étrange, ce qui nous paraissail, à deux lieues, un
colosse échappant à la distance, ne nous semblait point, à
cinq cents pas, dépasser les proportions ordinaires des monu-
ments de ce genre; el‘comme j'avais déjà vanté ses vastes
dimensions, on s'en prenait à moi d'un désappointement aussi
inattendu. Dieu sait si les quolibets pleuvaient ! ta chère sœur
ne s'en faisait pas faute ; c'est si bon de prendre un mari en
défaut !.… et si rare !... « Ah !'voilà votre statue de cent pieds !
« elle n’en a pas vingt! Et c'est dans son nez que vous vou.
« lez nous faire asseoir ; allons donc ! à peine est-il plus long
« que le vôtre ! » — « C’est déjà bien joli, » répliquai-je,
assez honteux et ne sachant plus trop qu'en penser.. Mais lors-
que nous arrivâmes sous la statue même, le grand évêque se
redressant tout à coup s'élança gigantesque et sublime, per-
daot sa tèle dans la nue et nous écrasant de toute sa hauteur.
Ajoute à ce coup de théâtre — résultat, sans doute, des ad-
mirables proportions d'une œuvre faite pour être vue de loin
— ajoute la magie du tableau qui nous environne : ce ma-
melon, immense socle de verdure tombant à pic dans les eaux ;
ce lac éblouissant des derniers feux du jour et reflétant les
mille nuances d'un ciel de pourpre, d'azur et d'or; puis,
semés çà et là, vingt tlots, vraies corbeilles de fleurs; enfin,
un double rempart de vertes collines, de hautes et sombres
montagnes, el tu auras à peine une idée de l'aspect enchan-
teur de ces contrées que le saint, vêtu de l'habit de chœur,
10
146 UNE PROMENADE EN SUISSE
tenant de sa main gauche un bréviaire , une vraie maison,
bénit de sa droile à jamais étendue sur des pays qui le virent
naître et surent si bien l'honorer.
Mais loutes ces merveilles ne pouvaient distraire nos dames
du but essentiel de leur excursion : le nez de St Charles Bor-
romée... Il n’y a pas de bon voyage au Lac Majeur, si l’on n’a
pu dater une lettre ou n'importe quoi du fond de ce phéno-
ménal porte-lunelles ; pour nous, moins euthousiasles ou plus
prudents, nous mesurions d'un œil peu rassuré la distance
énorme qui nous séparait de ces colonnes d'Hercule du touriste.
Enfin , nous grimpons la première échelle qui nous condaïit
sur le piédestal, une bagalelle de quarante pieds environ ;
parvenus sur l'espèce de terrasse qu'il offre- à son somme,
nous sentons déjà se troubler nos têtes el le vertige monter
des profondeurs du lac béant là-bas sous nos yeux. Tout en
examinant le singulier travail de la statue, — dont la tête et
les mains sont seuls en bronze, loul le reste en feuilles de cui-
vre battues et reliées par des clous, ni plus ni moins qu’un
chaudron, — nous cherchons dans quelque coin de la soutane
la porte qui doit nous ouvrir l'intérieur du monument; mais
nous voyons qu'ou dresse à côté de nous une autre échelle
que des crampons accrochent aux bords du surplis, à une
vingtaine de pieds au-dessus de la plate-forme, qu'il va fal-
loir franchir suspeudus dans le vide et la face tournée vers
l’abîme ; ensuite, par un pli du rochel, nous escaladerons les
cinquante pieds qui nous séparent de la lêle, en grimpant sur
un perchoir de perroquel ; puis, enfin, si nous ne sommes pas
fracassés en tombant ou élouffés par le cuivre incandescent,
nous aurons la gloire sans égale de nous asseoir dans ce biea-
heureux nez, et surtout le bonheur de nous en vanter...
Notre sagesse, s'appuyant sur une haute responsabilité , dis-
pensa ces dames de l’aveu pénible d'un effroi mal dissimulé,
el je pense qu'elles ne nous en voulurent pas trop de leur
e-
ET AU LAC MAJEUR. 147
avoir épargné une folie non moins inutile que dangereuse.
Ne me demande rien d’Arona : après une journée pareille
je n'y cherchais que le repos, je n'y trouvai que mon lit;
nous en avions remis au lendemain la rapide visite, mais les
joers se suivent el ne se ressemblent pas; dès le matin, un
orage terrible, une vraie lempêle où ne manquaient ni le
tonnerre ni les éclairs, enveloppait de ses rafales la terre et le
lac, laissant à peine le bateau à vapeur aborder au port pour
nous déposer, une demi-heure plus tard , à Sesto-Calende, où
nous trouvons le royaume lombard-vénitien , ses Aatri-
chiens, sa police, ses douanes el tout son cortége de vexations,
vrais dragons du jardin des Hespérides. Quel affreux trou que
ce Sesto-Caleude! quelle boue , quelle puanteur, quel en-
combrement de bêtes el de gens ! Puis, il faut exhiber ses pos-
sepor{s, ouyrir ses malles, expliquer au chef de la police comme
quoi les Méditations de Lamartine ne sont pas des proclama-
tions du gouvernement pçovisoire , el qu'il n’est nullement
question du siége de Rome de 1849 dans les Odes et Ballades
de Victor Hugo. Enfin, on nous appelle pour monter en voi-
ture, une horrible cage à poulets, quelque ehose d'inout et
qui a certainement servi au déménagement de l'arche de Noé:
nous nous encaquons au nombre de six dans un espace à peine
sufisant pour quatre squelelles ; nos compagnons de route
exhalent une odeur de poix qui révèle leur profession aux nez
les moins perspicaces; quelle chute pour des gens voiturés
depuis Genève dans une chaise de poste ou par de somplueux
paquebots ! Ce n'est pas tout, il pleuvait à seaux et une voie
d’eau se déclare juste sur la tête d’un des disciples de saint
Crépin, impassible sous sa douche improvisée. Sa stoïque con-
tenance lui concilie l'intérêt de mes compagnons ; moi-même,
qui, furieux de tant de cahots et d’ennuis, l’abandonnais à son
malheureux sort, el tronvais même que l’occasion lui était heu-
reuse pour prendre Île premier bain dont il eût jamais essayé,
143 UNE PROMENADE EN SUISSE
je finis par être touché de son héroïque patience. Nous ima-
ginons de lui prêter une tasse en cuir qu'il applique à la
goutlière et verse par la fenêtre quand elle est pleine. C'est
‘ainsi, le bras tendu, la tête renversée et l'œil fixé sur la cas-
cade, qu'il parcourut cinq ou six lieues avant d'arriver à Mi-
lan. "Tu vois dans quel bel équipage nous abordâmes la capi-
tale de la Lombardic, el, pour comble de dérision, la route
nous conduisit sous le magnifique arc de triomphe en marbre
blanc entrepris par Napoléon pour perpétuer ses victoires et
achevé par l’empereur d'Autriche pour célébrer la pair, dont
il a gardé le nom.
Enfin, nous quittons notre berlingol , nos saveliers, el nous
allons chercher un peu d’air et de repos dans un hôtel du
Corso. Nous sommes donc à Milan, ma chère, à deux pas du
Dôme dont les aiguilles se dressent de tous côtés... Mais ici je
m'arrêle : c'est assez comme cela ; d’ailleurs, avec l’extrême
rapidité qui va présider au reste dg notre voyage, il me serait
aussi difficile de prendre des notes que de les recueillir. C’est
donc à toi, ma chère sœur, que j'adresse ce bouquet d’une
correspondance dont on doit me savoir moins de gré qu'elle
n’exige de reconnaissance de ma part envers les victimes in-
fortunées de ma plume intarissable... Je te demande pardon
de ne l'avoir pas épargné ma prose et je compte sur ton bon
cœur pour ne pas trop m'en vouloir d’une préférence dont il
est difficile d’être bien jaloux.
Adieu donc , etc.
Clément CarsIGNOL.
aprem = à Benne ee 2 Ca A RAS Re MR M ns mir roi UE RE a
SRE ss re DORA Re ne ue Ce ae di See mu me Ce me =. De. et
-
LA
DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT
SOUS FRANÇOIS 1er
(SUITE).
La Forest arriva à Constantinople au commencement de
1535, accompagné de son cousin Charles de Marillac et d’un
nombreux personnel d'hommes éminents, parmi lesquels se
distinguait Guillaume Postel, savant orientaliste, chargé par
François I‘ de rechercher des manuscrits anciens (1). Les
e
(1) Guillaume Postel , appele aussi la Dolerie, du nom d’une terre ap-
partenant à sa famille , naquit à Baranton, au diocèse d'Avranches, en
Normandie , et perdit, à huit ans, son père el sa mère enlevés par la peste.
Forcé par la misère de quitter sa province, il exerça les modestes fonctions
de muitre d'école dans un village des environs de Pontoise, à l’âge de qua-
torze ans. Tourmenté d'un vague désir de s’instruire, il vint ensuite à Paris
dans le dessin d’y compléter ses éludes ; mais un nouveau malheur l'atten -
dait dans la grande ville. Quelques individus, avec lesquels il logeait par
économie , lui volèrent son argent et ses hardes, et bientôt une maladie,
causée par son extrême dénûment, ne lui laissa d'autre ressource que l'hô-
pital où il resta deux ans. Rendu à la sante, le pauvre etudiant quitte
l'hôpital et suit une troupe de malheureux qui allaient prendre part aux tra-
vaux de la moisson dans les plaines de la Beauce. Revenu à Paris au mois
d'octobre suivant, il entre enfin dans un collège de l'Université en s'enga-
geant au service d'un des régens. Ses progrès ne lardérent pas à le rendre
célèbre, et déjà en 1522, il jouissait d'une grande réputation. Toutes les
langues orientales lui étaient familières. Envoyé en Orient par le roi Fran-
cois ler, il en rapporta plusicurs monuments précicux. On raconte que
1320 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
cours d'Orient élaient renommées par leur faste, et le roi de
France, désireux d'éblouir ses alliés, n'avait rien négligé pour y
parvenir; aussi La Forest déploya-t-il un luxe qui saisit d’ad-
miration la cour du Grand Seigneur et lui donna une haute idée
du monarque chrétien.
Dès son entrée en fonctions. l’ambassadeur eut à infor-
mer son maître qu'un marchand ragusain nommé Séraphin
Goziot el chargé pour le compte de la France de quel-
ques négociations dans le Levant, venait d'être incarcéré
par les agents de Charles-Quint. Cette affaire qui me-
naçait d'avoir des suites graves fut heureusement ra-
menée aux proportions d'un malentendu. Le Ragusain ne
subit qu'une détention de deux mois, et se trouvait déjà en
liberté quand la Cour reçut la première nouvelle de cette
affaire.
Les bots rapports entre la France et la Turquie prenaient
chaque jour un caractère plus intime, et La Forest n'eut à
vaincre que peu de difficultés pour la conclusion d’un traité de
commerce el d'amitié dont le capitaine Rincon avait déjà
préparé les voies. Ce traité est ainsi conçu :
« Au nom de Dieu.tout puissant , soil manifeste à ung
chascun , comme en l’an de J.-C. mil cinq cent trente et cinq
au moys de febvrier et de Mahomet neuf cent quarante ung
pendant son séjour à Venise, il y devint amoureux d’une vieille fille,
et qu'il se. laissa aller à cette folle passion jusqu'à soutenir que la
Rédemption n'avait pas encore été achevée, et que cette Véniticnne, qu'il
nommait la mère Jeanne , devait achever elle-même ce grand œuvre. Un
lui attribue d'autres erreurs qui l'ont fait mettre au rang des hcrétiques. Il
composa plusieurs ouvrages ct entr'autres celui de Orbis Concordia, qui est
le plus estimé. On cite encore de lui les suivants: Cluvis reconditorum à
conslitutione mundi,; de Mugistratibus Atheniensibus ; de Hetruriæ origine :
_de Candelabro Moysis. Il sc retira au monastère de St-Martin-des-Champs,
où il mourut le 6 septembre 1581 , à l’âge de 76 ans.
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 191
de la lune de... se retrouvant en l'inclite cité de Constan-
tinople, le sieur Jehan dela Forest , secrétaire et ambassadeur
de très excellent et très puyssant prince Françoys, par la
grâce de Dieu , roy de France, très chrétien, mandé au très
puyssant et invincible G. S. Solitan Soliman, empereur des
Tarcgqs et raysonnant avec le puyssant et magnificque seigneur
Ybrahim , Charlesquier Soltan (seraskier) du grand seigneur,
des calamités et inconvéniens qui adyiennent de la guerre, et,
au contraire , du bien , repos et securité qui procèdent de la
paix , el par ce cognoissant combien l'un est de préférer à
l'autre, se faist chacun d’eulx fort des susdits seigneurs ,
leurs supérieurs , au nom et honneur desdits seigneurs seu-
relé des élats et benefices de leurs sujets ont traité et conclud
les chapitres el accordz qui s’ensuyvent.
« Premierement , ont traitté , faict et conclud, traittent,
font el concluent bonne et seure paix et sincère concorde
aux noms des susdicts Grand Seigneur et Roy de France, du-
rant la vie de chascun d’eulx, et pour les royaulmes , sei-
gneuries , provinces, chasteaulx, cités , portz , eschelles,
mers , isles et tous les lieux qu'ils tiennent el possedent à
présent! el posséderont à l’advenir , de manière que tous les
subjetz et tributaires desdicis seigneurs qui voudront, puys-
sent librement el seurement , avec leurs robes et gens, navi-
guer avec navires armés el désarmés, chevaucher, venir,
demeurer , converser el relourner aux porlz, cilez el quelcon-
ques pays les ungs des autres, pour leur négoce, mesmement
pour faicl et comptle de marchandises. | .
«a Îtem, Que lesdits sabjets et tributaires desdits seigneurs
pourront respectivement achepler, vendre, changer, con-
duyre et transporter, par mer et par terre, d'un pays à
l'autre , toutes sorles de marchandises non prohibées en
payant les accoustumées el antiques daces et gabelles ordi-
naires seulement assavoir : les Turegs au pays du roy comme
152 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
payentles Françoys , et lesdicts Françoys au pays du G. S.
Comme payent les Turcqs, sans qu'ils puissent estre con-
traintz à payer aucun autre nouveau tribut, imposition ou
angarie.
« Îtem. Que loutes fois que le roy mandera à Constanti-
nople ou Pera et autres lieux de ceste empire ung baille
comme de présent il tient ung consul en Alexandrie, que
lesdits bailles el consuls soient acceptés et entretenuz en au-
thorité convenante, en manière que chascan d'eulx en son lieu
et sellon leur loy et foy , sans qu'aucun juge, caddi , sous—
bassy ou autre en empêche, doibve et puysse ouyir , juger
et terminer tant en civil qu’en criminel toutes les causes,
procès et différens qui naistront entre marchans et autres
subjectzs du roy, seullement et au cas que les ordonnances el
sentences desdits bailles et consulz en fussent obeyes, et que,
pour les faire exécuter, ils requissent les sousbassy ou autres
officiers du G. S. Lesdits sousbassy et aultres requiz devront
dûment leur ayde et main forte necessaire, non que les
caddis ou aullres officiers du G. S. puyssent juger aulcun
differens desdits marchans et subjects du roy , encores que
lesdits marchans le requissent , et si d'aventure lesdits caddis
jugeaient , que leur sentence soit de nul effect.
« ltem. Que ,:en cause civille, contre les Turcqs, carra-
chiers ou aultres subjects du G. S. les marchans et subjects
du roy ne puyssent être demandés, moleslez ne jugez , si
lesdits Tureqs, carrachiers et aultres subjects du G. S. ne
monsirent escriptures de la main de l'adversaire, un coget
(instrument) du caddi, baille ou consul, hors de laquelle
escriplure ou cogel ne sera vallable ne reçu même tesmoi-
gnage de Turcq, carrachier ni aullre en quelque port que ce .
soit de l’estat el seigneurie dudit G. S. et les caddi , sousbassy
ne aultres ne. pourront ouyir ne juger lesdits subjetz du roy
sans la présence de leur dragoman. |
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 193
a Île. Que, en causes criminelles , lesdits marchans et
nobles subjectz du roy ne puissent être appelés des Turcqs ,
carrachiers ne aultres devant les caddis ne aultres officiers et
que lesdits caddis ne officiers ne les puyssent juger ; sains
sur l'heure les doibvent mander à l’excelse Porte et en l’ab-
sence d'icelle Porte au principal lieutenant du G. S. , là
où vaudra le lesmoignage du subject du roy et du carra-
chas du G. S. l’un coutre l’autre.
« Îlem. Quant à ce qui touche la religion a esté expresse- .
ment promis, accordé el conclud que lesdits marchans , leurs
agens et servileurs, et (ous aultres subjects du roy ne puyssent
jamais estre molestez ne jugez par caddis , sangiacbeys,
sousbassy ne aultres que par l'excelse Porte seullement et qu'ils
ne puyssent estre faitz ne tenuz pour Turcqs si eulx-mêmes
ne le veulentet le confessent de bouche , sans viollence , mais
leur soit licite observer leur religion.
« Îtem. Que lesdicts marchans , leurs agents et serviteurs,
ne aultres subjects du roy, ne leurs navires, barques ne
aultres armemens d’iceulx , ne aussi l’artillerye et munition,
ne leurs mariniers ne puyssent estre prins , contraintz ne
mis en œuvre contre leur gré et volonté en aulcun service ,
ne angarie , soit de mer soit de terre pour le G. S. ou pour
aultre.
« Jtem. Si ung ou plusieurs subjects ayant faict contract
avec quelque subject du G.S., prins de leur marchandise ou
faict quelque debte, et puys, sans avoir satisfaict, s'absente
de l’estat dudit seigneur, que ledit baïille, consul, parens, fac-
teur , ne aultre personne subjecte du roy ne puisse pour telle
cause estre aulcunement contraincle ne molestée, ne sembla- .
blement le roy ne soil tenu en cella, mais seullement doibve
S. M. faire administrer bonne justice au demandeur sur la
personne et biens dudict debiteur, s’ilz sc retrouvent en son
royaume ou seigneurie.
154 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
« tem. Tous marchans et subjects du roy en toute part de
la seigneurie du G. S. puysse librement tester, el mourant de
mort naturelle el violante , que toute leur robe, tant en de-
niers comme en loute aultre chose, soit distribuée selon le
testament, el mourant ab intestat, ladite robe soit restituée à
l'héritier ou à son commis par les mains et authorité dudit
baille ou consul, au lieu où sera l’an ou l’autre, et là où il
n’y aurait ne bail, ne eonsal, soit ladite robe mise en sauveté
par le cady du lieu, soubz l’aucthorité dudit G. S., faisant
d'icelle premièrement inventaire er présence de lesmoins ;
maïs où seront lesdits baille et consul qu’ancun caddy, battel-
magy ne aullre ne puysse empêcher ladite robe , ains si elle
était en mains d’aucuns d'eulx ou d’autres, et que lesdits
baille ou consul la requissent premier que ledit héritier ou
son commis, qu'incontinant et sans contradiction, elle s'est
entièrement consignée audit baille ou consul, ou à leur com-
mis, pour puys après estre restituée à qui elle appartient.
« liem. Que, à l'instant que le présent traicté sera confirmé
par ledit G. S. et roy, à l'heure snient hors de captivité et
miz en pleine liberté toutes les personnes et leurs subjects
qui se trouveront respeclivement esclaves acheptlés, prisonniers
de guerre ou autrement détenuz, tant es maios des susdicts
seigneurs comme de (ous leurs subjec!z, en gallères, navires et
tous aultres lieux et pays de l'obeyssance desdits deux sei-
gneurs, à la requête et affirmation de l'ambassadeur, baille ou
consul du roy , un des leurs à ce commis; et si aulcons des-
dits esclaves avoient changé de foy et de religion, que ce
néanlimoins la personne soit libre ; et spécialement que d'icy
- ne avant aulcun desdits G. S. et roy ny des cappitaines, hom-
mes de guerre, ne d’aultres subjects tribulaires, ne leurs mer-
cenaires en aucune manière, ne doibvent , ne puyssent , lan
en mer comme en lerre, prendre, achepter, vendre ni retenir
pour esclave ne prisonnier de guerre l'un l'aaltre; aïns si
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 155
aucun corsaire où aulitre homme des pays de l’un des susdits
seigneurs altentait de faire prinse ou violence sur la robe ou
les personnes de l’obeyssance de l'aultre seigneur, puysse et
soit tenu le seigneur da lieu où à l'instant sera trouvé le mal-
faicteur, le punir comme infracteur de paix, à l'exemple des
aultres, et néanlimoins restituer à l’offensé ce que, en la puis-
sance du malfaicteur se trouvera luy avoir été prins et ouslé,
et si ledict malfaicteur eschappait tellement qu'il ne fust prins
et punÿ , à l'heure soit, et s'’entende avec tous ses complices,
banny de son pays, et toute leur robe confisquée à son sei-
gneur souverain, lequel néanltmoins faire punir le malfaiteur
et ses compaignons, si jamaÿs se trouvent en son pouvoir, el
de ladite confiscation sera réparé le dommaige de l'offensé,
son recours estant pour cest effesi au protecteur de la présente
paix, qui seront lesdits Charlesquier soltan, de la part du
G. S., et le grand-maître de France pour la pari du roy (1).
« Îtem. Que quand l’armée de mer de l’un desdits G.S.
et roy rencontreront aulcun navire des subjects de l'aultre sei—
gneur, seront tenuz de baisser les voisles et lever les banières
de leurs seigneurs, afin que, estant par là cognuz, ne soient
prins, relenuz ne aulcunement molestez de ladite armée, ne
d’aulcuns particuliers d'icelle, ains si tort ou dommaige leur
fast faict, que le seigneur de l’armée soicl lenu soubdainement
de le réparer, et si les navires particuliers des subjects desdits
seigneurs se rencontreront l'un l’aultre, chascun doibve hausser
la banière de son seigneur et se salluer d’un coup d'artillerye,
et respondre au vray s'ils sont demandez qui ilz sont, sans
toutesfois que despuys les parolles et recognoissance l’un entre
par force, ne visite le navire de l’aultre, ny luy donne aulcun
empeschement soabz quelque couleur que ce soict.
« Îtem. Que, arrivant ez portz et bord de mer du G.S$.,
(1) Le grand maitre de France était alors Anne de Montmorenry.
156 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
aulcun vavire des subjects du roy, par fortune ou aulitrement,
leur soit administré vivres et aultres choses nécessaires en
payant raisonnablement, sans les contraindre à décharger pour
payer le commerce ; ains soient laissés aller où il leur plaire,
et venant à Constantinople, quand sera pour s’en partir, ayant
prins et payé le coget de l'émin, et estant cherché et visité
de la part dudit émin, qu'il ne doibve, ne puisse être visité en
aulcuns lieux, sinon aulx chasteaulx du destroit de Gallipoly,
sans povoir payer plus là ne ailleurs aulcune chose pour la
sorlye au nom du G. S. ny de ses officiers.
« liem. Que si quelque navire des subjects de l’un desdits
seigneurs , par fortune ou aultrement, se rompait ou fit nau-
* frage aux lieux et juridiction de l’aultre seigneur, que les per-
sonnes qui eschasperoient de tel péril restent libres el puys-
sent recueillir toute leur robe entièrement , et estans tous
mor!z au naufrage , loute la robe qui se trouvera soit consi-
gnée audit baïille et consul ou aux leurs à ce commis, pour la
rendre à qui elle appartiendra, sans que le cappitaine général
de la mer, Sangiacbey, Sousbassy ou caddi, ne aultres subjects
ou officiers desdits seigneurs n’y puissent, soubz peine d'estre
punis, prendre ou prétendre part aucune ; ains debvront donner
faveur et ayde à ceulx que touchera de recouvrer ladite robe.
« liem. Si quelque subject du Grand-Seigneur avait perdu
ung esclave qui luy fust fouy, tel subject, sous prétexte de dire
que l’esclave eusl parlé ou praticqué en la nave ou la mayson
d'un subject du roy , ne puysse contraindre le subject du roy
à autre que à chercher du navire et en sa mayson, el si l'es-
clave y estait trouvé, que le receleur soit débitement puny par
son baille ou consul, et l'esclave rendu à son maisire, et si
l'esclave ne se trouvait au navire ny en la mayson, lesdicts su-
jecls du roy ne doibvent ny puyssent eslre lenuz ne molestez
pour cest effect et conte.
« ltemn. Qu’aucun des subjects du roy qui n'auroit habité
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 197
dix ans entiers el contiruels ez pays dudit G. S. ne doibre, ne
puysse être contrainct à payer tribut, carrach, avarie, taxe,’
asaps, vagueurs, ne à faire garde aux lours voisines, magasins
du G. S., travailler à l’Arsenal ne à d’aullre quelconque an-
garie et que cs pays du roy soict faict la semblable et réci-
proque aux subjectz du G. S.
« ltem. Le roy de France a nommé la sainteté du pape, le
roy d'Angleterre, son frère et perpetuel confédéré, et le roy
d'Ecosse, auxquels se laisse eu eulx d'entrer au présent traitté
de paix si bon leur semble, avec condition que y voulans
entrer soient tenuz dans huict mois envoyer an G. S. leur ra-
tification et prendre la sienne.
« Item. Que les Grand-Seigneur et roy de France envoye-
ront l’un à l’autre , dans six mois, les confirmations du pré-
sent traité en bonne et due forme de l’observer, et com-
mandemen! à tous leurs lieutenants, juges, officiers et sujets
de l’observer entièrement et le faire observer sans fraude , de
point en point , et offrir qu'aucun n'en prélende cause d’igno-
rance des pays que les confirmations auront été données d’une
part et d’aultre; ceste paix sera pabliée à Constantinople,
Alexandrie, Marseille , Narbonne et autres lieux principaux,
terrestres et maritimes de la juridiction, royaulmes et estats
des dits seigneurs. »
De tous les trailés conclus depuis entre la Franee et la
Turquie, nous devons à juste litre considérer celui-ci comme
le plus important, puisque, en ouvrant de nouveaux débou-
chés, il inaugurait une nouvelle ère de prospérité pour notre
commerce el de développement pour notre marine.. Mieux
encore, il assurait à notre patrie un puissant auxiliaire qui
ne lui a jamais fait défaut, malgré le temps et les révolutions.
Tandis que les deux Cours cimentaient ainsi leur union,
Charles-Quint ne restait point inactif, et, sous prétexte de ven-
458 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
ger la chrélienté au lieu et place du roi de France, faisait
une guerre acharnée à nos alliés. Comme gage de son zèle
religieux et afin de faire constater par l'opinion publique
une différence entre sa conduite et celle de son rival, il ré-
solut de tourner ses armes contre Tunis tombée, ainsi que
toute la côte de Barbarie , sous la puissance de Kaïir
Eddin (Barberousse), amiral de Soliman. Charles, à la tête
d'une flo!te considérable et d’une armée de quarante mille
combattants, prend d'assaut le fort de la Goulelie, s'empare
de la ville, rétablit Muley-Assem détrôné par Barberousse,
et dont les sympathies élaient assurées aux Chrétiens, délivre
vinglt-mille esclaves qui le récompensent en faisant bénir son
nom dans tous les coins de l’Europe, assure une retraite à
ses flottes dans les parages inhospitaliers de l'Afrique et ne
rentre dans ses ports que lorsqu'il voit s'avancer la saison piu-
vieuse et! avec elle la crainte que les maladies ne viennent,
en décimant son armée victoriense, jeter une ombre sur l'éclat
de cette glorieuse expédition.
L'occasion eût été bonne pour je roi de France, si,
mellant à profit l'absence de son rival, il se fût décidé à
frapper de grands coups en Ilalie. Mais que de malédictons
ne seraient pas lombées sur sa lêle s’il se fût avisé de molester
l'empereur, alors que celui-ci, affectant de se sacrifier pour
la religion, confait aux flots la fortune de sa couronne abn
de surprendre les ennemis de la foi jusqu’au fond d’ua de
leurs repaires. N'eût-il pas, à la face des princes et des peu-
ples chrétiens, donné raison aux infâmes libelles répandus
à profusion en Allemagne et destinés à égarer l'opinion sar
son compte en laissant croire qu'il n'avait qu'une religion
fausse et hypocrite? Si l’astucieuse politique de Charles ten-
dait un pareil piége à son antagonisle pour l'entraîner à se
faire mettre au ban de l’Europe civilisée , François répondit
à celte espérance par une cruelle déceplion. Pendant tout
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 159
le cours de l'expédition de Tunis, aucun pas ne fut fait
en avant par nos armées qui restèrent patiemment sur
la défensive, se gardant bien de porter la moindre atteinte
à celle sorte de trève que les uns appelaient la trève-de Dieu,
les autres la trève de la ruse. Mais à peine Charles fut-il ren—
tré dans ses ports que le caractère loyal el chevaleresque de
François 1° se donna libre carrière. Les Ottomans ses alliés
venaient d'éprouver un échec ; c'était le moment de se mon-—
trer sensible à leur douleur et de relever leur moral en pro-
clamant sans détour ses relations avec eux. ;
Le traité conclu par La Forest fut officiellement no-
tifié aux cours étrangères, et sa publication ordonnée dans
toutes les villes du royaume intéressées au trafic avec le
Levant. Quelles ne furent pas la joie et la gratilude de notre
commerce à cette nouvelle qu'il pourrait désormais compter
sur la sécurité et la protection dans tous les pays soumis à
l'autorité du Grand Seigneur. L'usage de ce traité s’intro—
duisit sans la moindre contrainte chez les négociants et les
capitaines de navires qui le prirent avec empressement pour
base de leurs opérations ; et, quant à son effet politique, on
peut affirmer qu'il dépassa toutes les espérances. Partout où
les Français se montraiïent dans la Méditerranée on recon-
naissait d'anciens alliés, des amis ou des maîtres généreux.
À Andrinople, on n'avait point oublié le noble dévoûment
des compagnons de l’empereur Baudoin; on se souvenait
d'eux à Thessalonique; Athènes se glorifiail encore de ses
ducs français, et l'on parlait des Villehardouin à Patraes, à
Argos et à Corinthe ; l’Epire et le Haute-Albanie conser-
‘vaient comme une sainte tradilion ke souvenir de la maison
d'Anjou ; en un mot, le pavillon français était accueilli en
Orient avec lransport el comme celui d'ua peuple non moins
brave que fidèle à ses engagements. |
Convaincu des seatiments de François L° à son égard, le
160 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
divan se prêtait de la meilleure grâce aux manifestations dont
l'ambassadeur ne cessait d’être l'objet. Dans sa reconnais-
sance, il ne croyail pas pouvoir porter assez haut le lustre
d'une nation qui se proclamait la première puissance chré-
tienne alliée de l'empire ottoman. De son côté, La Forest
assuré de l'assentiment général, el voyant chaque jour gran-
dir son influence, ne se génait plus pour faire parade à Cons-
tantinople des antipathies de son mattre pour Charles-Quint,
antipathies qu'il savait du reste partagées par le Sultan.
Notre diplomatie était loin d’avoir obtenu d'aussi réels suc-
cès en Italie. Les princes de ce pays avaient formellement re-
fusé de se déclarer contre l’empereur el toutes les tentatives de
rapprochement n'avaient abouti qu'à obtenir d'eux l’assurance
d’une neutralité dans laquelleils se trouvaient enchaînés par des
_terreurs malheureusement trop justifiées. Quant aux Vénitiens,
ce n’étail pas même une altitude passive qu'on devait attendre
de leur part. Le Sénat, entraîné par la politique de Charles
ou séduit par ses promesses fallacieuses, avait joint les troupes
de la république aux armées impériales. C'était pour le roi
l'occasion de se prévaloir de ses bons rapports avec la Tur-
quie et de mettre à l'épreuve la sincérité de celte puissance.
A celte fin, La Forest enlama de nouvelles négociations, el,
urâce à ses soins, un second traité intervinl en vertu du-
quel les flottes française et ottomane devaient agir de concert.
L'ambassadeur français s'engageait à accompagner en per-
sonne ou par un de ses officiers l'armée du Sultan que les
vaisseaux de Barberousse transporteraient à Otrante, pos-
session turque, tandis que le baron de Saint-Blancart, com-
mandant des galères du roi, viendrait avec son cscadre ral-
lier celle de Barberousse el agir d'un commun accord contre
les possessions impériales en Italie.
Le divan élail acquis, mais l’effet de ses bonnes intentions
el même de ses engagements restait subordonné à l'assenti-
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 161
ment de Barberousse, dont l'influence pesait sur les décisions
du Sultan. C'était donc vers les bonnes grâces du farouche
musulman qne devaient en dernier lieu tendre tous les efforts.
Quoique au faite des splendeurs et à l'apogée de la gloire,
Barberousse n'était pas invulnérable. et la sagacilé de La
Forest eut bientôt découvert le défaut de sa cuirasse. Pour
réussir, il ne s'agissait que de flalter son orgueil par une dé-
marche qui semblât lui reconnaître une qualité souveraine,
et de donner salisfaclion à sa vengeance en fai offrant un
moyen de laver le récent affront de Tunis. Des démarches
dans ce sens étaient urgentes, mais ces démarches, le roi
seul pouvait en prendre l'initiative et leur donner le caractère
de gravité propre à fasciner celui qui en serait l’objet. La Forest
prit alors le parti de soumettre la question à son maître et
de lui demander ses ordres pour la nouvelle phase dans la-
quelle on allait entrer. A cet effet, il dépêcha en toate hâte
son secrétaire Marillac chargé de faire ressortir aux yeux dn
roi le prestige qui s’altachait à la personne de Barberousse
et d’insister fortement pour qu’on ne néglige4t rien de ce
” qui était propre à gagner sa faveur. Une fois avee nous, devait
ajouter Marillac, il n’y a pas à craindre que Barberousse
manque à sa parole, et l'on peut en toute confiance compter
sur sa valeur el sur celle de ses troupes pour frapper les plus
rudes coups an cœur même de l'empire.
Dans cette situalion presque inespérée, en face de cette
dernière chance de salut rêvée par son génie et menée à bien
par le dévoñment de ses agents, François mit de côté ses
derniers scrupules et chargea Jean de Montluc de se rendre
auprès de Barberousse pour le complimenter. Cet envoyé
extraordinaire raconte ainsi les incidents de sa mission dans
une lettre adressée au cardinal du Bellay :
« Monscigneur, je fus dépéché le 6 août 1536 vers Bar-
berousse pour lui déclarer la volonté du roi, sans lettres de
11
162 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
personne. Toutefois je m'en fus à Naples où je pris des mari-
niers qui me conduisirent en trois jours. Là, étant près
de Reggio, j'appris qu’un bâliment ture s'y irouvoil; sur
ce, je feignis d'être si malade qu'il me devenait indispensable
d'aller à Reggio. Peu après, ayant aperçu ledit bâliment,
nous sautâmes à terre et quand tous furent descendus, j'appe-
lai le capitaine qui par bonheur se trouvoit ami de Barberousse,
et à force de prières et promesses me transporla vers Modon :
arrivé là, j'appris que l'armée étoit partie depuis trois jours el
incontiuent je retournai vers la Pouille pour la retrouver, Le
jour même, nous eumes si bon vent que nous fûmes trans
portés en Barbarie à un lieu nommé Calibie. De là, je trou-
vai moyen de me rendre à la Gerbe où je trouvai une galère
qui me porta incontlinent vers l’armée que j2 rejoiguis le pre-
mier jour de septembre, à son relour de la Pouille. Barbe-
rousse, après m'avoir écouté, lint conseil s'il devoit retour-
ner; mais voyant qu'il n’avoil que trente six voiles me pria de
l'excuser près du roi et de venir à Constantinople voir les
préparalifs pour l'armée qui vient; ce que je lui accordai sfin
de remplir ma mission complétement. Pendant lout le trajet,
il m'a traité aussi honorablement que possible et j'ai pû voir
à Gallipoli soirante-quinze galères, à Gamar en Asie irenle-
cinq, plus loin vingt-cinq, à Constantinople cent-vingt; en ls
mer Majeure el ailleurs, il y en a cent-soixante. M. de La Forest
m'ordonna de retourner par mer ; mais & j'avois pu agir en plei-
ne liberté, j'eusse pris la voie de terre. Je suis resté trois mois
en mer sur un navire qui, après avoir êté ball, je ne sais com-
bien de jours par les tempêtes, a fait naufrage près de Raguse,
‘sans toutefois perdre personne. Delà, je suis venu à Ancône et à
Rome pour ne pas éveiller les soupçous du Pape, el, pour celle
même raison, Mgr le cardinal de Mâcon n’a pas voulu m'envoyer
à la cour et a préféré attendre quelques jours.Cependant il m'a
recommandé d'écrire ceci à votre révérendissime Seigneurie. »
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 163
Comme on le voit, Jean de Montluc, quoique ecclésiastique,
ue manquail pas du courage nécessaire dans les entreprises
difficiles, surtout quand on se reporte à une époque où le nom
chrétien était en horreur à presque tous les croyants. Il fallait
quelque audace à un prêtre du Christ pour se confier à une
galère musulmane où son caractère diplomatique et même la
protection de Barberousse n’eussent pas toujours suffi pour
arrêter l'injure ou le cimeterre d’un fanatique.
Montluc était de relour vers le mois d'avril 1537, el d’a-
près ses rapports on dut songer à expédier la flotie française
au-devant de Barberousse. Bertrand d'Ornésan, baron de
Saint-Blancart, qui la commandait, quitta Marseille au mois
d'août, el, après avoir montré le pavillon français tout le
long des côtes de Barbarie, mit le cap sur la Morée. Pour
la première fois, on vit une flotte française promener
paisiblement son pavillon sur des points où les Turcs fai-
saient la guerre, à la côte de Barbarie, en Grèce, dans l’ar-
chipel et jusqu'à Constantinople (1).
E. D'ESCHAVANNES.
(1) Cette expédition du baron de St-Blancart, pendant les années 1537
et 1538, a donné lieu àgane relation intéressante composée par Jean de
Véga, et qui forme une des plus anciennes deseriptiens que l'en pesstde des
contrées du Levant.
{La suite au prochain numéro ).
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NOTICE SUR LE PONT SAINT-ESsPRIT, par LÉON ALÈGRE,
Bagnols 185#%, chez BROCHE, imprimeur.
ne mt ie dm eme
Tout ce que les âges passés nous ont légué de beau s’en va,
pour être remplacé par le laid. On connaît le pont du Saint-
Esprit, celte merveille du XIIIe siècle, qui orne d'une façon
si pittoresque le paysage des bords du Rhône: le progrès
ulilitaire va on faire disparaître deux arches el les rempla-
cera par une seule en fonte. Hélas! le pont antique, qui de-
puis tant de siècles supporte les assauls des grosses eaux,
des glaces et des chocs de toute espèce, aurait mérité un autre
sort. S'il y a nécessité urgente, elle est bien déplorable. Je ne
parlerai pas de tous les souvenirs qui sont allachés au pont du
Saint-Esprit; on se moquerail de moi. Il faut cependant avouer
que le vieux colosse était solide. Au moment où j'écris ces li-
gnes, je viens de voir un moulin verm@ælu emporter le jeune
pont suspendu de Saint-Clair, qui n’a pas opposé la moindre
résistance et qui, une minule après le choc, a disparu dans le:
flots du Rhône. Le pont du Saint-Esprit eût vu le moulin se bri-
ser,comme un paquet d'allumeltes,contre ses arches séculaires,
mais les Compagnies de baleaux à vapeur ne lui pardonnent
pas d’opposer quelque difficulté au passage de leurs paquebols,
el il succombera. Nous tous, Lyonnais, qui regardons le cours
entier du Rhône, comme élant un peu de notre domaine ;
nous tous, amis des arts et des souvenirshisloriques, nous qui
avons souvent navyigué sur ce fleuve, dont les rives sont bien
autrement plus belles que celles du Rhin, nous nous désole-
rons, mais les commis-voyageurs seront dans l'admiration.
Nous regretterons la mulilation de ce splendide monument,
élevé par les disciples de saint Benezel, tandis que les Com-
BIBLIOGRAPHIE. 16
pagnies de bateaux trouveront qu'on n'en fail pas assez, el
réclameront peut-être son entière démolition el son rempla-
cement par un pont suspendu.
M. Léon Alègre, de Bagnols, petite ville voisine du
pont Saint-Esprit, vient de publier une intéressante notice sur
le monument en question. Il proteste douloureusement, et
sans trop d’amertume, contre cette manie utilitaire qui enlai-
dit tout ce qui est beau. L'auteur est d'autant plus affecté
qu'il défend une des gloires de son pays, et que lui-même il
cultive les arts: « Ce n’est pas sans un sentiment de profond
regret que j'ai vu hier le marteau de quelques ouvriers muli-
lant un des monuments les plus remarquables de notre France
du moyen âge. Le pont du Saint-Esprit est condamné à être
décapité ; bien plus, l’œuvre est en voie d'exécution. Comment
la Société française pour la conservation des monuments, s0-
ciété toujours attentive, toujours empressée, ne se serait-elle
pasémue en présence d'un tel acte ?.... On coupe impitoyable-
ment de ce pont deux arches en pierre pour les remplacer
par un tablier en fonte de fer... »
M. Léon Alègre fait ensuite l'histoire de la construction
du pont par les disciples de saint Benezel, qui venaient d'a-
chever celui d'Avignon : « on établit une confrairie divisée en
trois corps : les frères parcourant les villes et les campagnes,
et allant quêter dans la chretienté; ceux-ci travaillant aux car-
rières du Bourg Saint-Andéol, descendant sur le Rhône les
matériaux préparés, el les frères chargés de la construction du
pont. » Admirable Société de bonnes actions dont la Bourse
ne ferait pas le moindre cas!
Le pont Saint-Esprit était un point stratégique des plus
importants: nous voyons défiler ces armées de brigands qu'on
nommail les Routiers,les Tard-venus les Grandes Compagnies,
allant rançonner le pape, siégeant à Avigon. Après une série
d'événements, nous arrivons enfin aux Camisards, et même jus-
qu’à la fatale année 1793, dans laquelle Cartaux fit passer le
pont à son armée.
« Le pont du Saint-Esprit semblait devoir être à jamais res-
pecté. Depuis quelques années, on a débarrassé la rive droite el
les abords du monument des moulins à blé, qui génaient le
cours des bateaux à vapeur... Aujourd'hui les deux arches
sont presqu'entièrement démolies, et nous n'avons plus qu'à
exhaler de stériles regrets. »
Paul SainT-Onive
lécrologte.
L'apBé JACQUES. — Le Docreur Josepn LANCON.
L'ABBÉ JACQUES.
Le Mémorial de la Loire nous a apporté, ces jours derniers.
la triste nouvelle de la mort de l’un de nos compatriotes ot de
nos écrivains, M. l’abbé Jacques, et voici en quels termes :
« Le 5 août 1854 , les habitants de Saint-Étienne voyaient
passer dans leurs rues , entouré du clergé de toutes les paroisses,
un corbillard sur lequel étaient déposés les insignes du sacerdoce.
Il renfermait les restes mortels d’un prêtre dont la ville ignorait
le séjour dans ses murs. C'était M. l'abbé Jacques, ce savant ai
connu et si populaire de la ville de Lyon , dont les recherches
historiques sont si précieuses. C'est à ses travaux que l’on doit
l'ouvrage plein d’érudition qui se recommande à tous les ecclé-
siastiques amis des rites de leur église , sous le nom de Révé-
lateur des Mystères , ou l’Antique Cérémonial de Saint-Jean .
ouvrage où sont recueillies les admirables traditions qui donnent
à la liturgie lyonnaise des droits à une respectueuse conservation.
C'est ce que nous révèle cette phrase laudative du Mandement
que S. E. le cardinal de Bonald a mise en tête du Bréviaire dont
elle a donné une édition en 1844 : Rationem etiam habuimus
disquisitionum viri in sacris lilteris versalissimi et in crilica
præcipui , qui nuper edidit opus erudilum de mysteriis Ecclesie
primattalis.
.« M. l'abbé Jacques, retiré depuis plusieurs mois à Saint-
Etienne , dans la providence de Sainte-Marie , où l'avait attiré,
dans l’âge des infirmités, le souvenir des soins prodigués à
son enfance par une des pieuses filles qui habitent la maison,
passait sa vie dans la retraite, l'étude et la prière. Sa modestie,
sa piété, son esprit de charité et de mortification vivront long-
temps parmi ceux qu’il a constamment édifiés à Saint-Étienne.
De Lyon, sa patrie adoptive , où , dans une fonction officielle .
il a rendu d'importants services à la science et où il compte de
nombreux amis , sortiront bientôt, nous en sammes sûrs , les
révélations biographiques intéressantes que nous regrettons de
n'ètre pas en mesure de donner aujourd'hui. »
Ces révélations , notre ex-collaborateur, F. Z. Collombet, de
si regrettable mémoire , nous les a fournies. Il a consacré , dans
ses Études sur les historiens du Lyonnais, un chapitre à
l'abbé Jacques , et il y a dignement apprécié les travaux de cel
vañt
NÉCROLOGIE. 167
écrivain ainsi que les services rendus par lui à l'église el à
l’histoire.
M. l'abbé Jacques (Pierre-Simon), naquit à Lyon en 1789, et
ses études se ressentirent des commotions politiques au milieu
desquelles elles eurent lieu. Il fut le disciple de l’ahbé Chouvy.
ancien professeur d'histoire ecclésiastique à la Faculté de théo-
logie de Lyon , qui l’appelait son fidèle Achate.
Sous l’Empire , M. l’abbé Jacques fut curé à Curtafond en
Bresse , et, sous la Resfauration, il passa dans la cure de Denicé
près de Villefranche. JI commença sa carrière d'écrivain en
1825 , et publia successivement les ouvrages suivants :
L'origine del Eglise de Lyon et les bienfaits qu'elle a répandus
dans le pays. Lyon , Rusand , 1826.
Deux Mots de paix à MM. les Ministres protestants. Lyon
1827, in-8o. Cette brochure est dirigée contre les Æpoqnes de
l'Eglise de Lyon.
De l Église considérée dans ses rapports avec la liberté et la
civilisation. Lyon, Pitrat, 1832. |
L'Eglise primatiale de Saint-Jean et son Chapitre. Lyon ,
Pélagaud.
Le Révélateur des Mystères ou l'antique cérémonial de Saint-
Jean. Lyon, Léon Boitel, 1839.
Pour l'appréciation de ces différents ouvrages nous renvôyons
nos lecteurs au tome IX° de notre première série de la Revue.
L'abbé Jacques est mort comme il avait vécu , humble et
obscur ; il à passé ici-bas en accomplissant sa tâche et il est
allé en recevoir le prix dans un monde meilleur.
LE Dr JosepH LANÇON.
Nous venons d'apprendre la mort d’un de nos compatriotes,
du docteur Joseph Lançon , qui s'est récemment distingué par
son zèle dans le traitement des cholériques à la Bachasse,
près Rive-de-Gier, mais qui trop oublieux de sa propre per-
sonne, a pris, au milieu des soins qu’il prodiguait aux autres,
le germe de la maladie qui l’a lui-même emporté. La veille de sa
mort, et déjà malade depuis une quinzaine de jours , it se rendit
à Vienne au devant de sa femme et de ses enfants qui arrivaient
de Barcelone. Il s’est sacrifié à ses devoirs de médecin, il s’est
prodigue avec un zèle digne de notre admiration, et il est mort
en quelque sorte martyr d’un beau dévouement. C’est là une belle
fin, et toute prématurée qu’elle est, elle est bien digne d’un cœur
généreux et d’un chrétien.
CHRONIQUE THÉATRALE.
Le Gendre de M. Poirier, comédie de MM. uses Saxnrac et Emise Avoire.
— Mile JUDITH ct M. LAGRANGE.
Enfin voici un comédie, une comédie des plus piquantes , et un succès
du meilleur aloi. Mlle Judith est venue lui prêter les grâces de sa personne,
l'éclat de ses beaux yeux noirs et son intelligence scénique. M. Lagrange a
donné au marquis de Presle l'élégance de ses manières , l’accent peut-être
un peu trop marqué du persifflage ct de l'ironic , mais une chaleur de cœur
des plus communicatives et une aisance parfaite. M. Vernier, nolre comi-
que, dont le trait et la verve sont toujours, à l'instar d'un convoi express,
à grande vitesse, est parvenu à se métamorphoser. 11 se possède , il se con-
tient ; cc n’est plus M. Vernier, c'est bien là M. Poirier, le rusé et sournois
beau-père , l'ambition à l'état latent. La pièce a donc élé dignement inter-
prétée et renduc avec soin, avec amour , dans ses plus minces détails de
mise en scène. On pouvait reconnaître là ce respect qu'un directeur lettre
sait apporter aux œuvres de mérite ct de conscience, et nous en félicitons
ici M. Lefebvre. Honorer ainsi des auteurs, c’est s’honorcr soi-même.
Nous ne ferons point l'analyse de la comédie nouvelle, c'est toujours cette
vieille lutte de la noblesse et de la bourgeoisie: sacs et parchemins en pré-
sence et aux prises. Les ridicules et les travers des deux camps sont mis à
nu et si bien flagellés de part et d’autre qu'on ne sait s’il reste un vainqueur.
Nous n'y voyons, en fin de compte, qu’une femme malheureuse à ajouter
au martyrologe conjugal, car, pour nous , la pièce finit réellement au troi-
sième acte. Le quatrième ne change rien au fond de la situation, en dépit
de sa favorable péripétie. Il n'a été fait que pour ne pas renvoyer les specta-
teurs sous l'influence d'un funeste dénoüment.
Le dialoguc a de l'esprit, du trait, de la verve. On y trouve le vis comica,
si rare de nos jours. L'action est bicn conduite et marche résolument à son
but: la punition de ce pauvre Poirier dans ses affections de famille les plus
chères, slors qu'il vise à la pairie et qu’il sacrifice pour cela son immense for-
tune et un repos si laboricusement acheté. L'auteur de Mademoiselle de la
Seiglière et celui de Philiberte nous ont habitué à des œuvres d’une fine
observation et à des caractères tracés d'après naturc. Leurs derniers oy-
vrages font reposer sur eux toutes les espérances du thcâtre français , et si
nous ajoutons à leurs noms ceux de Ponsard et d'Alexandre Dumas , nous
aurons réellement là tout ce que la scène francaise de notre époque compte
de digne ct de séricux.
ni — mms me en me ee
AIMÉ Vixatainten, directeur-gérant.
me me ce ee mé eme
qu
?
CHANSON DU ROSSIGNOL.
Je suis l’oiseau chanteur, le tendre virtuose
À l’'amoureuse voix,
Qui se pâme d'ivresse aux lèvres de la rose,
Le luth vivant des bois...
Je suis des belles nuits sereines et sans voiles
L'esprit mélodieux...... |
A vous mes doux concerts, Ô riantes étoiles,
Azur calme, où la lune en nappes élargies
Fait flotter ses clartés,
Septembre 1854. 11*
170 LA CHANSON DU ROSSIGNOL.
A toi, de mes accords et de mes élégies
Les essaims enchantés !
Tant que l'hiver imprime aux brumes refroidies
Un orageux essor,
Jamais ma voix habile aux pures mélodies
N’épanche son trésor.
Mais, dès qu’en souriant le frais printemps s'éveille
Sur sou lit de gazons,
Au fond des bois émus s’anime la merveille
De mes jeunes chansons.
Des beaux jours renaissants je suis l'âme et la joie,
Et mes hymnes d'amour
Sont le plus doux salut qu'a Mai la terre envoie
Pour fêter son retour.
Comme uu vol de ramiers planant sur la vallée
Près du nid paternel,
Se berce avec langueur ma symphonie ailée
Dans les souffles du ciel.
Tout est enchantement, mélodie et murmure
Et soupir printanier,
Et ma voix fait vibrer l'air, l’onde et la verdure
Comme un divin clavier.
Les poètes rêveurs, les blondes jeunes filles,
Les beaux couples d'amants,
Aiment à s’enivrer, le soir, sous les charmilles
De mes roucoulements.
LA CHANSON DU ROSSIGNOL. 171
À celte heure féconde en voluptés propices,
Où l'ombre éteint le bruit,
Ma voix vient marier ses suaves délices
Aux charmes de la nuit...
Les couples, échangeant des premières tendresses
Les ineffables vœux,
Dans mes accords émus retrouvent les ivresses
De leurs chastes aveux.
eËt la vierge candide, en qui brûle de naître
Un sentiment vainqueur,
Sent un intime écho, dont frémit tout son être,
Me répondre en son cœur...
L'extase la suspend à ma voix bien aimée,
Car les trésors touchants
D'harmonie et d'amour dont son âme est formée,
Se fondent dans mes chants.
Quand la nature, ainsi qu’une lyre infinie,
Vibre avec volupté,
Je fais planer ma voix, pur trésor d'harmonie,
Sur l'orchestre enchanté ;
Et, de tous les accords égarés dans l'espace,
Et dans l’azur flottants,
Ravi, je fais passer la douceur et la grâce
Dans mon hymne au printemps.
Mes chants ont un attrait dont la tendre énergie
Subjugue et sait charmer;
172 LA CHANSON DU ROSSIGNOL.
Et le ciel mit en eux l’ineffable magie,
Le don qui fait aimer!
Je suis l'oiseau chanteur je suis le virtuose
A l'amoureuse voix.
Qui se pme d'ivresse aux lèvres de la rose ;
Le luth vivant des bois.
GABRIEL MONAVON
D Re RS RS ES De ne a Ne Ce NES ER mn A Sn de ar Canne Due FE 0 Re mount de far nd men etre, d
LR ER EEE
PARCOURS
D+
LYON À CHALON PAR LE CHEMIN DE FER.
Première Partie.
DE LYON {vaisEe) A MACON.
—.——.
Statistique du chemin.
La quatrième section du chemin de fer de Paris à Lyon,
exploitée à partir du 10 juillet dernier, se développe sur une
longueur totale de 124 kilomètres, de gare en gare, qui rap-
prochée des 383 kilomètres depuis plusieurs années livrés à
la circulation entre Chalon-sur-Saône et Paris, donne à la
ligne entière un parcours de 507 kilomètres. Sa largeur en
couronne, pour les deux voies, est de 3 mètres 50 centimètres,
pour les parlies en chaussée, et de 7 mètres 40 centimètres
dans les tranchées ct les rochers, non compris les fossés né—
cessaires à l'écoulement des eaux, et de 8 mètres dans les
souterrains el entre les parapets des ponts.
Le maximum des pentes et des rampes du tracé n'excède
pas » millimètres par mètre, el le rayon inimus des courbes
est de 500 mètres. Dans ce rayon minimus, les raccordements
s'opèrent généralement sur des paliers horizontaux. La lar-
\
174 PARCOURS DE LYON A CHALON
geur des accolements, c'est-à-dire celle entre les faces exté-
rieures des rails extrêmes el l'arête extérieure du chemin est
de 1 mètre 50 centimètres dans les portions en remblais ou
levées, el de 1 mètre dans les tranchées et les rochers, indé-
pendammeut des fossés.
La ligne a des gares de stationnement el des gares d’évie-
ment. Aux lermes du cahier des charges homologué et arrêté
par M. Magne, ministre des travaux publics, le 5 janvier
1852, la Compagnie concessionnaire n'était tenue de livrer
la section de Lyon à Chalon-sur-Saône à la circulation pu-
blique, que le 5 janvier 1856. Grâce à l'activilé féconde de
M. l'Inspecteur-général de première classe des Ponts-el-
Chaussées, directeur du chemin de Paris à Lyon, à l'intelligent
concours des ingénieurs placés sous les ordros de M. Ad.
Jullien, la partie de la ligne comprise entre Lyon et Chalon a
été mise en jonction plus de dix-sepl mois avant l'époque fixée
par l’acle de concession. La plupart des gares, loulefois, sont
encore à l'étal provisoire.
Dans le parcours de Vaise à Chalon, on ne remarque aucun
de ces ouvrages romains qui impriment sur le tracé, entre
Dijon et Tonnerre el entre Montereau et Villeneuve-Saint-
Georges, un sceau ineffaçable de grandeur. Les travaux onl
principalement consisié en remblais, tranchées, courbes à
grand rayon, ponts, ponceaux , aqueducs, viaducs, lerrasse-
meuts. Toutefois, les ponts et viaducs sur l’Azergues, le Mor-
gon, la Vauxonne, l'Ardière (Rhône), sur la Mauvaise,
l’Arlois et la Petite-Grosne, entre la limite du Rhône et
Macon, sur la Mouge et la Bourbonne, entre celle dernière
ville et Tournus, sur la Grande-Grosne et la Corne après
Tournus, sont des ouvrages très-notables. — Le viaduc du
Morgon à Villefranche-sur-Saône est composé de treize ar-
ches de G mètres, dont la hauteur maxima alteint 12 mètres.
Le pont de l’Azergnes offre cinq arches de 12 mètres l'une.
f
PAR LE CHEMIN DE FER. 175
La tranchée de Mâcon, située à l'ouest de la rue de la
Barre, a une profondeur presque constante de 7 à 9 mètres
jusqu’à l'emplacement de la gere. Elle commence au cime-
tière dé Saint-Brice, se prolonge à travers le faubourg de la
Berre et finit au delà des Rigollettes de l'Héritan, en passant
par un pont biais sous la route départementale n° 21 (de M4-
con à Lugny). |
La ligne franchit, indépendamment des cours d'eau que
nious avons nommés, le ruisseau de Roche-Cardon el une
foulé de torrents. Elle coupe les routes impériales n° 79 (de
Nevers à Nantua) à Mâcon, et n° 6 (de Paris à Chambéry),
près de Sennecey-le-Grand, la route départementale n° 7 (de
Lyon à Charolles), la route départementale n° 4 (de la Saône
à la Loire), qui s’embranche dans Saône-et-Loire sur la
route départementale n° 10 {(d'Autun à Beaujeu), la route
départementale n° 3 (de Franz à Roanne). Son trajet sur le
département de Saône-et-Loire cst de 76,000 mètres.
On sait que la gare définitive s’élèvera à Lyon dans la
presqu’ilede Perrache, où le chemin se dirigera par une hardie
percée sous la montagne de Saint-Irénée en franchissant
Gorge-de-Loup, et en traversant la Saône au delà d’Ainay.
Ce souterrain aura 2,108 mètres de longueur, 8 mètres 50
centimètres de largeur, 5 mètres 70 centimètres de hauteur
sous clé et au-dessus des rails. 11 commence après le chemin de
Gorge-de-Loup à Vaise, dans la propriété Mestrallet, et finit
à la Quarantaine, immédialement après avoir traversé la rue
appeléé Montée-Saint-Laurent. Le fafte des pentes et rampes
se trouve à l'entrée scptentrionale du funnel. Avant de péné-
trér dans la percée, on monte par une rampe de 0",00% mil-
limètres par mètre , et à l'entrée même du souterrain , il y a
un palier horizontal sur 67 mètres de longueur, à la suite
duquel on descend dans le tunnel, et, jusqu'à la Saône, par
une penie de 0®, 003 millimètres par mètre.
170 PARCOURS DE LYON A CHALON
La gare de Perrache offrira une superficie de 7 hectares
50 ares, et sera uniquement destinée aux voyageurs.
En attendant le complément el le terme extrême de son
parcours, la ligne part de la gare de Vaise, destinée aux voya-
geurs el aux marchandises, el se développant sur une surface
de 22 hectares 50 ares. La voie ferrée s’élance donc de celte
immense enceinte, et pénètre sur le flanc droit des montagnes
du Mont-d'Or lyonnais, en se maintenant sur la rive occidentale
de la Saône, au pied des contreforts qui se détachent du massif,
en passant à Collonges, Couzon, Villevert. Après avoir franchi
la vallée de l’Azergues , elle se porte dans la plaine d'Anse , et
de là à Villefranche, à Belleville et à la Maison-Blanche par de
grands alignement(s. Les vallées du Morgon, de la Vauxonne,
de l’Ardière sont successivement coupées. Le chemin laisse
conslamment à sa droite la route impériale n° 6. Il franchit
ensuite la Mauvaise et la Petite-Grosne, traverse Saint-Clé-
ment-lès-Mäcon, une partie du faubourg de la Barre, à M4-
con, et se dirige entre l'asile des Incurables et l'Hôpital.
ll se porte sur Tournus par Saint-Jean-le-Priche, et la
vallée de la Mouge franchie, sur Saint-Albin, contourne le
coteau du Villars, sur le bord même de la Saône, puis s’in-
fléchit au couchant de Tournus, tourne le contrefort de Vé-
nières, qui se détache de la montagne de Pimont, et, après
s'être rapproché de. la rivière pour décrire celte courbe, pé-
nètre aux abords de Senneccy-le-Grand, ayant à droite la route
impériale n° 6 qu'il traverse par un passage à niveau dans ce
dernier lieu, et qu’au delà de Sennecey il laisse définitivement
à gauche jusque vers Saint-Côme.
La ligne procède enfin par un grand alignement se ratla-
chant à un point:pris au delà de Chalon, et se brisant près de
Saint-Remy par une courbe conduisant à la gare de Chalon,
el correspondant à une autre courbe en sens inverse pour en
sortir. Par suite de la décision du 25 août 1852, de M. le Mi-
PAR LE CHEMIN DE FER. 177
nistre des travaux publics, et du tracé de ces deux courbes,
tous les trains de voyageurs omnibus el directs venant de Lyon
doivent entrer à reculons dans la gare chalonnaise et en re-
partir vers Paris machine en tête, et lous ceux s’éloignant de
la capitale doivent y pénétrer et en sortir en sens inverse. Les
trains express seuls ne franchissent point l'enceinte de la gare
actuelle de Chalon.
La mise en jonction immédiate de Lyon (Vaise) avec la
seclion depuis longtemps exploitée du railway, ne doit point
faire oublier à nos populations lyonnaise et riveraine, notre
vieille Saône, mère nourricière de notre région. La Saône a
des rives embaumées el fleuries, elle s'identifie mieux que le
chemin de fer avec nos merveilleux paysages, elle les fait
mieux comprendre par ses courbes charmantes, elle est en
rapport plus intime avec eux. La navisation à vapeur offre
loutes les commodités el tous les agréments. Lyon doit se fé-
liciter d’avoir à sa disposition, pour monter vers le nord, trois
grandes artères, le chemin de fer continu, la Saône, la route
impériale n° 6 ; mais, par un sentiment bien entendu de
bien-être, d'économie, de commodité, de jouissance oculaire,
de gratitude envers une induslrie qui a rendu de si grands
services à la civilisation, à l’agriculture, au commerce, nos
populations Îiyonnaise et riveraine , ne peuvent pas, ne doi-
vent pas abandonner les bateaux. Que le chemin de fer con-
sente de bonne grâce à partager son règne avec eux dans le
trajet de Lyon à Chalon, mais ne les absorbe pas! Nos moyens
de locomotion sur la voie fluviale seront loujours encouragés
el soulenus concurremment avec ceux que nous offre Île
railway, el ce double mouvement tournera à l'avantage de la
ville de Lyon. |
Mais occupons-nous des paysages qui s’épanouissent el des
stalions qui s'ouvrent sur la ligne. Elle traverse les plus ma-—
gnifiques régions lugduno-burgundes, les siles les plus déli-
| 12
178 PARCOURS DE LYON À CHALON
cieux el les plus poétiques du Lyonnais, les riantes el fertiles
campagnes beaujolaises, elle effleure les harmonieuses collines
du Mâconnais, et se développe au milieu des plus riches cul-
lures de la plaine chalonnaise; elle s'avance majestueusement,
étendant son parcours à toute la Bourgogne lyonnaise comprise
entre Chagny et la Maison-Blanche (Saône-el-Loire).
STATIONS.
COLLONGES (Rhône) (1).
4e secrion. — Distance de Lyon (Vaise), 7 kilomètres.
Point d’arrèt des trains omnibus.
Principales correspondances : Saint-Cyr, Limonesr, FONTAINES.
La cavale-vapeur nous entraîne dans un véritable Eldorado
de maisons de plaisance, de châteaux, de clos et de jardins.
Toute la campagne est embaumée de fleurs, de bosquets, de
salles d'ombrages, rafraîchie par de limpides el murmurants
ruisseaux : tous les effets de ciel, de lumière, de vallées, de
verdure sont ravissants. On se demande si cette voie lactée de
villas ne conduit pas au ciel, s'il est un point de la France et
(1) Les stations marquées en grandes capitales italiques sont celles de
première classe ; toutes les autres sont de deuxiéime classe.
PAR LE CHEMIN DE FER. 179
de l’Italie où les horizons, la variété, la couleur, les sites
s'encadrent et s’arrangent dans des conditions plus favorables
à la jouissance de l'esprit ‘el au plaisir des yeux. — Point
de populations massées par groupes séparés et distincts, mais
des demeures rurales ou de luxe se touchant, s’entremélant,
formant le 1éseau le plus diamanté et le plus pittoresque, des
communes importantes se confondant les unes avec les autres,
de telle sorte que la solution de continuité entre elles n’est
pas appréciable, Je ne pense pas qu'il y ait sur aucun point
du territoire français de population spécifiquement aussi
nombreuse à la campagne, qu'entre Lyon et Collonges. A voir
la quantité de châleaux qui trônent sur ces radieuses collines
des rives droite et gauche de la Saône, on croirait que les
riches Lyonnais forment un peuple de rois.
Collonges occupe une des positions les plus privilégiées du
Lyonnais. On y compte plusieurs belles maisons de campagne,
ayant presque toutes vue à l'aurore. On y remarque celle de
M. Joseph Feuillet, juge-de-paix du sixième arrondissement
de Lyon, non qu'elle attire les regards par sa magnificente
et son ampleur, mais parce qu'elle domine et embrasse, dans
le paysage de Fontaines, le sile le plus enchanteur de la ban-
lieue lyonnaise. La demeure la plus historique et la plus grave
de Collonges est le château de M. le comte d’Herculais. Une
église neuve bâtie avec goût dans la région de celle commune
la plus rapprochée de la Saône, ne fait pas oublier son vieux
temple historique, dont un cimetière couvert abrite le flanc
méridional.
Collonges (Colonia sub inonte aureo, alias collis lunga) est
un village ancien, ayant une population fixe d'environ 1,108
habitants particulièrement adonnés à l’agriculture. Il dépend
du canton de Limonest.
Un peu en aval des trois groupes de Fontaines, presque à la
hauteur et en vue de Collonges, la Saône coule dans un vallon
150 PARCOURS DE LYON A CHALON
décrivant les sinuosités les plus harmonieuses, les courbes les
plus riantes, absolument semblable à celui qui se voit beaucoup
plus en amont de la douce rivière, entre Ecuelles et Verdun-sur-
le-Doubs (Saône-et-Loire): il est formé par les dernières pentes
du Mont-d'Or lyonnais el les monticules élégamment boisés
de la rive gauche. Vis-à-vis Fontaines, la ligne traverse, à la
Pilonnière, les fameuses Folies-Guillaud, qui valent beaucoup
mieux que leur renommée. a
Nous saiuons tour à tour Saint-Romain rayonnant de ver-
dure et de lumière, Couzon aux célèbres carrières, colonie de
Uos, Albigny, qui doit peut-être son nom au fier compétiteur
de Sévère, Guris. — Essayer d'énumérer ici les beautés de la
palure et de l'art qui distinguent tous ces paysages, ce se-
rait vouloir compter les grains de sable sur les bords de la
mer.
VILLEVERT (Rhône).
2 SrATION. — Distance de Lyon (Vaise), 13 kilomètres,
De Collonges, 6 kilomètres.
Point d'arrêt des trains omnibus.
me
Principales correspondances : NEUVILLE, CHASSETAN.
La gare de Villevert (villa viridis) est destinée aux nom-
breuses et riches populations de Chasselay, St-Germain-au-
Mont- d'Or, elc., sur la rive droite et au bourg de Neuville-
l'Archevêque sur la rive gauche.
Neuville-l’ Archevèque ou Neuville-sur-Saône, capitale du
PAR LE CHEMIN DE FER. 181
Franc-Lyonnais, encore plein des souvenirs de Camille de
Neufville, archevéque de Lyon, est chef-lieu de canton du
Rhône, dépend de l'arrondissement de Lyon, et offre une po-
pulation de 1,787 habitants. Avant que ce lieu ne prit le nom
de Camille de Neufville, son Auguste, on l'appelait Vimy
(F'imiacum). Les deux clochers jumeaux de son église res-
semblent exactement à ceux de la belle chapelle du grand-
Hôtel-Dieu de Lyon.
Quant à Villevert, écart de la commune d’Albigny, il est
généralement bâti avec luxe.
Mais le train dévore les distances ; voici la plantureuse ct
riche plaine de Quincieux, et nous arrivons à la gare de Tré-
voux qui dessert Anse et ses magnifiques alentours.
La ville d'Anse (-/nsa, {ntium, alias -{nsa Paulin) est un
des lieux les plus antiques de la région. Elle a eu six conciles
el faisait partie du domaine des sires de Beaujeu. Son enceinte
militaire el son église romano-byzanline sont trés-remarqua-
bles. C'est un chef-lieu dé canton de l'arrondissement de
Villefranche, peuplé de 2,028 habitants. Entre cette ville et
Villefranche se déroule cette lieue si renommée :
De Villefranche à Anse
La plus belle lieue de France.
que paysagent si agréablement les vignobles enchantés de La-
chassagne et de Morancé, et que domine le somptueux château
de M. le marquis de Mortemart.
L'empereur Auguste avait établi à Anse une garnison de
quatre cohortes ( deux mille quatre cents soldats). On y voit
encore les restes d’enceinte du camp romain et Ics ruines du
palais impérial. |
Anse, dont M. le docteur Yves Serrand a écrit l'histoire,
a des foires et des marchés très-fréquentés. Le lerrain qui se
développe ‘autour de cette ville, particulièrement au nord, of-
*
182 PARCOURS DE LYON À CHALON
fre une fertilité fabuleuse. — On y fait jusqu à trois récolles
par an.
On a découvert, il y a quelques années, sur ce sol si pro-
fondément historique, une mosaïque d’un grand prix, tout
près d Anse.
TRÉVOUX (Ain).
3° STATION. — Distance de Lyon (Vaise), 21 kilomètres,
De Villevert, 7 kilomètres.
Principales correspondances : Axse, Moxruvez, Ans, Viicans.
Cette pittoresque capitale de la Dombes s'élève à droite de
la ligne, sur la rive gauche ou orientale de la Saône qui forme
au pied de Trévoux une anse exposée au sud-ouest. Trévoux,
posé au point le plus concave de cette courbe à grand rayon
naturel, est donc comme une sorte de foyer où se concentrent
la lumière et la chaleur du midi. — C’est ce qui donne à son
climat des conditions exceptionnelles.
Trévoux (Zrivurtium, Tres valles), bâtie en amphithéätre,
à l'ombre des ruines de son château féodal, présente l'image
d’une cité italienne de la Sabine et de l’'Ombrie. On lui trouve
aussi quelque analogie avec la figure et la position d'Alger.
M. l’abbé Jolibois, curé de Trévoux, a publié une intéres-
sante histoire de cette ville (Lyon, 1853. — Imp. d'A. Ving-
trinier), dont j'ai moi-même dressé le tableau dans la Revue
du Lyonnais. (Tome IF, nouvelle série, p. 57.)
PAR LE CHEMIN DE FER. 183
C’est encore la réduction d'une grande capitale par ses
monuments el ses souvenirs. Elle représente la métropole
d'un état indépendant réuni il y a environ cent ans à la France.
Le panorama de cette cité est délicieux. Derrière vous, le
Mont-d'Or lyonnais; à votre gauche, les vignobles de Lachas-
sagne et de Morancé lapissant les collines ; à votre droite, la
ville étagée, couronnée des pittoresques débris du château des
sires de Villars, qui planent sur les étangs, les steppes, les
bouleaux de la Dombes, tout ce plateau de la Bresse inondée,
inscrit sous la forme du delta grec, entre le Rhône et la Saône.
Il existe, à Trévoux, annexée À l’hospice, une charmante
maison concédée avec un traitement fixe de 500 francs, au
médecin de cet établissement fondé par Mademoiselle, fille de
Gaston d'Orléans, laquelle écrivit tout ou partie d’un roman
à Trévoux. On voit successivement, de la gare, l'hôtel de
Messimy, reconnaissable à son enseigne fruste (Établissement
d'éducation), placée à l’époque où M. Thoinet y dirigeait un
pensionnat; la belle maison Valentin-Smith; l'église consacrée
à Saint-Symphorien, martyr d'Autun, l'horloge publique, l'hô-
pital, et, au-dessus de tout cela, les solennels débris du châ-
(eau. L'Hôtel-de-Ville, le siège de l'ancien parlement, la
nfaison où s’imprimait autrefois le célèbre Journal de Trévoux
seront visités avec plaisir par le voyageur intelligent.
Trévoux, chef-lieu d’arrondissément de l'Ain, possède une
Justice de paix, un comice agricole et une population de
3,971 habitants. — Le pont suspendu qui unit à ses pieds la
rive bressane à la rive beaujolaise, est d’une forme gracieuse.
La première pierre en fut posée avec éclal par le maréchal
comte de Castellane, le 21 juillet 1850. — Les armes de
celte ville sont d'argent , à la (our couverte et perronnée de
deux degrés de gueules, ajourée et maçonnée de sable, au chef
de France brisé de trois bâtons péris de gueules, avecla devise:
FIAT PAX IN VIRTVTE TVA ET ABVNDANTIA IN TVRRIBVS TVIS.
184. PARCOURS DE LYON A CHALON
Elle est le siége de l’Argue impériale. — Elle a trois marchés
par semaine (mercredi, vendredi, samedi), et trois foires
(2 février, 3 mars, 11 novembre).
JILLEFRANCHE (Rhône),
k° SECTION. — Distance de Lyon (Vaise), 30 kilomètres.
De Trévoux, 9 kilomètres.
Principales correspondances : BeausEt, CHaRoOLLESs.
Poiat d’arrèt des trains express, directs ct omnibus.
Villefranche-sur-Saône (7 illa Franca «d Ararim, alias
Francopolis) a été si bien décrite dans l’Æ{buin du Lyonnass,
que je ne me sens le courage d'en effleurer ni l’histoire ni leÿ
adorables paysages.
Cette ville, sur le Morgon, chef-lieu d'arrondissement du
Khônue, siége d’une école normale, d’une école spéciale de
commerce et d'un conseil de prud'hommes, d'un collège
communal, d’un comice agricole, d’une grenette, d’un bu-
reau de bienfaisance, d'une halle aux loiles, d'un tribunal de
commerce, comptant 7,272 habitants, est la sullane du Beau-
jolais. Son église gothique riche en verrières peintes et en
ornementation étudiée du XV® siècle, ses maisons historiques
du même âge, ses promenades publiques, sa situation sur
deux rampes, ses environs animés frappent le visiteur. Elle
PAR LE CHEMIN DE FER. 18
est le séjour d’un des savants les plus sérieux et les plus mo-
destes qui honorenl la presse lyonnaise, M. Peyré, commen-
tateur des Zois Gombetltes el auteur d'un excellent Wanuel
d'archéologie sacrée. Villefranche doit son nom à unc petite
chapelle élevée dans l'ancien marais, auquel aboutissent les
deux plans inclinés du midi au nord et du nord au midi. Cette
chapelle, consacrée à Notre-Dame-des-Marais, fut le berceau
de l’église paroissiale actuelle. |
Cette cité célèbre par son commerce de vins , ses entre—
pôts , ses foires el ses marchés, les conlinuels échanges dont
elle est le centre entre les produits du Charollais, ceux de la
Bresse et les siens, ne date que du moyen âge el reçut ses
franchises et son nom des sires de Beaujeu , ses fondateurs.
— Humbert IV, pour y attirer des habilants , accordail ,
entr'autres privilèges, celui de battre sa femme jusqu'au sang,
pourvu que mort ne s'en suivit pas, ce qui n'élait pas très-
généreux ni très-galant.
A la promenade de la Pépinière, au sud de la ville, s'élève
une fontaine d'eaux jaillissantes, du caractère le plus monu-
mental. — Celle cité a un brillant éclairage par le gaz.
Le clocher de l’église de N.-D. était autrefois très-hau :
il a lé réduil aux proportions fâcheuses qu'il présente au-
jourd'hui , par un incendie survenu en 1566.
Villefranche porte de gueules à la tour d'argent ; maçonnée
et ajourée de sable. Cette cilé a eu une Académie royale des
sciences , belles-lettres et arts, autorisée par leltres-palentes
de 1695. |
Le voyageur logera, à Villefranche , au Dauphin, chez le
sieur Carrichon.
186 PARCOURS DE LYON A CHALON
SAINT-GEORGES-DE-RENEINS (Rhône).
5° STATION. — Distance de Lyon (Vaise) 39 kilomètres,
De Villefranche, 9 kilomètres.
Principales correspondances: Tour LE Braviorais et rouTe LA Bresse.
Ce bourg traversé par la route impériale n° 6, arrosé par
la Vauxonne , dépendant du canton de Belleville-sur-Saône,
peuplé de 2,742 habitants, est vivifié par un commerce,
une agriculture et des foires considérables, — C'est un des
grands marchés du Beaujolais. Cette commune a un bureau
de poste aux leitres par suite d'un démembrement récent
de celui de Belleville , et une chapelle de Notre-Dame-des-
Eaux , qui attire un grand roncours de pélerins dans les
temps de sécheresse. Il fait partie de l'arrondissement de
Villefranche. Sur son territoire sont situés les châteaux de la
Vallière et de Laye. :
Saint-Georges-de-Reneins (Æcclesia sancti (revrgit ab
Arenis) est entouré d'une foule considérable d'écarts , tels
que Nuits, dans les terres, Rivière , sur la Saône , le plus
important de tous. On y fabrique des toiles de coton , des
tonneaux. Le commerce des vins est le principal élément de
prospérilé du pays. Le nom de Reneins vient des terrains
sablonneux qui se trouvent sur le territoire de Saint-George,
vers les rives de la Saône.
L'église de Saint-Georges , dont la façade est abritée par
un pronaos , a des zônes romano-byzantines très-curieuses.
* PAR LE CHEMIN DE FER. 187
La ligne ne tarde pas, au-delà de ce bourg, à franchir la
croisée de Belleville, où s'embranchent crucialement les
routes, en laissant à sa gauche des vignobles renommés.
BELLEFILLE-SUR-SAONE (Rhône).
6e srATION. — Distance de Lyon {Vaise) #4 kilomètres,
De Saint-Georges, 5 kilomètres.
Point d'arrêt des trains directs cet omnibus.
Correspondances principales : Monraences, les Vignobles du Beausozais.
mr
Belleville baignée par l’Ardière, près de la rive droite de la
Saône, sur laquelle elle a un pont suspendu, est, sur la ligne,
le dernier centre important de population du département du
Rhône. Belleville (Bella F'illa ad Ararim , alias Luna) eel
chef-lieu de canton, et centralise une population de 2,881 ha-
bitants : elle s'épanouit au milieu des plus fraîches saulées
et sur les odorants lapis de prairies émaillées de fleurs. Les
oiseaux aulour d'elle font incessamment entendre leurs mé-
lodieux concerts. .
Elle avait une enceinte fortifiée, formail la seconde prévôté
du Beaujolais, et se partageait en quatre quartiers, ayant
chacun à leur tête un capitaine , un lieutenant , un enseigne
et un sergent. La salamandre dans le feu et la devise DVRABO
composent $on symbole héraldique. 11 se fait à Belleville ,
siège d'un bureau de bienfaisance et d’un hospice fort bien
LRS PARCOURS DE LYON A CHALON
tenu , un vaste commerce de vins du Beaujolais el du Mäà-
connais, de bestiaux du Charollais et de la Bresse , de quin-
caillerie. On y fabrique des tonneaux , des toiles de chanvre
et de lin , des tissus de soie el de velours. Son marché heb-
domadaire , ses foires, surtout celle du mardi d'après la
Pentecôle , sont très-achalandés et exercent une puissante
influence dans la contrée. Son territoire est un des plus fer-
tiles du Beaujolais en pâlurages, en vins, en céréales, en
maïs , en hortolage. Elle occupe l'emplacement de la ville
romaine désignée sous le nom de Luna , à 15 mille d’Anse
et de Mâcon , dans l'itinéraire d'Antonin.
Elle possédait une riche abbaye commendataire de cha-
noines réguliers de l’ordre de saint Augustin , fondée en 1160
par Humbert II , sire de Beaujeu. Dons leur basilique, chef-
d'œuvre d'art romano-byzantin , el qui sert aujourd'hui de
paroisse à la ville, se trouvaient les tombeaux dé plusieurs
princes de la maison de Beaujeu , entr'autres ceux de Gui-
chard 1V , connélable de France, mort en 1562, du connt-
table Louis de Beaujeu , décédé le 23 août 1696, et d’E-
douard Ie, sire de Beaujeu et maréchal de France, mort
en 1751.
M. l'abbé Victor Chambeyron a décrit avec soin ce temple,
l'un des plus vastes et des plus curieux du département du
Rhône.— Nous entrerons bientôt dans la Bourgogne lyon-
naise , qui s'étend dans Saône-et-Loire jusqu au-delà de
Chalon.
PAR LE CHEMIN DE FER. 189
ROMANÈCHE (Saône-et-Loire).
4e STATION. — Distance de Lyon (Vaise) 51 kilomètres,
De Belleville, 7 kilomètres.
Correspondances principales : Tuoissry, Cuari Lonx-Les-Douses, Ere.
Les plus célèbres vignobles du Beaujolais sont autour de
Romanèche , dans cette pointe si harmonieuse que le dépar-
tement du Rhône pousse au couchant de celui de Saône-et-
Loire ; nous nous bornerons à citer Fleurie , Chenas (1) et
Juliénas. Les grands vins blancs et rouges du Mâconnais,
les Thorins , les Moulin-à-Vent , elc., se résument dans le
nom de Romanèche, et ce somplueux village porte le sceptre
viticole de la contrée. De tous les villages vitifères du Mâ-
connais , il est la capitale , le diadême et l'orgueil.
Romanèche (/omanisca villa) porte ses lettres de noblesse
antique dans sa propre appellation. Celte vaste commune,
peuplée de 2,483 habitants, est du canton de la Chapelle-de-
Guinchay , de l'arrondissement de Mâcon. Sa principale
richesse consiste dans les vins, mais elle trouve des moyens
auxiliaires de prospérité et de vie dans ses carrières de pierre
à bâtir, de nature granilique , dans ses abondantes mines de
manganèse. Romanèche a un bureau de poste , un marché
hebdomadaire et des foires très-renommées.La Société géné-
(f) M. de Lahante, mort receveur-génecral du Rhône, est le veritable
fondateur de Chenas. Il y a remplacé une improductive forêt par de vastes
ut uliles vignobles, qui Y ont amené une population considérable.
190 PARCOURS DE LYON A CHALON
rale viticole y a volé le monument à la mémoire de Benoît
Raclet , inventeur du moyen de détruire la pyrale. Raclet
possédait des immeubles à Romanèche el était concession—
naire de la mine de manganèse.
Le territoire viticole de celte commune ne comprend pas
moins de 525 hectares. — L'église de Romanèche est un
édifice assez important , que signale un clocher à amortisse—
ment conique , montant avec majesté à l'horizon. Tous les
alentours de ce lieu sont jonchés de souvenirs et de débris
romains. [l suffira de nommer Juliénas (a Julio) dans le dé-
partement du Rhône.
L'écart de la Maison-Blanche , traversé par la route impé-
riale n° 6, dépend de Romanèche. Ce hameau, au midi du-
quel commence, sans bornes naturelles, le département de
Saône-et-Loire, possédait autrefois la poste aux chevaux
qui a été donnée à un autre écart plus important encore,
celui de Pontaneveaux, que nous allons visiter.
A Romanèche commencent les populations exclusivement
agricoles. Plus d'ouvriers, plus de fabriques, plus de métiers;
mais des ouvriers et des instruments araloires, de viticulture
et de praticullure. |
PAR LE CHEMIN DE FER. | 191
PONTANEVEAUX (Saône-et-Loire).
8° STATION. — Distance de Lyon (Vaise) 56 kilomètres,
De Romanèche, 5 kilomètres.
Point d'arrêt des trains omnibus.
Principales correspondances : Tout le Vignoble, partie de la Bresse.
Pontaneveaux (Pons in valle) doit son nom à sa situation
vivement accidentée et à son pont sur la Mauvaise. C’est un
écart de la commune de Saint-Symphorien-d'Ancelle (Æcclesia
sancli Symphoriani de Ancella), assis comme la Maison-
Blanche sur la route impériale n° 6. — Pontaneveaux a reçu
Ja poste aux chevaux qui y fut transférée de la Maison-
Blanche , reine déchue de celle route.
Ce hameau a plus d'importance que son chef-lieu de
commune , Saint-Symphorien-d'Ancelle, et que son chef-
lieu de canton , la Chapelle-de-Guinchay. Saint-Sympho-
rien—d’Ancelle s'élève entre la rive droite de la Saône et la
roule impériale n° 6, à laquelle le chemin de fer porte une
si cruelle atteinte. Sa population est d'environ 900 habitants.
Son existence remonte au XHI° siècle ; il n’y avail sur son
emplacement, en 1120 , qu'une chapelle consacrée à saint
Symphorien , martyr d'Aulun. Dans l’ancienne France , il
dépendait des diocèse et bailliage el de la recelle de Mâcon,
de l’archiprêtré de Vaux-Renard et de la châtellenie de
Chânes et Crèches. Les officiers de la justice de l’abbaye de
Tournus étendaient leur juridiction jusque sur Saint-Sympho-
192 PARCOURS DE LYON A CHALON
rien-d' Aucelle. Symphorien Champier, célèbre médecin, était
né dans ce village bourguignon.
Quant à la Chapelle-de-Guinchay (Capella sanctæ Marie
a Quincheyo), siluée au nord-ouest , à gauche du chemin de
fer , elle reuferme 2,000 habitants, et possède des vignobles
renommés , entr’autres ceux des Daroux , des Bocards, des
Deschamps , des Gandelins, des Jorons et des Journères.
Nous voici en plein Mâconnais. Admirons, à gauche de la
ligne, les dégradations de lcinte , de hauteurs, la variété de
vallées et de contreforts , le caractère tantôt allier el mâle,
tantôt élégant et doux des montagnes mâconnaises, derrière
lesquelles apparaissent les cîmes plus austères du Charollais.
Ces dernières sont l'image de la force , dominant el proté-
geant la grâce. Comme dans le Lyonnais et le Beaujolais,
les collines sont brodées de villas, éparses , semées avec pro-
fusion exactement ainsi que dans le bassin enchanté de Luc-
ques. — Vous n'avez pas ici les gros villages compacts , ra-
massés en centres distincts, de.la Bourgogne dijonnaise el
beaunoise , mais le chapelet de maisons isolées commencé
aux portes de Vaise , s'étend jusqu'à celles de Mâcon. —
C'est là le type méridional et italien. Parmi ces maisons , on
remarque l'humble demeure agricole en pisé, la demeure
d'agrément , le château. C'est un coin de la Toscane couverte
de factoreries et de villas (fattorie . ville).
PAR LE CHEMIN DE FER. 193
CRÈCHES (Saône-et-Loire).
9e STATION, — Distance de Lyon (Vaise) 60 kilomètres.
De Pontaneveaux, # kilomètres.
Point d’arrêt des trains omnibus.
Principales Correspondances : Saixt-Rouaix, Pont-DE-VEYLE, ETC.
Crèches (Cropium alias Cropius), autrefois paroisse annexe
de Chânes, dépendait du bailliage , de la recette et du dio-
cèse de Mâcon , de l’archiprêtré de Vaux-Renard , de la sei-
gneurie et de la communauté de Chânes. II en est fait men-
tion dans plusieurs charles des X° et XIIe siècles.
Ce village , où l’on remarque un ancien château réparé à
la moderne et entouré de fossés inondés , a près de 1,200
habitants. Il dépend du canton de la Chapelle-de-Guinchay
et est traversé par la route impériale n° 6 , du midi au nord.
On a trouvé , en 1849 sur son territoire, une source d’eaux
minérales.
La gare de Crèches est, comme celles de Saint-Georges-
de-Reneins , de Belleville et de Pontaneveaux , appelée à un
grand avenir , à raison des innombrables populations rurales
rangées autour d'elle et de l'immense quantité de produits
recueillis sur les terriloires qui l’avoisinent.
A notre gauche , rayonnent les plus beaux villages et les
plus beaux vignobles du Mâconnais. — Voici Chânes,
Chaintré au magnique château (qui appartenait à feu M. de
13
194 PARCOURS DE LYON A CHALON
Verna, de Lyon). Par la grosse tour carrée de son flanc sep-
tentrional , il ressemble au palais apostolique d'Avignon.
Voici Vinzelles (7 nu cellæ), Lochey, Fuissé, où l'on a
trouvé une médaille, au revers de l'autel de Lyon , riche en
marbres ; Solutré plus riche encore sous ce rapport , et sur le
territoire duquel se récoltent les célèbres vins blancs de
Pouilly. Vinzelles , Lochey et Fuissé forment la trinité des
vignobles abondants du Mâconnais. Davayé et Prissey pa-
raissent dans le lointain. Tous ces villages, où l’homme natl
vigneron, sont à gauche et à l’ouest ou au nord-ouest de
Varennes, traversé par la route impériale n° 6, distant de
Mâcon de 5 kilomètres.
Mais nous sommes à Saint-Clément-lès-Mâcon, dont le
château, possédé par la succession de Madame du Sordet, a de
si ravissants alentours, et dont l’église est couronnée par une
flèche de pierre du XVe siècle, d’un pittoresque effet. Dès le
IV: siècle, il existait une abbaye à Saint-Clément.
MACON (Saône-et-Loire).
10° STATION. — Distance de Lyon {Vaise) 67 kilomètres,
De Crèches, 7 kilomètres.
Pause de tous les trains. (Buffet à la Garc).
Principales correspondances : Bourc-ENx-BResse, CLUNY, BAGE-LE-CnATEL, Etc.
—
La ligne laisse la cité mâconnaise à sa droite, c'est-à-dire
au levant , de telle sorte que le chef-lieu administratif du
département de Saône-et-Loire se trouve inscrit entre trois
PAR LE CHEMIN DE FER. 195
grandes artères de la circulalion , la Saône et la route impé-
riale n° 6 à l’est, le chemin de fer à l’ouest. La gare de Mâcon
se développe au sud-ouest de la ville, entre Saint-Clément et
elle, et le voyageur est frappé d’étonnement en voyant les
immenses constructions qui distinguent celte gare.
L'influence lyonnaise s'étend , dans le département de
” Saône-et-Loire , aux arrondissements de Charolles, Mâcon,
Chalon et Louhans , métropole de la Bresse chalonnaise.
Cette importante circonscriplion territoriale dépend de la 8°
division militaire, dont le quartier général est à Lyon, el son
évêque est premier suffragant du siége primatlial. Il est en-
core placé dans le ressort académique du rectorat lyonnais,
comprenant l'Ain, la Loire, le Rhône et la Saône-et-Loire ;
mais il dépend de la Cour impériale de Dijon. Bientôt proba-
blement les ressorts judiciaire el académique seront mis en
harmonie, et alors notre département se ratlachera par un
lien important de plus, le lien judiciaire, à la métropole {yon-
naise.— Outre les # arrondissements communaux de Mäcon,
Chalon, Louhans et Charolles, il en renferme un cinquième,
celui d’Autun. Naguère encore, il y avait à Mâcon un rec-
lorat de l'Académie de Saône-et-Loire.
Le département méditerranéen de Saône-et-Loire n'a pas
de cité absorbante où se centralisent loules ses grandes insli-
tutions el où se groupent l'autorité administrative, l’aulorité
ecclésiastique, l’aulorité judiciaire et l'autorité militaire. Les
villes de Mâcon, de Chalon et d’Autan y forment un véritable
triumvirat, el les avantages s’y parlagent dans une mesure à
peu près égale. Mâcon est le siége de la Préfecture, du Ly-
cée impérial, de tous les chefs de services qui entourent l’ad-
ministration préfeclorale ; Autun est le chef-lieu ecclésias-
tique ; Chalon le chef-lieu judiciaire et le quartier général
de la subdivision militaire.
Macon (Matisco Æduorum), lrès-ancienne el importante
196 PARCOURS DE LYON À CHALON
ville de la Gaule cellique, faisait partie de la république des
Eduens, avant l'invasion romaine. Après la réduction d’Alesis
et la défaile de Vercingélorix, César envoya à Mâcon et à
Chalon, Quintus Tullius Cicéron, frère du célèbre orateur, et
Publius Sulpicius, pour pourvoir à l’approvisionnement des blés
nécessaires à son armée. Agrippa, gendre d'Auguste, fit tracer
une roule qui lendail directement de Mâcon à Autun. Les
Romains élablirent à #Hatisco une fabrique importante de
flèches et de traits, dont la tradition subsiste encore. La ville
antique occupait les hauteurs. Elle conserva son éclat sous
la monarchie burgunde qui eut Chalon pour capitale.
Le Mâconnais a toujours formé une sorte de petite natio-
nalilté et une région distincte dans l'ancienne Bourgogne.
Dès le IX° siècle, il appartenait à des comtes qui le possé-
dèrent successivement à titre de souveraineté, mais sous
l'hommage, lantôl des ducs de Bourgogne, tantôt des rois
de France. C'était un pays de droit écrit comme la Bresse
el le Lyonnais, régi par des États particuliers. Les registres
réguliers de ces élals ne remontent pas au-delà de l’année
1577; mais on en trouve des traces sous le règne de Char-
les VI. La réunion du comté de Mâcon à la couronne, après
la chûte de la puissante maison de Bourgogne, ne modifia
point la prérogalive qu'il avait de tenir ses États particuliers.
Dans l’ancienne France, il était du ressort du Parlement de
Bourgogne, séant à Dijon.
Les anciens comtes de Mâcon faisaient battre monnaie en
celle ville, ainsi qu'au Bois-Sainte-Marie.
L'Église de Mâcon, moins ancienne que celles d'Autun
et de Chalon, ne date que du X° siècle. Saint Placide est le
premier de ses évêques dont on connaisse le nom. Elle a eu
cinq conseils provinciaux. Ce siége épiscopal a été occupé
jusqu'à la révolution française. Son dernier pontife était Ga-
briel-François Moreau. Le diocèse de Mâcon a été, comme
PAR LE CHEMIN DE FER. 197
celui de Chalon-sur-Saône, réuni à celui d'Autun par le
concordat de 1801 et la bulle paternæ caritatis.
Gontran, roi de Bourgogne, avait réuni à Saint-Vincent,
les diverses abbayes que Mâcon possédait dès le IV€ siècle.
Le Mâconnais a conservé un lype précieux, loul comme
la pieuse terre de Bresse, c’est le costume, ce sont ces petits
chapeaux de femmes de la campagne, posés obliquement
sur la tête, c’est la légère mantille, c’est le corsage, c'est la
jupe, ce sont les flots de rubans, la croix et le cœur d'or que
l'on ne rejellerait pas sans compromettre tous les autres
éléments de la physionomie et de l’individualité locales. Ce
sont là, avec l'accent, la sauvegarde et le sceau de cette sous-
nationalité particulière dans la nationalité lugduno-burgunde.
Depuis soixante-deux ans, il n’y a plus de Mäconnais politi-
que, et le Mâconnais moral et traditionnel existe toujours,
par les souvenirs, par l'esprit public, par l'accent et les
costumes populaires. |
Les environs de Mâcon sont d’une incontestable magnifi-
cence. C'est la nature civilisée, parée, où l’art a fait des
prodiges dans la culture et les habitations, c’est la variété des
profils, des contours, dans l’unité des grandes lignes d'un
ravissant horizon.
Cette ville est la patrie de Samuel Guichenon, du poète
Antoine Bauderon de Senecé, du temps de Louis XIV, né le 27
octobre 1643, d’une foule d'hommes dignes de mémoire , et de
M. de Lamartine. Elle a baptisé une foufe de ses rues des noms
propres qui l’illustrent, comme Lyon, Dijon, Bourg-en-Bresse.
La première oraison funèbre prononcée en France partit de son
sein. C’est celle de Victor-Amédée, en 1627, par Jean VII,
de Lingendes, évêque de Mâcon, qui fit aussi celle de Louis XIIT.
Cette cité est la plus littéraire du département de Saône-et-
Loire. MM. de Lacretelle, le poète Bouchard et un grand
nombre de membres distingués de l'Académie, entr'autres
198 PARCOURS DE LYON A CHALON
M. de Surigny, concourent à jeter sur elle le pacifique éclal
des arts de l'imagination et du dessin, de la science, de
l'archéologie. Elle renferme bon nombre de collections pri-
vées curieuses, soit sous le rapport archéologique, soil au
point de vue bibliographique.
Mâcon porte de gueules aux trois annelets d'argent, 2 et 1
Cette ville, chef-lieu administratif du département, est siége
d’un tribunal civil, de deux Justices-de-Paix, d'une école
normale primaire, d’une société académique des sciences el
des lettres, d’une société d’horticultare, d'un lycée impérial,
d'une société philharmonique. Elle a de riches archives dé-
partementales confiées aux soins assidus de M. C. Ragaut,
auteur de la Statistique de Saône-et-Loire. Il se publie dans
son seinun Ænnuaire du département, rédigé par M. Monnier,
qui partage avec celui de l'Yonne, écrit par M. Quantin,
l’honneur de pouvoir être cité comme modèle du genre.M.Pelliat
a publié, sous le règne de Louis-Philippe, à Mâcon, l’4lbum
de Saône-et-Loire, qui forme deux beaux volumes in-4,
illustrés. Les mémoires de l’Académie mâconnaise sont alimen-
tés par d’utiles etsérieux travaux, el paraissent très-réguliè-
rement. Le Journal de Saône-et-Loire, rédigé par M. Léonce
Lenormand, esl aussi l’un des meilleurs qui existent dans la
France départementale. Il y a, à Mâcon, une bibliothèque
publique, un théâtre et un musée.
La population agglomérée de Mâcon est de 13,350 habi-
tants. Celle ville a reçu depuis longtemps l'éclairage par le
gaz. Elle fait face au bourg de Saint-Laurent-de-}’Ain, cette
sentinelle avancée de la Bresse lyonnaise, peuplée de mille
quatre cent quorante-deux habitants, dont le marché est si
célèbre dans la contrée, et qui n’est séparé d'elle que par le
pont. Il y avait, au IV* siècle, une abbaye à Saint-Laurent.
On bâlit en ce moment une église neuve à Saint-Laurent-les-
Macon.
PAR LE CHEMIN DE FER. 199
Gardie, qui fil représenter en 1850, à Mâcon, une (ragédie
de Mérovée, est enfant de ce bourg.
Mâcon compte deux paroisses, Saint-Vincent et Saint-
Pierre. On ya en bâlir une troisième vis-à-vis de l’Hoôtel-de-
Ville. Elle possède un hôpital civil et militaire, commencé en
1758 sur les projets du célèbre Soufflot, un hospice de la Cha-
rilé, une Providence, des salles d’Asile, un asile des incurables,
une maison du Bon-Pasteur, construite en 1841, el cruelle-
ment maltrailée à la suite de la révolution de 18%8, un dé-
pôt de mendicité. On voit combien elle est riche en institutions
hospitalières et charilables. Son école d’horlogerie n'existe plus;
elle possède un cours départemental d'accouchements. Ayant
1848, elle était quartier-général de la subdivision militaire
de Saône-el-Saône. Elle est 1raversée par les routes impé-
riales n° 6, n° 79. La route impériale n° 80 n’y arrive qu’em-
branchée sur la route 79. Elle est aussi desservie par la
route départementale n° 21 (de Mâcon à Lugny). Des eaux
minérales, analysées en 1850 par M. Cournot, ont été dé-
couvertes à Mâcon. | |
Le quai est d’une rare majesté. Comme il se développe avec
solennité sur les deux flancs du pont ; comme il est ample,
monumental, complet, supérieur au quai inachevé de Châlon!
comme il est riche en horizons, en demeures charmantes cou-
ronnées de {errasses et de belvédères, comme il s'ouvre plein
de couleur et d’effusion du côté de l’aurore, sur les plaines
verdoyantes de la Bresse! Quelle effusion dans cette popula-
tion vive, avide d'émotions el de plaisir el qui a conservé reli-
gieusement la double {radition du costume et de l'accent !
Visitez, à Mâcon, l’Hôtel-de-Ville (ancien palais des Mon-
trevel); l’ancien hôtel de Vinzelles, qui a conservé sa physio-
nomie intacte sur la rue Franche, parallèle au quai du Nord,
et devenu l'Hôtel du Sauvage, la Préfecture (ancien évéché),
le vieux Saint-Vincent, monument historique précieux; l’église
200 PARCOURS DE LYON À CHALON
neuve, placéc sous la même invocalion ; la maison du moyen-
âge, de bois, si admirablement sculpté, dans la rue municipale;
dans la rue municipale, le Palais-de-Juslice, (ancien hôtel
Chevrier); l'hôpital, les incurables, l’église de Saint-Pierre :
l'hôtel de Senecé, type de l’hôtel lyonnais du X VIH siècle;
le lycée, bâti par les Jésuites en 1675.
Les belles rues modernes de cette ville dont les aménage-
ments ont subi, depuis quelques annécs, de si heureuses mo-
difications, sont les rues Philibert Laguiche, Municipale,
Sigorgne, de la Barre, grandes artères régénérées, élargies,
mises à la mode dans ces derniers lemps.
Le nom de M. de Lamarline a fait rejaillir sa célébrité sur
Milly, Monceaux et Saint-Point où le poëte possède de belles
résidences peuplées des souvenirs de ses pères. Milly est situé
à un myriamètlre trois kilomètres de Mâcon ; Monceaux en
est éloigné de huit kilomètres et Saint-Point de deux myria-
mètres.
Le voyageur logera à Mâcon à l'hôtel de l’Europe, à l’h6-
tel du Sauvage, le plus historique de la cité, à celui des
Champs-Élysées, sur la place de la Barre.
La gare de Mâcon est une des plus vastes et des plus
belles de la ligne entière de Lyon à Paris. Elle embrasse une
étendue de 10 hectares, indépendamment d'un hectare 50
ares environ de quelques coins de terrain non occupés.
Joseph Banp.
(La 2° section de Maäcon à Chalon à la prochaine liv.)
LA VILLE DE PAU
SON CHATEAU,
SES ENVIRONS, SES ARCHIVES (1).
La ville de Pau, sitnée à l’une des extrémités de la France,
occupe le sommet d’une longue colline, au pied de laquelle
coule le Gave, jolie rivière aux eaux fraîches et limpides, des-
cendant des Pyrénées. L’origing de cette ville ne remonte
pas au-delà du moyen-âge, et l'on y chercherait en vain des
monuments de l’époque romaine. Ce n'est que dans les en-
virons qu'on en rencontre quelques uns, dont le plus remar-
quable est une mosaïque assez étendue qu'on voit encore à
trois kilomètres de la ville, sur la route de Gan, et qui formait
le parquet d’une villa romaine. Les nombreuses sources ther-
males répandues sur le versant seplentrional des Pyrénées,
(1) Ce travail, fait en février 1833, a été lu à la Société littéraire de Lyon,
au mois de mars suivant. La publication récente du bel ouvrage de M. de
Lagrèze, sur le même sujet, nous a fourni le moyen de rectilier quelques er-
reurs qui nous étaient échappées. Voir, dans la Gazette de Lyon du 28 juillet
dernier, le compte-rendu de cette œuvre remarquable, À laquelle nous ren-
voyons nos lecteurs.
209 LA VILLE DE PAU.
offrent, presque loutes, des débris et des inscriptions qui attes-
tent le séjour du peuple-roi dans ces belles contrées.
Le Béarn, dont Pau était la capitale, doil évidemment son
nom à la ville de Benéharnum, mentionnée dans l’Itinéraire
d'Antonin ; mais, quant à l'emplacement de cette ancienne
ville qui a disparu vers le IX° siècle, par les ravages des Nor-
mands ou des Sarrasins , c'est une question que les archéo-
logues n'ont pu encore résoudre d’une manière satisfai-
sante (1). La ville de Pau, plus récente, doit son origine à un
château-—fort, bâti au X°siècle, au point où viennent débou-
cher sur le Gave de Pau, plusieurs vallées appartenant à la
chaîne des Pyrénées. Ce Château, cité dans les titres les plus.
anciens sous le nom de Castellum ou de Custrum de Palo, et
qui commandail un passage important, devail avoir pour but
de réprimer les incursions des Sarrasins d'Espagne. Il fut ré-
paré et agrandi, au XIV£ siècle, par Gaston-Phébus, ce prince
troubadour , dont les chansons naïves se sont conservées dans
la mémoire des Béarnais. Froissart, qui avait été admis à sa
cour, nous le dépeint comme l’un des souverains les plus ri-
ches et les plus magnifiques de son temps. Il avait, dit-on,
trouvé le secret d’avoir un coffre-fort toujours plein , sans ja-
mais fouler ses sujets qui vivaient heureux sous sa domina-
tion. Ces peuples n'étaient point gouvernés despotiquement:
. ls jouissaicnt de cerlains privilèges dont ils élaient extré-
mement jaloux, et qui sont connus sous le nom de Fors
de Béarn, ce qui correspond aux Fuèros de la Navarre et de
la Biscaye. Le préambule de ces mêmes Fors rapporte qu'à
une époque éloignée, la violation de ces privilèges avait coûté
la vie aux princes qui s'en élaient rendus coupables. Ce fut
après s'être ainsi défaits de deux de leurs souverains, que les
Béarnais envôyèrent en Catalogne des députés, avec mission
(1} D'Anville, Notice de la Gaule, verbo Benéharnum.
LA VILLE DE PAU. 203
de s'adresser à un chevalier de Moncade, dont ils avaient
entendu parler avec éloge ; ils devaient lui demander l'un de
ses fils jumeaux pour les gouverner. A l’arrivée des députés,
les deux fils du chevalier étaient couchés et plongés dans le
sommeil. Les Béarnais remarquèrent que l’un d'eux avait
les mains fermées, et son frère, les mains ouvertes; lis
n’hésilèrent pas à choisir le dernier, el, dans la suite, ils eu- -
rent lieu de s’applaudir de leur choix. Gaston à la main
ouverte fut bon et libéral, tandis que son frère, Guillaume
Raymond à la main fermée, qui lui succéda, se montra cruel
et se souilla par un assassinat sur la personne d'un véné-
rable archevêque.
Après Gaston-Phébus, l'un des plus remarquables de ses
successeurs fut Henri II de Navarre, époux de la célèbre
Marguerite de Valois el grand-père de Henry IV, qu'il reçut
dans ses bras au moment de sa naissance. La mémoire de ce
prince chevaleresque est encore en vénéralion dans le pays
qu’il a gouverné en père, et qu'il a doté de la culture du
maïs, source de richesse et de bien-être pour les habitants.
Toujours fidèle à l’alliance de la France, il ne craignit pas
d'exposer sa vie et ses états en combattant contre l'Espagne,
alors toute puissante, et dont le redoutable voisinage l’expo-
sait aux premiers coups de l'ennemi. Il ne se lassa jamais de
réclamer son royaume de Navarre, dont Ferdinand-le-Catho-
lique s'était emparé en 1515. Il épousa, en 1527, Margue-
rite, sœur de François 1° et veuve du duc d'Alençon. Cette
princesse, que les poètes de son lemps ont nommée l« qua-
trième Gräce et la dixième Muse, nous a laissé un recueil
de contes qu’elle a intitulé l’Heptaméron. Elle se montra
toujours protectrice zélée des hommes de lettres, et c’est
auprès d'elle que Marot, obligé de fuir la France, vint cher-
cher un refuge. Enfin, sa réputation a jeté un si vif éclat,
qu’elle a presque éclipsé son mari qui, pourtant, fut l'un des
204 LA VILLE DE PAU.
princes les plus accomplis de son siècle. Leur unique héritière
fut la célèbre Jeanne d'Albret, leur fille, qui, par son mariage
avec Antoine de Bourbon, porta dans cette famille les nom-
breuses et vasles possessions de ses ancêtres. Une chose qui
n'est généralement pas assez connue aujourd'hui, c’est l'im-
porlance des provinces que Henri IV apporta à la France
lors de son avénement, et qui forment plusieurs de nos
départements acluels, sans compter les riches seigneuries
qu'il possédait dans l’intérieur du royaume, et qui sont venues
grossir le domaine de la couronne. Aussi, indépendamment
de ses nobles qualités, qui ont fait de lui un de nos plus
grands rois, on peut dire que jamais aucun de nos princes
n’avait autant enrichi la France.
Le monument le plus remarquable de Pau est, sans con-
tredit, son château royal, auquel se rattachent tant de pré-
cieux souvenirs. Il n'y a pas encore vingt ans que le voya-
geur qui le visitait était profondément altristé en voyant l'étal
de ruine et d'abandon dans lequel les descendants d'Henri IV
l'avaient laissé. Ce dernier, ainsi que son fils Louis XIII,
l'avait dépouillé' de son splendide mobilier, qui avait élé
transporté au Louvre. Louis XIV avait fait des libéralités de
ce qui en reslait. Louis XV et Louis XVI avaient complète-
mentoublié cette demeure royale. La République, en 1793, en
avait fait une caserne, et la grande tour carrée de Gaston-
Phébus avait été convertie en prison. Louis-Philippe fut le
premier qui, en 1835, songea à restaurer ce vénérable
monument. Des sommes considérables, prises sur sa liste
civile, furent affectées à celte destination. On reproche à
celte restauralion de n’avoir pas toujours respecté le carac-
tère primitif du vieil édifice. Une tour carrée a été ajoulée
aux bâtiments, pour combler un vide qui blessait la symétrie.
Les vieilles sculptures ont été réparées par des artistes distin-
gués, et les principaux appartements du château ont élé meu-
LA VILLE DE PAU. 205
blés dans le style d'Henri IV el de Louis XIII. Les murs
sont couverts de tapisseries de Flandres, de Beauvais el des
Gobelins. La chambre de Jeanne d'Albret est surtout remar-
quable, et l’on y voit avec respect son lit en bois de chêne
sculpté; son cabinet, qui lui servait d'oraloire, est attenant.
Le grand salon qui vient à la suite, est la pièce où son père
voulut qu'elle fit ses couches. Au lieu même où Henri IV .
vint au monde, on voit son berceau, qui consiste en une énor-
me écaille de lortue, placée sur une table el ombragée par
quatre petits drapeaux blancs, aux armes de Navarre, brodés
par la duchesse d'Angoulême, et qu'on a eu le bon goût de
respecter.
On sait aujourd'hui que les travaux de restauration de-
vaient êlre entièrement lerminés au printemps de 1849, el
qu’au mois de mai de la même année, les Bourbons de
France el ceux d'Espagne devaient se réunir auprès du
berceau de leur ancêtre commun. Mais les uns et les au-
tres avaient compté sans la révolution de février. Néan—
moins, si elle a fait avorier) ce rendez-vous, elle n'a fait
que suspendre les travaux de restauration, qui ont été re-
pris avec la plus grande activité, par les ordres de Louis-
Napoléon, dès les premiers lemps de son avénement au
pouvoir. C'est avec plaisir que nous constatons un fail aussi
honorable pour le gouvernement actuel, qui n’épargne rien
pour rendre à£ce vénérable monument lout son ancien éclat,
en respectant mieux sa vieille architecture , ses sculptures
antiques et son caractère moyen-rige. L'un des salons, orné
par les dons du dernier roi de Suède, cet illustre compatriote
d'Henri IV, a reçu le nom de Salon Bernadotte.
Ce vieux château rappelle quelques sanglants souvenirs,
qu'en hislorien fidèle nous ne devons point négliger. La tra-
dition rapporte qu'avant Henri IE, il existait dans ses souter-
rains une statue nommée /a /'ierge-de-fer, horrible machine
206 LA VILLE DE PAU.
dont les bras armés de poignards et ramenés violemment
sur son sein, perçaient de mille coups le malheureux qu'on
lui livrait. On ajoute que Marguerite de Navarre, indignée
de celte cruaulé, oblint de son époux la destruction de |
la T'ierge-de-fer, dont le souvenir vit encore comme un
épouvantail dans la mémoire des habitants.
Dans une des salles basses de ce château, se passait, en
1569, une de ces horribles scènes, trop communes dans
nos guerres de religion, et qu'il faudrait, pour l’hon-
neur de notre nation, pouvoir effacer de l’histoire. Le Béarn
était alors, plus qu'aucune province, déchiré par la guerre
civile. Le célèbre Gabriel de Lorge, comte de Montgoméry,
le même qui avait eu le malheur de tuer involontairement
Henri 11 dans un tournoi, commandait l’armée protestante.
1! venait de faire prisonniers, au château d'Orthez, dix sei-
gneurs catholiques, outre le brave Terride, leur chef, en vertu
d'une capitulation qui leur assurait la vie sauve. Il les amena
au château de Pau, où il leur fit servir un repas, à la suite
duquel ils furent lous égorgés de sang-froïd , à l'exception de
Terride, que Montgoméry réserva pour l'échanger contre
son frère, prisonnier des Catholiques (1). Cet acte atroct
ne pouvail avoir pour excuse la Saint Barthélemy, à la-
quelle il fut antérieur de trois ans, mais il sembla destiné
à inaugurer celte date si tristement: célèbre dans nos
annales, puisqu'il eut lieu également le jour néfaste de
saint Barthélemy. S'il faut en croire Bayle (2), Montgoméry,
en égorgeant ses prisonniers, n'aurait fait qu'ubéir à Jeanne
d'Albret, qui n'avait pas voulu reconnaître la capitulation.
Mais alors la loyauté exigeait qu'il les réintégrât dans le
château. d'Orthez. On regrelte de voir un fait aussi odieux
peser sur la mémoire de la mère d'Henri IV.
4) De Thou, lib. 45. La Popeliniére, Histoire des troubles, liv. VIE.
(2) Article Jeanne d’Albret, reine de Navarre.
LA VILLE DE PAU. 207
A Pau et dans ses environs, on rencontre à chaque pas
*des souvenirs de ce grand roi. Sur la place royale, où se
réunissent le dimanche de nombreux promeneurs, s’tlève
sa slatue en pied, avec celte inscriplion béarnaise: Lou
nouste Henric (notre Henri). À un quar| de lieue de la ville,
au village de Billières, on montre encore la maison où il fut
mis en nourrice; enfin, à cinq lieues de Pau, on voit le châ-
(eau de Coarase, où Henri passa son enfance, au milieu des
exercices les plus violents, auxquels il dut celte forte constitu-
tion qu'il conserva toute sa vie. Ce château est aujourd’hui
possédé par M. Dufau, ancien président de chambre à la
Cour d'appel de Pau, et actuellement maire de cette ville.
L'étranger qui la visite pour la première fois est vivement
frappé de la beauté des sites qui s'offrent à sa vue. Pour les
embrasser d’un coup d'œil, il faut se placer sur la terrasse
de la place royale, ou sur la délicieuse promenade du Parc.
Au-delà d'un vallon à fond plat, qu’arrose le Gave et plu-
sieurs jolies rivières qui viennent s'y réunir, s'élèvent les
côteaux de Jurançon, célèbres par leur vin, et ceux de Gélos,
au pied desquels on voit le châleau du même nom, que Napn-
léon habita plusieurs jours en 1808, et d’où il a daté onze dé-
crets impériaux. Aujourd'hui c’est le siége d’un haras magni-
fique, où le Gouvernement entretient à grands frais quatre-
vingts étalons. Une des vallées qui s'ouvrent devant Pau
conduit à la petite ville de Gan, où naquit, en 4594, le célèbre
Pierre de Marca , qui mourut archevêque de Paris, en 1662.
La maison où il reçut lc jour existe encore. Une autre vallée,
presque parallèle à la précédente, porte le nom singulier de
Tout-y-croit, et justifie, dit-on, son titre. Au-dessus de ce
spleudide paysage, règne la chaîne forlement dentelée des
Pyrénées, dominée elle-même par le Pie du Midi d'Ossau.
avec sa double cîme. A la gauche du spectateur, s'élève éga-
lement le Pic du Midi de Bigorre. Rien de plus gracieux
208 LA VILLE DE PAU.
que l'aspect de ces belles montagnes. Celui des Alpes est
peul-être plus imposant, mais, selon moi, plaît beaucoup,
moins. °
Tous les environs de Pau sont, en général, fertiles et
assez bien cultivés; néanmoins, les regards sont trop sou-
vent attristés par la vue de landes immenses, occupant plu-
sieurs milliers d'hectares, et dont le sol fécond, s’il faut en
juger par les parties déjà défrichées, pourrait donner des pro-
duils magnifiques. Malheureusement, un obstacle presque
. insurmontable s'y oppose ; ces communaux appartiennent
en majeure parlie aux habitants de la vallée d'Ossau, située
à plusieurs lieues de là. Ces derniers réservent ces landes pour
y faire pâlurer, pendant l'hiver, leurs troupeaux qui, pendant
l'été, parcourent le sommet des Pyrénées. Il n’y a guère plus
d’un demi-siècle que des tentatives de défrichement ayant eu
lieu, les Ossalois s’y opposèrent par la force.
La population qui habile ce beau pays a une physiono-
mie loule particulière : des traits fins et réguliers, des yeux
et des cheveux noirs, une laille moyenne. Il nous est arrivé
plus d’une fois d'y retrouver le type de la figure d'Henri IV.
Les femmes jolies y abondent, mais les belles femmes y sont
fort rares.
La langue parlée dans le Béarn est un dialecte de celle qua
est répandue dans tout le midi de la France, mais elle en
diffère tellement qu'un paysan béarnais serait fort embarrassé
pour se faire comprendre à Toulouse, à Bordeaux et à Mont-
pellier. Cette langue a aussi ses poèles, et Despourins jouit
d’une réputation égale à celle de Goudouli, de Toulouse et
de Jasmin, d'Agen.
Il est difficile de parier de la population des Basses-Pyré—
nées sans rappeler les Basques, celte peuplade singulière qui
occupe une partie du département. Leur langue, qui n'a
d'analogie avec aucune langue européenne, paraît être celle
LA VILLE DE PAU. 209
des anciens Ibériens. On la dit extrêmement difficile pour ceux
qui ne l'ont pas apprise dès l'enfance, et l’on cite, comme un
exemple presque unique, l’évêque actuel de Bayonne, qui a
voulu l'apprendre pour parler à ses ouailles sans le secours
d'un interprète. Cetle population, aussi brave que belle, sem-
ble placée tout exprès à l'extrême frontière pour la défendre
contre Îles incursions de l'étranger. Une particularité peu
connue, c'est qu'il y a souvent des coups de fusil échangés
entre les bergers des deux nations qui se disputent des pâtu-
rages, sur la possession desquels il règne quelque incerti-
tude, les limites des deux états n’élant pas loujours parfaite-
ment fixées. Dans ces petits combats, on dit que les Espa-
gnols ont presque toujours le dessous. An milieu de la popu-
lation basque, dont il fait partie, habile le maréchal Harispe,
qui fut l’une des gloires de notre armée sous l’Empire, et
l’un des meilleurs lieutenanis de notre illustre maréchal
Suchet. Il jouit parmi ses compatriotes d’une immense popu-
farité, et sa promolion au grade le plus élevé que puisse
atteindre un militaire français, a été célébrée par des fêles
dans tout le pays, dont les habitants sont fiers de voir un
maréchal de France leur adresser toujours la parole dans eette
langue qui leur est si chère. Malgré ses 83 ans, il est encore
plein de vigueur, et c’est un beau spectacle que celui de ce
noble vieillard , après ses longs et honorables services, entouré
du respect et de l'amour de ses conciloyens.
La ville de Pau a donné naissance à quelques hommes
célèbres. Sans parler d'Henri-1V, le plus illustre de tous,
on peut citer Gassion, qui se forma sous le grand Gustave-
Adolphe. Nommé Maréchal de France à 34 ans, il mourut à
38, au champ d'honneur. Il était fils d’un président à mortier
du Parlement de Pau, et l’on voit encore dans celte ville
l'hôtel de ses ancêtres, hôtel qui a conservé son nom.
Pau a vu un autre de ses enfants s'élever bien plushaut. On
14
210 LA VILLE DE PAU.
comprend que nous voulons parler de Bernadolte, pour qui le
grade de maréchal de France ne fut qu'un échelon pour par-
venir à la royauté, el celle royauté fut la seule qui survécu
à toutes celles qu'avait vues surgir l’époque de l'empire. Le
- nom de Bernadotle subsiste encore à Pau, dans la personne
d’un neveu du roi de Suède, qui lui a fait une existence
honorable.
On ne peut prononcer lenom des deux maréchaux de France
qu'a vus naître la ville de Pau, sans être frappé d'une
singulière coïncidence dans leur destinée. Tous deux, nés
dans le midi de la France, mirent leur épée au service de la
Suède, de ce royaume du nord qu'une si grande distance
séparait de leur pays natal. Mais, pour Gassion, la Suède.
alors à l'apogée de sa puissance et de sa gloire, ne fut qu’une
école où il apprit le grand art de la guerre; tandis que
Bernadotte, en échange du trône que lui offrait sa patrie
adoptive, lui apporta des talents militaires et administratifs,
müris par une longue expérience, à l'aide desquels il releva
ce pays de l'état de décadence où l'avaient précipité les
fautes de quelques uns de ses souverains.
11 n'y a guère plus de vingt ans que la ville de Pau, sans
commerce el presque sans industrie, ne possédait d'autre avan-
tage que celui d'être le siège d’une Préfecture et d’une Cour
d'appel. Heureusement pour elle, quelques uns des nombreux
malades qui fréquentent les eaux thermales des Pyrénées,
remarquèrent, en passant, la beauté des sites et la douceur
du climat. Ils voulurent y séjourner pendant l'hiver. Cet essai
ayant parfaitement réussi, le nombre des riches étrangers qui
suivirent cet exemple alla toujours croissant. Aujourd'hui,
Pau, sous ce rapport, peut le disputer à Nice, auquel il est
même supérieur par une lempérature plus égale, moins
variable, mais surtout exempte de vents du nord. Les Pari-
siens el les Anglais composent la majeure partie de cetle po-
LA VILLE DE PAU. 211
pulation flottante. Ces derniers s'élèvent à environ cinq cents
personnes. Anglais et Français vivent en assez bonne intelli-
gence el se réunissent dans les nombreuses soirées que don-
nent les étrangers établis à Pau. La ville s’est embellie, depuis
quelques années, d’un grand nombre d’hôtels somplueux, des-
tinés à loger la partie la plus aristocratique de ses nouveaux
hôtes. Silués dans l'exposition la plus chaude et entourés de
jardins, ces hôtels ne laissent rien à désirer pour le confor-
table, el pourraient figurer parmi ceux du faubourg Saint-
Germain.
Au nombre des objets qui, dans celte ville, doivent attirer
l'attention du voyageur éclairé, nous citerons la bibliothèque
de M. Manescau, ancien député et ancien maire de Pau.
Cette belle collection, dont le propriétaire fait les honneurs
avec autant de savoir que d’urbanité, est surtout riche en
ouvrages rares et précieux sur l'époqne d'Henri IV. Il est
quelques uns de ces petits volumes qu’on chercherait vaine-
ment ailleurs, voire même à la Bibliothèque impériale.
Mais il est une collection qui éclipse toutes les autres. Ce
sont les 4rchives de Béarn et de Navarre. En mettant à
part les grands dépôts de Paris, qui sont tout-h-fait hors
ligne, celui-ci est incontestablement le plus riche de France.
C'est qu'en effet, ce sont les seules archives royales que
possède la province, et qu'elle puisse opposer à celles de
la Capitale. Pendant plusieurs siècles, les maisons royales
de France et de Navarre, les maisons souveraines de Béarn,
d’Albret, de Foix, de Bigorre ont vécu dans l'alliance la
plus intime , jusqu'au moment où elles se sont fondues en-
semble dans la personne d'Henri IV. Cette intimité a pro-
duit des rapports sans nombre, dont les preuves se re-
(trouvent aujourd'hui dans ces précieuses archives. Nulle part,
en France (en exceptant toujours Paris), on ne trouverait un
aussi grand nombre de chartes, de lettres-patentes et de
2192 LA VILLE DE PAU.
lettres confidentielles émanées de nos rois, de nos reines et
des personnages les plus célèbres. L'antiquaire admis à fouiller
dans toutes ces richesses que l'archiviste (M. Ferron), a clas-
sées avec un ordre admirable, n’éprouve que l'embarras
dn choix. 1l trouve, au commencement du XIII° siècle,
des actes où figure le célèbre Simon de Montfort, en sa
qualité de comte de Toulouse, souverainelé dont il avait
dépouillé le malheureux Raymond, mais qu'il perdit bientôt
avec la vie, en combattant contre ses nouveaux sujets révoltés.
Les actes de saint Louis sont assez nombreux, el ceux de ses
successeurs le sont encore bien davantage. Mais une des épo-
ques les plus riches est celle de François Ie. Henri II de
Navarre fut à la fois son beau-frère el son allié le plus
fidèle. Parmi les épisodes de ce Lemps de guerres acharnées,
nous en avons choisi un sur lequel les archives de Pau jettent
un nouveau jour. C'est le terrible Charles-Quint qui y joue
le principal rôle.
Au mois de seplembre 1523, François Ie se trouvait à
Lyon; il venait d'apprendre que le Connétable de Bourbon
avait levé le masque et passé à l'ennemi. Le 26 du même
mois, ce roi signait des lettres-patentes (dont l'original con-
tresigné De Neufville se voit aux Archives de Pau), ct qui
contiennent son traité d'alliance avec Henri II, roi de Navarre,
pour élre, est-il dit, amis des amis et enncmis des ennemis.
Il y avait certes quelque courage, de la part de ce dernier,
à s'exposer ainsi aux premiers coups de son redoutable
voisin. Le 11 novembre suivant, Charles-Quint, qui avait
eu connaissance de ce traité, adressait à Henri II la somma-
tion suivante (copiée par nous, sur l'original signé de sa
main et scellé de son grand sceau) : |
Charles, par la divine Clemence, Empereur des Romains,
tousiours auguste; roy des Allemaignes, des Espaignes, des Deux
Sécilles, etc., à hault et puissant prince Don Henry d’Allebrecht
S LA VILLE DE PAU. 213
nre (notre) cousin, Salut. Vous sçauez et il est tout notoire com-
me leroy François, nre (notre) ennemy, prouocateur de la pnte
(présente) guerre, perséuerant non seullement à la continuation
d’icelle, mais à l’augmenter et faire uniuerselle, occupant injuste -
ment le nre (nôtre), et non content de ses indeues emprinses en
Ytalie, sest trauaillé et a quis occasion pour cause, employant ses
forces afin de oster à pluseurs (sic) autres nobles princes, nos pa-
rents et alliez, leur vray héritage, sans vouloir entendre aux
moyens de paix ou tresue triennale, proposez par le feu tressaint
Père Pape Adrian, ny quelsconques autres conditions honnestes et
raisonnables, de sorte que nous et très hault, très excellent et
très puissant prince, nre (notre) très chier et très amé bon père,
frère, cosin et bel oncle Henry, roy d'Angleterre et de France,
duc de Guienne et de Normandie, deffenseur de la foy et sei-
gneur d’Yrlande, et les autres roys, princes et potentats, nos
alliez et confédérez, sommes contraincts nous deffendre et auec
l’ayde de Dieu quest le juste juge, auoir satisfaction des iniures
et dommages que nred. {notredit) ennemy le roy François, nous
a faict et à nosd. alliez, recouurer le nre (nôtre) et le réduire en
nre (notre) obéissance, et faire venir icellui nreennemy à laraison,
quest la cause pourquoy faisons pntement (présentement) marcher
re armée à l’encontre de luy et de tous ceulx qui le vouldront
adhérer. Et combien que sçauons auez assisté nredit ennemy en
ce que auez peu, et, en pluseurs (sic) choses, vous estes notoire-
ment déclairé contre nous et nosd. alliez, ce néantmoins pour le
deuoir de noblesse et laffinité estant entre vous et nous qui ne
serchons l’effusion du sang xpien (chrétien), ny vre ruyne et
destruction de subiects par les maulx qui se peuuent ensuiure de
la guerre.
A vous questes le plus prouchain du danger, inelinant à la
requeste de pluseurs vos parens et amys, vous avons bien voul-
su envoyer ce pourteur Arragon, lung de nos roys darmes auec
ces pntes (présentes) nos lettres patentes par lesquelles vous som-
mons et requérons vous vouloir dépourter d'assister nred. (no-
tredit) ennemy , le roy François, en la continuation de ceste
guerre auec iniuste et mauluaise querelle quest la syenne et en
214 LA VILLE DE PAU.
vous démonstrant prince de paix qui ayme le bien de ses pays
et subiects et le repos de la xpienté (chrétienté), auxquels nest
possible peruenir sans y contraindre nred. ennemy par la force.
Vuillez bailler à nred. armée sehur (sic) passage par vos pays,
avec viures et toute autre assistance dont nos gens auront affaire
parmy payant raisonnablement, et de ce faire furnir (sic) et
entretenir ensemble ce que en peult deppendre, et que en tel cas
appertient. Baillez en dedans quatre jours prouchains après que
ceste sommation vous sera notiffée, vos lettres patentes avec
hostages de six des principaux des vres (vôtres) à nre choix,
pour la certitude de lentretènement, observation et accomplis-
sement dicelles, sans fraulde ny malengin. Et moïennant ce,
seront traictez vos subjects et pays aussi fauorablement , et
tout ainsi que les nres (nôtres) propres, et par le contraire,
serons contraincts faire tout le mieulx que pourrons à l’en-
contre de vous, et les pays que occupez et vous voudront
adhérer, auec la faction françoise, comme notoires ennemis
de nous et de nosd. alliez. Dont et des maulx qui vous en
succèderont nous tiendrons pour souffisamment acquictez et
deschargez enuers Dieu et le monde. Sur lesquelles choses nous
ferez sçavoir vre intention par escript, par nred. roy d'armes,
car y ny fault aucune dilation ou dissimulation, et afin qu'il
vous appare de vérité, avons signé ces pntes (présentes) de
nre (notre) main, et à icelles fait appendre nre grand scel.
Données en nre cité de Pampelona, le XIe jour de novembre
l'an de grâce mil-cinq-cent-vingt-trois, et de nos règnes, as-
sauoir, des Romains le Ve, et des Espaignes et aultres le VIIIe.
Signé CHARLES.
De par l'empereur et roy, |
Signé LALEMAND.
Je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu’il n'est
pas une seule phrase de ce document où l’on ne voie percer
l'ambition, l'audace et la ruse qui formaient le fond du carac-
ère de ce souverain. N'est-il pas surtout remarquable que cel
LA VILLE DE PAU. 215
homme qui se pose en viclime, et comme ne réclamant
que son bien, en écrivant au roi de Navarre, date sa lettre
de Pampelune, c'est-à-dire de la capitale du pays arraché,
huit ans auparavant (en 1515), à ses légitimes souverains, par
le seul droit du plus fort, et même sans déclaration de guerre P
La réponse d'Henri Il ne se fit pas attendre. Nous l’avons
transcrile sur une copie de l’époque, parfaitement authen-
tique :
Henry, par la grâce de Dieu, roy de Navarre, duc de Nemours,
de Gandie, de Monthlancq et de Penañlel, seigneur de Béarn, sire
d'Albret, comte de Foix, de Bigorre, de Périgort, de Dreux,
d'Armagnac et de Rivegorce, vicomte de Castelbon et de Limo-
ges, de Marsan, Tursan, Gauardau, Nebozan, de Tartas, de Ma-
rempne et Daillas, seigneur d’Auesnes et de Balaguer et Pair
de France; à très-haut, très-puissant et très-excellent prince
lesleu empereur, roy d’Espagnes, Salut. Reçues auons vos lettres
à nous enuoyées par Aragon, l’un de vos roys d'armes, par lesquel-
les, entre aultres choses, nous faictes sçauoir comment très-haut,
très-puissant et très-excellent prince, notre très-cher et très-aimé
frère et cousin, parent et allié, le roy de France très-chrétien,
est prouocateur de la guerre qui occort à présent, sans ce qu’il ait
voulu entendre à aulcun moyen de paix , en occupant ce que ne
luy appartient, et que, par ce, estes contrainct vous deffendre.
Nous n'auons jamais cognu ny entendu que led. seigneur aict
par cy-deuant voulu prendre ny occuper rien qui ne fust à luy,
et qu'il n’y eust vray et juste tiltre, et qu'il naict affecté de tout
son cueur avoir bonne paix, union et concorde auecques tous les.
princes chrestiens mesmement avec vous, le bien, hôneur, exal-
tation et prospérité duquel il a désiré tant que lui a esté possible,
comme a pu apparoir par les traictés faicts entre vous deux, et
obseruation d’iceulx de son cousté. Et aussi par vos lettres nous
requierez de nous depporter d’assister aud. Roy très-chrétien veu
sa maulvaise querelle, en nous demonstrant prince de paix, qui
ayme le hien et profit de son pays, ensemble le repos de toute
la chrétienté (xpienté). Que vueillons bailler sehur passage à
916 LA VILLE DE PAU.
votre armée par nos pays auecques vivres et aultre assistance de
laquelle vos gens porayent auoir affaire, en payant raisonnable-
ment, et, pour ce, demandez en obstages six des princi-
paux de nos gens à votre choix, et que moyennant ce,
fairez traicter nos subjects et pays aussi favorablement que
les vres propres, et par le contraire, serez constrainct de faire
tous les maulx que pourrez, à l'encontre de nous et des pays
que dictes occupons.
Sur quoi vous respondons que nous, comme prince zélateur
du bien et paix de la chrestienté, désirons et grandement affec-
tons paix et pour le repos d’icelle, que toute bonne union, pacifi-
cation et concorde soict entre les princes xpiens (chrétiens) affin
que Dieu omnipotent en soit mieulx serui, ce que faire ne se
peult que au temps de paix, et que la foy catholique par les in-
fidèles ne soict prosternée et abissée, et nauons sceu ny entendu
que led. très-hault, très-puissant et très-excellent prince le roy
très-xpien (chrétien) ait aucune injuste querelle contre vous,
mais très-raisonnable et juste, veu qu’il est question du recou-
vrement et deffense du sien, ce qui est permis par tout droit.
À cause de quoi, comme son bon parent et allié susd. auons
délibéré de lui bailler secours, faueur et ayde, et ne permettre
que ses ennemys passent par nos terres, mais délibérons de ÿ
résister de tout nre pouuoir, et au regard de ce que dictes, serez
constrainct de faire le mieulx que pourrez à l’encontre de nous
et des pays que dictes occupons, nous croyons que estes assez
aduerti que nous tenons, icelles auons par vraye succession, et
à bons et justes tiltres approuuez par tous droictz et loys tant
divines que humaines, et grandement nous greueroit de les oc-
cuper et détenir injustement, et la qualité que vous nous déte-
nez et occupez contre Dieu, conscience, raison et justice nostre
royaulme de Nauarre, lequel nous deuriez rendre et resti-
tuer plustôt que nous cominer de nous occuper le demeurant
de nosd. terres, ce que faire ne vous est permis ni loisible sans
perdition de votre âme. Parquoy vous prions que, aïant esgart
à la dignité où le Créateur vous a mys, ne veuillez continuer
lad. emprinse, en grande offense dud. Créateur , et scandale
LA VILLE DE PAU. 217
de toute la chrétienté (xpienté). Et par Nauarre, notre roy d’ar-
mes, pourteur de cestes, vous enuoyons nre présente responce,
laquelle auons signé de nre main et faict sceller du scel de
nos armes.
Donné en notre ville d'Orthez , le XXVe jour de novembre,
l'an mil V° XXIJIT.
Signé HENRY.
Contresigné DEPEYRAC.
Cette lettre, pleine de fermeté, donne un démenti positif
à l’historiographe Garnier , continuateur de l'abbé Velly
et de Villaret. Cet historien rapporte qu'Henri II livra vo-
lontairement passage à l’armée espagnole, « en réclamant,
dit-il, Les droits de la neutralité dans laquelle il s'était renfer-
mé.» C'est lui faire dire une fausselé évidente, puisqu'il était
déjà liéà François L°" par un traité formel. La noble franchise
de cette réponse rétablit la vérité el répare l’honneur de ce
prince. Remarquons une particularité qui pent avoir son
importance. Le nom de Navarre, donné au roi d'armes por-
teur de cette lettre, n’élait-il pas une bravade, on au moins
une énergique protestation contre l’usurpation de Charles-
Quint ?
L'effet suivit de près les menaces de ce dernier. Son ar-
mée franchit la frontière; après une tentative infructueuse
sur Bayonne, elle se jeta sur le Béarn, mais, harcelée sans
cesse par les intrépides Basques, qui occupaient les passages
des Pyrénées et inlerceplaient ses communications, elle fut
forcée de se retirer après avoir complètement échoué.
Quatorze mois plus tard, et, le 24 février 1525, la fortune
fut moins favorable à Henri II. En combattant à Pavie, à côté
de François I°, il ful, comme lui, fait prisonnier, mais il fut
plus heureux, et, avant la fin de l’année, il put s'échapper du
château de Pavie, où il avait été enfermé. C’est lui-même
218 LA VILLE DE PAU.
qui nous l'apprend dans une lettre, dont nous avons pris
copie sur l'original.
Le roy de Nauarre, comte de Périgort.
Nre (notre) amé et féal, pour vous donner part de l’ayse qu'a-
vons d’estre eschappe de la prison et captiuité où estiens dé-
tenu, vous voulons bien aduertir que la nuyt sainte Luce {1),
sortismes hors le château de Pauye, par une eschelle de corde,
et auons tant faict, auec layde de Dieu, que la veille de Noel
arriuasmes en ceste ville bien penez. Pensez que ce na pas este
sans ayde ne grands promesses, lesquelles vous asseure equipol-
lent à la ranson que auions accordée, et que voulons acquiter;
nous vous prions vous employer, en tout ce que vous sera possi-
ble, à ce que les restes de notredite ranson soient promptement
leues et tout incontinent envoyez, et nous ferez fort singulier
plaisir et seruice, qui auec les autres que nous auez faict vous
sera recognu à l’ayde nostre Seigneur qui vous ayt en sa garde.
De Saint-Just-sur-Lyon, le XXVIIe de décembre (2).
HENRY.
Contresigné DEPEYRAC.
Suscriplion : À M. Hélies André, conseiller au Comté de
Périgort.
Cette date du 13 décembre joue un grand rôle dans la
vie d'Henri II, En 1553, vingt-huit ans après s'être échappé de
Pavie, dans celle même nuit de Sainte-Luce, il recevailentre
ses bras un enfant nouveau-né, qui devait, un jour, venger sa
famille des injures de l'Espagnol, et fonder une dynastie, à
laquelle l'Espagne elle-même demanderait ses souverains.
D’AIGUEPERSE.
(1) 15 décembre. L'original porte Lusse,
(2) 1525.
LETTRE
SUR
RESTIF DE LA BRETONNE.
A Monsieur le Rédacteur de la Revue du Lyonnais.
MONSIEUR,
Vous avez inséré, l’année dernière, dans votre Revue, un ar-
ticle de M. Tisseur sur Restif de la Bretonne, le cynique ro-
mancier du XVIII siècle. Déjà le Constitutionnel avait publié
une étude fort remarquable de M. Monselet sur le même per-
sonnage, et, depuis, la Revue des deux Mondes s'en est éga-
lement occupé. Si je viens, après tous ces écrivains, vous pro-
poser quelques notes à ce sujet, ce n’esl pas assurément pour
entrer en lice avec des littérateurs dont je reconnais la supé-—
riorité, encore moins pour sacrifier au goût du jour, en ap-
pelant de nouveau l'attention du public sur un nom que l'on
aurail fort bien pu laisser dans l'oubli; mais puisque, soit par
un de ces caprices familiers aux écrivains comme aux biblio-
philes, soit en vue de remettre en évidence certaines théories
hazardées de Reslif (ce que je n'aurais garde de supposer de
la part des écrivains cités plus haut qui sont des gens fort ho-
norables), on a appris à la société d'aujourd'hui l'existence
de cet infatigable romancier, je crois pouvoir sans inconvé-
nient compléter ce que l’on a dit par quelques gloses inédites.
220 RESTIF DE LA BRETONNE.
Je crois que MM. Tisseur el Monselet n'ont pas lu tout Restif
el cela se conçoit, Restif est illisible dans son entier. Je crois
qu'ils n'ont même pas connu la liste complète de ses ouvrages
el diverses circonstances qui accompagnèrent leurs publica-
tions. Je suis à même de combler certaines lacunes ; Restif de
la Bretonne était fort lié avec un de nos compatriotes, feu
M. Arthaud de Bellevue, esprit originalet amateur de toutes
les excentricités littéraires ; il le cite souvent dans ses ouvrages
ainsi qu'un autre lyonnais célèbre, M. Mathon de la Cour.
A ces litres, il peut figurer dans une galerie des souvenirs de
notre ville: or, M. de Bellevue, ami et allié de mes oncles,
leur fit acheter la collection complète des ouvrages de son
prolégé, et donna sur lui des indications qui furent trans-
crites au verso des faux titres.
Je reviens à ce que je disais plus haut: on aurait dû laisser
cet auteur dans son oubli. Aucun de ses livres n’est acceptsa-
ble, parceque lorsqu'ils ne sont pas obscènes, ils sont extra-
vagants ou ennuyeux ou ininlelligibles ; et pourtant, lors-
qu’aulour de nous on faisait si grand bruit des réputations
nouvelles, acquises par des romans plus impies et plus immo-
raux encore, par des théories sociales tout aussi dénuées de
sens commun, tout aussi dangereuses, il était utile de rap-
peler qu'un demi siècle avant ces modernes Restif, le vrai
Restif avec aulant de renom et plus de talent-avait succombé
sous l'épreuve de cinquante années. Pauvre Restif! c'était
bien la peine d'inventer de si belles choses, de réglementer
les filles de mauvaise vie, d'animer les astres, de perfection-
ner la nature, pour se voir supplanter par les phalanstériens,
sans avoir obtenu d'eux une phrase de reconnaissance ! Il est
vrai que lui-même n'était que l'écho d’autres hallucinés dont
on pourrait suivre la trace par une généalogie d'hérésiarques,
de rêveurs, d'utopistes, de libres penseurs jusqu’au commen-
cement des sociétés.
RESTIF DE LA BRETONNE. 221
Car les hommes de l'erreur ont leurs généalogies aussi bien
que les hommes de la vérité. Généalogies fort longues aussi,
mais bien différentes ! Tandisque la vérité catholique remonte
sans interruptions, sans obscurilés jusqu'à la naissance du
premier homme, en jalonnant ses degrés de noms illustres, de
noms synonymes de vertu el de science, en étendant ses ra-
meaux partout où règnent le beau, le bon, l'ordre et la jus-
tice, l'erreur, sous quelque appellation qu'on la déguise, hé-
résie, schisme, panthéisme ou incrédulilé, remonte le cours
des âges par une voie tortueuse , souvent interrompue par
d'obscures périodes, recrutant çà et là des héros douteux,
avouant une parenté avec des aggrégations ou des doctrines
dont l'humanité rougit.
Ce fut un grand orgument contre le protestantisme, que
celte filiation qu'il réclamait imprudemment dans ses pre-
mières controverses et qu'aujourd'hui il doit renier. Lorsque
l’on dit au premier luthérien: vous êtes d'hier et nous sommes
anciens, nous sommes avec l’église du Christ et si l’église s’est
trompée jusqu'à ce jour, tout s'écroule , votre doctrine aussi
bien que l’église de Rome; si le Christ n’est pas un faux pro-
phète, c’est nous qui préchons la vérité, car nous avons pour
nous la possession et la lradition ; il fallait pour répondre in-
venter une autre église coexistante avec l’église catholique et
présentant une suite non interrompue dans ses ministres et la
transmission de leurs pouvoirs ; à grand peine on se forgea
des ancêtres, avec les Vaudois, les Albigeois et les Manichéens.
et Bossuel n'eut garde de négliger ce puissant moyen d'alta-
que dans son Histoire des F ariations.
Ce que les protestants firent alors sans en calculer les con-
séquences désastreuses pour eux-mêmes, les ennemis du
christianisme et de toute société régulière l’ont fait de tout
temps. Celle guerre est ancienne, elle commence à la Genèse
entre le serpent et la femme ; les mythes des poètes en re-
229 RESTIF DE LA BRETONNE.
tracent les phases successives sous mille allégories ingénieu-
ses. Aujourd'hui, comme notre civilisation procède du chris-
tianisme, comme le christianisme a sa plas complète expres-
sion dans le catholicisme, c’est contre le catholicisme que se
dirigent les efforts de l'antique séducteur du genre humain, et
pour cela il emploie deux armes terribles, l'orgueil et la
luxure.
Aussi quand il surgit une théorie soit-disant nouvelle, pré-
tendant organiser l'humanité en dehors des luis chrétiennes,
cherchez bien, scrutez le sens véritable que l'on voile sous des
parures appropriées au moment, et vous trouverez infaillible-
ment ces deux passions, nobles selon le monde, péchés capi-
taux selon l'Evangile, et vous trouverez la révolte des sens
contre l’âme, el, pour cause de cette révolle insaliable, Ja dé-
chéance de l'homme par le péché originel. Et ces deux épées
de combat, on ne les lint pas dans le fourreau à l’époque de
Restif, et lui, homme sensuel, se servit de la seconde. Partout,
dans ses livres, même lorsqu'il veut être sérieux, même
lorsqu'il balbutie les mots de pudeur et d’honnêteté, car il a
de bons moments et des instincts généreux, il ne peut rete-
nir.son langage décolleté. On dirait que sous le prétexte de
combatre les vices de son époque il cherche à composer des
tableaux érotiques plutôt que des remèdes applicables ; d’ail-
leurs, il est très-inégal et varie souvent dans ses appréciations.
Tantôt il injarie la religion chrétienne et ses ministres, lan-
{ôt il lui donne une place honorable dans ses utopies ; el puis
lorsque les sanglantes conséquences des idées révolutionnaires
vinrent couvrir la France de sang et de ruines, Reslif, na-
ture honnête au fond, bien que singulièrement dévoyée, s'in-
digna des excès de ces enfants terribles auxquels ses romans
avaient servi de catéchisme. Comme tant d’autres, il avait eu
l’aveuglement de croire que, le christianisme détruit, rien ne
serait plus facile que de gouverner les hommes, et quil
RESTIF DE LA BRETONNE. 223
sufhrait, pour les ramener à l'âge d’or, de quelques rhéteurs,
de bons vieillards el de repas en commun ; et il s'élonna de
voir la révolulion luer les vieillards et les rhéteurs, même les
jeunes filles qu'il aimait tant et ne pas s'arrêter aux idylles de
Collot-d'Herbois el du cousin Jacques.
Je m'aperçois, Monsieur, que je fais précisément ce que
je voulais éviter, un article au lieu d'une simple note. J'y
reviens, car en voulant entreprendre autre chose qu'un tra-—
vail de compilateur, je succomberais bien vite sous le fardeau
d’une dissertation sur la philosophie de l'histoire. Voici donc
la liste des productions de Restif de la Bretonne.
1° La Fanulle vertueuse ; ce fut son premier ouvrage, tiré
à 2000 exemplaires en 1767, format in-18 ; l'orthographe
bizarre dont se servit l’auteur, car il prétendait aussi au titre
de réformateur en fait de grammaire, ce qui n’est pas le rôlé
le moins original de sa physionomie, l'orthographe fil tort à
la venie de ce roman, essai informe et dénué d'invention. Ce
n'est pourtant pas une traduction de l’anglais, comme le titre
l'indique, mais l’histoire véritable d’un négociant de Lyon.
2° Lucile ou les Progrès de la / ertu, ouvrage très-libre
qui parut en 1768 et fut payé trois louis à l'auteur.
3° Le Pied de Fanchette parut la même aunée ; on en fit
une seconde édition en 1776. Ce roman eut du succès; c'était
l'histoire d'une jeune marchande de la rue Saint-Denis.
Fréron refusa de l’annoncer dans son journal parce qu'il le
trouva trop leste.
4° La Confidence nécessaire, en 1769, réimprimé en 1778.
5° La Fille naturelle en 1770, avec une seconde édition
en 1774. Celui-ci fut très-loué par Fréron.
6° La Femme infidèle, ouvrage d'une obscénité extrava—
gante. L'auteur, sous des noms d'emprunt, se mel en scène
avec quelques personnages du temps. Grimod de la Reynière
est désigné sous celui de M. de l’Elisée, parce que l'hôtel de
224 RESTIF DE LA BRETONNE.
ce célèbre gastronome était situé à l'entrée des Champs-Ely-
sées. M. de Toustain-KRichebourg s'appelle Stable, Butel du
Mont, censeur royal, s'appelle OEuil-de-Bœuf, etc.
1° Adèle de Comm...., 1772, histoire véridique de la
fille naturelle du dernier duc de C....…
8° La Femme dans les trois états, de fille, d'épouse et de
mère, 17792.
99 Le Ménage parisien, 1773, indiqué comme le 8° ou-
vrage, salyre assez plate des gens de lettres de l’époque. Cré-
billon fils, censeur royal, bien qu'il fût mallraité comme les
autres, approuva le livre, ce qui le réconcilia avec Restif. Né-
anmoins, les notes insérées à la fin et dans lesquelles il at-
tuque violemment tous les auteurs en ne déguisant leurs noms
que par une simple inversion de lettres, le fit suspendre. Ces
inversions étaient par trop faciles à deviner, ainsi Barthe s'ap-
pelait Ehtrab et Cerulti, Iltufec, et Restif Ini-même avait
indiqué la clef de ces transpositions.
10° Nouveaux mémoires d'un homme de qualité, 1773.
11° Traduction de trois ouvrages de Quevedo de Fillegas,
1775, tirée à 1500 exemplaires; le libraire Cassard en tira
500 autres en reslituant à cet ouvrage le titre de l'Æventurier
Buscon, qui élail celui de l’auteur espagnol et que Restif
avait changé en celui de Zn Matois. Celle traduction fut
commencée pur M. d’Hervilly, censeur royal; Restif ne fit
que l'achever et ajouta à la fin du 3° volume une note sur
l'Inquisilion, rédigée, dit-il, sur les récits d'un particulier
échappé à ce tribunal ; c'est un véritable roman.
190 Le Paysan perverti, 1776. C'est le chef-d'œuvre de
Restif; les trois mille exemplaires de ce roman furent épuisés
en un mois, el il eut deux édilions en Angleterre. M. Mon-
selet a fait ressortir avec talent, dans son article, le mérite
singulier de cetouvrage, mérite d'invention et même de style.
Les caractères en sont tracés avec une vérité et une énergie
RESTIF DE LA BRETONNE. 225
cfrayantes, et je ne sais, malgré la crudilé des peintures,
malgré l'atmosphère de débauche et de mauvais lieux qui
saisit le lecteur à la gorge, si l’on ne pourrait pas à la ri-
gueur le considérer comme un ouvrage moral et utile.
Cette peinture brutale des suites d'un premier pas dans le
vice peut arrêter certaines natures indécises el insouciantes,
de même que certains livres de médecine, que certains cabinets
d'anatomie font plus d'effets par la crainte qu’ils inspirent que
les meilleurs raisonnements.
13° L'Ecole des Pères, 1776. L'auteur l'avait racheté du
libraire Costard pour le mettre à la rame. Un ami l'en dissuada
et il vit le jour. C’est une altaque contre l’£mile de Rous-
seau. (1).
14° Le Quadragénaire, 1777.
15 Lenouvel Abeilard. 1778. C'est l'histoirgde Mn: Lando,
jolie charcutière de Paris.
16° Tableaux de la vie oules Mœurs du XVIIF siècle ;
in-18, sans date. Je crois qu'il doit se placer après le Nouvel
Abeilard : c’est une suite de nouvelles qui ne sont pas plus mau-
vaises que beaucoup d'autres et qui se recommandent par 17
gravures charmantes de Moreau; une des plus iolies, les Pe-
tils parrains, a élé reproduite par l'Z{lustration. Dans celle in-
titulée : l'Opéra, il y a une robe à paniers traitée d’une façon
(1; Grimm disait de ce roman. « C'est une espèce de caricature d'Émile
à l'usage des fermiers et des marchands de la ruc Saint-Denis. Cependant au
milieu d'un fatras de vues mal dirigées et de situations communes ct triviales
vous trouverez des idées fortes, des peintures neuves et surtout des détails
de la plus grande vérité. Toutc la canduite de ce roman est extravagante,
absurde, mais au moment ou vous êtes prêt à jeter le livre, vous rencontrez
unc page heureuse et des morceaux d’un dialogue bien naturel et d'une sim-
plicité rare. On ne se fait point l’idée d’une tête plus singulièrement orga-
nisée, d’un mélange plus étonnant de platitude et de génie, d'ignorance et
d'instruction , de sagesse et de folie, »
226 RESTIF DE LA BRETONNE.
merveilleuse et d'une finesse de burin à désespérer tous nos
graveurs modernes. .
147. La Jic de mon Père, 1779. Un des plus estimés ;
c'est l’histoire véritable et généalogique de la famil'e Restif,
ornée de gravutfes assez naïves et des portraits d'Edme Restif
et de Barbe Ferlet, père et mère de l'auteur.
18. Les Contemporanes:; commencé en 1779, fini en
1785, en 42 volumes. Cubières en 1810, disait de cet ouvrage :
« Il a composé 1200 nouvelles dans les Contemporaines, que
personne n’a prônées, mais qu'aucun auleur n'a surpassées. »
Sur le titreil y a: publiées par Thimothée Joly, de Lyon.
C'est probablement un nom imaginaire. Dans cette énorme col-
lection, l'orthographe de Restifest de plus en plus en état de
révolte contre l'orthographe reçue et contre le bon sens.
M. Marle n'élæt aussi qu'un plagiaire de notre auteur. Il y a
des Nouvelles que, pressé sans doute par l’impétuosité de ses
idées, il a négligé d'écrire et dont il ne donne que le canevas:
le tout est farci de grayures aussi bizarres que le texte.
19. La Malédiction paternelle, indiquée comme le 17°
ouvrage. parut en 1779, sous la dale de 1780. Ce reman est
fort libre, et Restif, malgré son laisser-aller de style, se crul
obligé d'employer le latin pour rendre les passages trop gra-
veleux. Les gravures en sont belles.
20. La Paysanne perverüe , 1780; ce roman indiqué
comme le 21°, était l'ouvrage de prédilection de Reslif; il est
inférieur néanmoins à son Paysan. C'est toujours sa propre
famille qu'il met en scène; il y a 114 estampes, fort curieuses
sous le rapport des lypes et des costumes.
21. Ze Dédale francais, publié en 1781, composé en 1779,
pendant une maladie de l’auteur, qui l’écrivit en grande par-
tie dans son lit, ce qui en expliquerait l’extravagance ; c'esl
une contrefaçon de Gulliver, moins la délicatesse d'esprit el
la portée philosophique de Swift.
RESTIF DE LA BRETONNE. 227
22. La dernière Avanture d'un homme de quarante cinq
ans, 1783.
23. La Prevention nationale, en forme de drame, 1784.
2h. Les Feillées du Marais, ou Histoire du grand prince
Oribeau, roi de Mommonie, commencée en 1777, imprimée
en 1785. Cubières lui-même, ami de Reslif, avoue que cet
ouvrage est inintelligible.
25. Les Francaises, les Provinciales et les Parisiennes,
suiles de nouvelles, ornées de gravures; 1786 el 1787; dans
le 1°" volume des Parisiennes on trouve la célèbre généalogie
de Restif, qui remonte à l'empereur Pertinax, successeur de
Commode.
26. Les Nuits de Paris. ou le Spectateur nocturne, 1788;
celte collection de nouvelles qui pourrait défrayer vingt ro-
manciers el des plus féconds de nos jours, est entremélée de
théories sociales, avant-garde des théories de Fourrier et des
communistes. On y retrouve le Phalanstère à l'état de genine
et quelques autres idées de celle école, comme celle de la
copulation des planètes.
27. Iygénue Saxancour, 1789 ; Cubières disait que ce ro-
man semblail avoir été composé-pendant un accès de fièvre
chaude.
29. Le Palais-Royal, 1790; les censeurs ne voulurent
jamaïs laisser passer celui-là, comme étant trop ordurier ; en
effet, il était difficile de pousser plus loin le mépris de toute
pudeur. Ces quatre volumes contiennent les biographies des
proslituées qui encombraient alorsles galeries du Palais-Royal
et le récit de tous les raffinements de débauche usités dans
les bouges qui l'environnaient.
30. M. Micolas ou le Cœur humain dévoilé, 1791; ce
sont les Confessions de Resuf, plus scandaleuses, el à
coup sûr.d’un style moins châlié que celles de Rousseau ;
elles ont pourtant le mérite d’être écrites avec moins d'em-
2928 RESTIF DE LA BRETONNE
phase et plus d'imaginalion. On y retrouve la généalogie
qui remonte à Perlinax. Cet ouvrage est horriblement im-
primé et sur un papier des plus communs.
31. Le Drame de la vie en 13 actes des ombres et 10
pièces régulières ; en lêle est cette réclame aussi bizarre que
le titre:
Lecteurs ! lisez
Le plus intéressant des ouvrages
Sans craindre le scandale.
Ce sont toujours les parents el les connaissances de l'auteur
qui figurent dans ces scènes, éditées en 1793; à la Gn se
trouvent quelques lettres de Grimod de la Reynière.
32. Philosophie de M. Nicolas, 1796; c'est un système
de la nature dénué de toute apparence de sens commun;
mélange d'erreurs, d'impiété et de libertinage.
33. Les Posthumes, lettres reçues après la mort du mari
par sa femme qui le croit à Florence ; imprimées en 1802,
sous le nom de Cazotte. 7
. Cel ouvrage, un des moins connus, est le plus curieux de
lous les ouvrages de Restif-el celui qui résume le mieux le
genre d'hallucination auquel le conduisirent les théories des
illuminés. C'est un monsirueux assemblage d’impiété, de
blasphèmes et d’obscénités ; celte lecture produit l’effet d’un
cauchemar ; Restif atlaque le christianisme, nie les récits de
la Bible comme toute l’histoire ancienne, mel à la place un
panthéisme grossier et la métempsycose. Ses exemples sont
divertissants; Henry IV devient un curé de village, et quel
curé? il va sans dire que Reslif en fait un à sa façon qui est
un singulier lype du prêtre. Louis XIIT revient au monde
sous la forme du fils d’un espion et d’une fille publique.
Richelieu est tour à tour le fils d'un meunier, un soldat as-
sasin et mange de la chair humaine! M. Arthaud de Bellevue,
RESTIF DE LA BRETONNE. 299 .
qui est souvent cilé, avant d’être M. Arthaud, avait été
Labruyère, Ronsard, Clément V et Clovis. Marie-Antoinette
avait été Brunehauit !
La plume se refuse à remuer cette accumulation de choses
absurdes ou dégoutantes. C’est à la fois le langage des man-
vais lieux et des pelites maisons. Restif se déchaîne contre le
célibat, et il avait de bonnes raisons pour haïr la virginité:
sur les Jésuites, el en fait d’insinuations calomnieuses, il dé-
passe les pamphlélaires de notre temps. Il prône les livres
éroliques comme indispensables à une bonne éducation; en
fait d'histoire naturelle, il donne une âme à la matière et des
organes aux comèles ; quant à l’homme, il se réunit à
quelques matérialistes pour en faire un produit successif du
singe et du chien. Le héros de ce livre est un personnage
imaginaire qu’il nomme le duc Multipliandre, nom heureu-
sement trouvé, car ce héros a le pouvoir d'engcndrer à l’in-
fini, d'entrer dans les corps en en chassant les âmes (je crois
ce trait emprunté a quelque conte oriental}. Cagliostrn figure
aussi; celui-là n’est pas déplacé; il parle même de Jésus-
Christ, Proh Pudor ! qu’il nomme Jésuah et qu’il fait venir
des amours du soleil et d’une planète !
Voici encor du Fourrierisme ; Fourrier n’a pas le mérite,
assez stérile, d’avoir inventé, il n'a faitque mettre en ordre
.des folies antérieures ; dans le pays peuplé et régi par le duc
Mullipliandre, au bout de trois mille ans, la terre devient un
séjour enchanté ; les glaces des montagnes et des pôles sont
fondues, sauf celles que l'on lient en réserve pour boire frais;
deux lunes sont chargées de l'éclairage des nuits (Fourrier a
renchéri là dessus et en octroye sept à ce que je crois); les
animaux malfaisants disparaissent, la nature est corrigée, les
pôles sont habitables, la mer est excellente à boire. On voit
pousser des fruits nouveaux et apparaître de nouvelles espèces
d'animaux, composés d’aggrégations disparates. Au milieu de
230 RESTIF” DE LA BRETONNE.
cela, l’auteur trouve le moyen de placer un récit sommaire de
la révolution. A la fin se trouvent quelques chapitres intitulés
Revies, qui égalent en détails obscènes ces manuels du liber-
linage qui mènent les libraires eu police correctionnelle; ce
sont des récits de la jeunesse de l'auteur, exposés sans le
moindre voile; puis vient une note sur un mode tout différent ;
une plainte amère, un cri de désespoir, ces mots de l’Écriture:
miseremini mei, sallem vos amici mer: l'auteur se plaint
de sa triste situation; 68 ans, la misère, l'oubli. C'était bien la
peine d’injurier le christianisme et de se faire l’apôtre du sen-
sualisme pour finir par cette exclamation nâvrantle.
34. Nouvelles Contemporaines, 1802; recueil érotique.
Sous le titre collectif d’Zdées singulières, Reslif fit paraître à
diverses époques, cinq ouvrages d'économie sociale, ou pro-
jets de réglements pour diverses classes de la société, en
voici le titre : le premier, le plus connu, est le Pornographe,
il eut un grand succès, plus peut-être à cause de l'attrait des
sujets graveleux pour les amateurs de scandale qu'à cause
des idées utiles et pratiques qui y sont renfermées. Ce traité
de la Prostitution fut imprimé en 1769 ; M. de Sartines, lieu-
tenant de police, l’approuva; on y trouve en effet des vues
qui ne manquent pas de sagesse, pour un sujet aussi scabreux,
et des intentions fort louables. Comme dans les ouvrages sui-
vants, la théorie est enchassée dans une espèce de roman parc
yeltres. ;
Le Mimographe, ou Idées d'un honnête homme sur la ré-
formation du théätre, 1769. |
Les Gynographes, ou réglement pour les femmes.
L'Andrographe, ou Règlement pour les hommes ; il vaut
moins que les précédents et fait pressentir l’extravagance des
Posthumes ; l'auteur recommande la communauté des biens
et des repas ; il fait grâce à l’église néanmoins et la conserve
ainsi que le dimanche en les accommodant à sa façon.
RESTIF DE LA BRETONNE. 231
Le Thesmographe, ouvrage sur la réforme des lois, 1789.
Il devait y avoir un sixième volume, intitulé le Glossographe
ou la Langue réformée ; il ne parut jamais.
M. de Cubières publia, en 1811, un roman posthume de
Restif, intilulé: Histoire des campagnes de Maria, ou Epi-
sode de la vie d'une jolie feinme, et le fil précéder d’une vie
de l'auteur; Cubières était son ami el avait élé cité dans
quelques ouvrages sous le nom de ARubiscée.
La mort empêcha Restif de publier :
Les mille et une Métamorphoses.
Les mille et une Faveurs ; il y a déjà sous ce titre un ou-"
vrage très-long et très-ennuyeux du chevalier de Mouhy.
Les mille et une Résolutions d'une fille à marier.
Les mille el une ingénuités, ou l'aimable Agnes.
Claire d'Albe, pendant de la Nouvelle Héloïse.
L'Enclos des Oiseaux.
Le Livre des sots, ou les Tours de passe-passe des épouses
de Paris.
Voici, en abrégé, ce qu’en disait Cubières dans sa biographie:
« Nicolas-Edme Restif de la Brelonne, né à Sacy, en
Bourgogne, le 22 novembre 1734, fut marié le 22 avril
1760 à Agnès le Bègue, avec laquelle il a mal vécu ; il est
mort à Paris le 3 février 1806. Il fut prote d'imprimerie el
végéla dans la misère jusqu'en 1765. Ses ouvrages lui procu-
rèrent 56,000 fr. en 10 ans. A la révolution, il fut ruiné par
les assignats et suspendit alors ses impressions. Le directeur
Carnot vint à son secours ; après sa disgrâce il obtint une
place de 4000 francs qu’il occupa jusqu’à sa dernière maladie ;
En ce moment il serait mort de misère sans les bienfaits de
Mme de Beauharnais et les soins du médecin Nauche. Il
laissa deux filles, dont l’une épousa M. Vignon. Sa taille avait
cinq pieds deux pouces, son front était large et découvert,
il avait les yeux grands, noirs et pleins de feu, le nez
932 RESTIF DE LA BRETONNE.
aquilin, la bouche petite, les soucils noirs, la poitrine velue,
sa physionomie rappelait l'aigle et le hibou à la fois. . .
Il n’était point anarchiste en politique ; fidèle au gouver-
nement monarchique, dans un moment très-périlleux, on le
vit monter la garde aux Tuileries, pour que le roi ne fût pas
enlevé. La plupart de ses ouvrages ne sont pas écrits, il les
a composés en fravaillant lui-même à la casse el à la presse.
Il voulait créer une nouvelle religion, un nouveau système
du monde et une langue nouvelle . . . . . . . .
e. e ° ° e e e e 02 e. e. ° e e e. e e e e
On l’a appelé le Voltaire des femmes de chambre, le
Rousseau des halles ; Grimm disait qu'il était le Rousseau
du ruisseau, comme Laclos élait le Restif de la bonne com-
pagnie. »
Voici une lettre écrite le 15 février 1806, au Journal de
Paris, par sa fille, Mme Vignon et Mme R.... veuve Restit
d'Annay:
« M. Restif de la Bretonne est mort à Paris, âgé de 72 ans, le 3 février
1806, sans souffrance st sans crainte.
« Il était entouré de ses enfants, de ses domestiques et de sa garde; jamais
il n’a manqué d’un honnète nécessaire ; ses enfants, ses petits enfants, ses
sœurs, ses amis, ses voisins ne l’auraient pas souffert.
« Son infortune venait de malheurs et non d'un manque de conduite.
« Quel homme fat plus que lui laboricux ct infatigable? Certes, il ne
ouvait étre dans l’aisance après avoir cssuyc des banqueroutes ct des rem-
oursements en mandats ; mais sa position, pour avoir ête difficile, n’a point
été humiliante. Le gouvernement d'un empereur aussi humain que grand,
pourvoit à tout avec dignité. »
Telles sont, Monsieur, les notes que j'ai pu recueillir sur
Restif, je les crois assez complètes pour n'être pas dénuées
de tout espèce d'intérêt. Les bibliomanes et les collectionneurs
d'anecdotes littéraires accueilleront, peut-être, avec indul-
gence, ces recherches qui ne n'ont coûté que la peine d’é-
pousseler de vieux cartons et deux rayons de bibliothèque.
Agréez elc.
L. MOREL DE VOLFINE.
RS nn —
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LA Te TE RU KR :
NES
Es 2
HISTOIRE DES CLASSES AGRICOLES EN FRANCE, DEPUIS SAINT
Louis susqu’aA Louis XVI, par C. DARESTE DE LA CHAYANNE,
professeur d'histoire à la Faculté des Lettres de Lyon ;
Mémoire couronné par l’Académie des Sciences morales et
politiques. Paris, Guillaumin, 1854.
Si l'on a quelquefois médit des prix d’Académies, et non
peut-être sans apparence de raison, il faut avouer que ces cri-
tiques n’ont rien qui puisse s’adresser à ceux de l’Académie des
sciences morales el politiques. A la rigueur, on peut s'éton-
ner qu'un oraleur, un poète aillent demander l'inspiration à
un programme de concours ; mais l'historien et le philosophe
ne sont point hommes d'inspiration. La science est leur seule
muse. Observer des faits ou dépouiller des textes mieux que
ne l'ont fait leurs dévanciers, puis en tirer des conclusions plus
rigoureuses, c'est une tâche qui ne réclame impérieusement
aucun enthousiasme, el où, d'un autre côté, il est plus facile
de distinguer le talent sérieux de la médiocrité habile. L'’ins—
lilut, comme le sénat où sont réunis les maîtres de la science,
centralise les résultats acquis et voil ce qu'il reste à faire ;
lorsqu'il a constaté l'opportunité de telles ou telles recherches,
quoi de plus sage pour les écrivains qui entrent dans la car—
rière, que de tourner de ce côté leurs talents et leurs efforts?
Ïis y gagnent au moins de n'être pas exposés, comme les tra-
234 BIBLIOGRAPHIE
vailleurs solitaires, à s'épuiser vainement sur un terrain suffi --
samment exploré, el de refaire pour leur compte des dé-
couvertes qui appartiennent déjà à d’autres. Le choix de l’In-
stitut leur est garant de la nouveauté et de l'opportunité de
leur sujet, double point très-important toujours, mais surlont
à une époque où la voie de la science est si encombrée, el où
le public s'intéresse si peu aux livres qui ne viennent pas à
propos.
Sous ce rapport, personne n’a été plus heureux que M. Da-
reste. Le titre de son Mémoire, qui est devenu un beau livre,
altire les yeux même des indifférents, et pourtant ce n'est que
la question mise au concours. Mais on pourrait dire que celte
question est à l’ordre du jour, tant elle répond bien à la pré-
occupation du moment. Il y a déjà quelque temps que l'his-
loire n’étudie plus seulement les événements politiques ; elle
voit dans le passé autre chose que des guerres, des traités, des
mariages de princes, et son attention ne se concentre plus ex-
clusivement sur les dynaslies souveraines ei les classes diri-
geantes de la société. Elle s'inquiète de ce qui est le vrai corps
de la notion, de ces classes laborieuses si peu connues jusqu'ici
et si dignes de l'être. On approfondit leurs origines, on éludie
les conditions de leur existence aux diverses époques, les chan-
gements qui se sont produits dans leur situation matérielle el
morale sous l'influence de la politique et de la législation.
Outre l'intérêt historique de celte étude, une science hu-
maine el chrélienne espère trouver dans ce passé des ren-
seignements utiles pour l'avenir, y apprendre quelles causes
influent sur le bien-être et le développement intellectuel des
peuples, sur leur bonheur et leur vertu. Mais peut-être, entre
ces classes vouées au travail matériel, s'est-on lrop exclusive-
ment occupé jusqu'ici des ouvriers de l'industrie et des villes.
Nous vivons plus près d’eux ; leurs souffrances, qu'ils suppor-
tent plus impatiemment, nous frappent davantage ; enfin, ils
BIBLIOGRAPHIE. 239
ont quelquefois pris la parole , el très-bruyamment, pour
appeler sur eax l'attention publique. Par là, ils l'ont accaparée
au détriment de la classe non moins intéressante et bien plus
nombreuse qui cultive le sol. La science a presque entièrement
négligé les campagnes, au point que leur histoire est un sujet
tout neuf, dont la grande difliculté consiste même en ce qu'il
y a tout à faire, tant les documents sont rares et épars.
On commence à revevir de cet oubli. Des couses diverses
ont attiré les regards, soil de la science, soit du public, sur les
populations agricoles. Aux crises industrielles ont succédé, à
plusieurs reprises, depuis quelques années, des crises de sub-
sistances bien plus terribles par l'étendue de leurs effets. L’é-
conomie en a recherché les causes; elle s'est inquiétée de Ja
dépopulation des campagnes, de celle fièvre qui pousse les
paysans à quitter leurs paisibles travaux pour venir chercher
dans les villes des salaires plus élevés, mais moins sûrs. Les lé-
gislateurs et l’État ont dû s'occuper de ces nouveaux dangers :
maintenant inême ils essaient, par de vasies institulions de
crédit foncier, de remédier à cette plaie si longlemps incon-
nue des hypothèques qui grèvent le sol. Mais ce n’est Jà qu'un
palliatif ; beaucoup pensent que le mal vient de plus loin.
Une statistique pessimiste s'est même demandée si l’agricul-
ture, celle mamelle de la France, comme disait Sully, ne
s'était pas appauryrie de nos jours ; si la terre de notre patrie
n’étail pas épuisée, el sur la pente de cette stérilité à laquelle
sont vouées aujourd'hui, par suite de diverses causes , tant
d’autres contrées jadis fertiles. Bref, l’altention universelle est
fort éveillée sur toutes ces questions auxquelles se relient de
si graves intérêts. Et comme le présent tient {oujours au passé,
l’Académie des sciences morales et politiques ne pouvait met-
(re au concours de question plus opportune que l’Aistoire des
classes agricoles.
Nous n'avons point à juger le livre de M. Dareste ; l'Insti-
236 : BIBLIOGRAPHIE.
tut s’est chargé de ce soin. Il l’a couronné, sur un rapport
très-flatieur de M. Guizot ; tout éloge pâlirail devant l’auto-
rité d’une approbation si honorable. D'ailleurs, nous avons
trop à apprendre dans ce savant ouvrage pour qu'il puisse
nous convenir de prendre en l'étudiant le ton des criliques
ex cathedra. Nous voudrions faire mieux : indiquer nelte-
ment les questions qui y sont {raitées, la méthode de l'auteur,
les résultats auxquels il arrive, montrer par où ce livre de
science nous a pourtant vivement intéressé, et par où il peul
intéresser comme nous, non pas seulement les savants com-
pétents, mais la masse du public éclairé. Les lecteurs y trouve-
ront, sur ce sujet dont l'importance frappe tout le monde, une
multitude infinie de faits curieux pour la plupart peu connus,
savamment groupés; des vues netles el souvent imprévues; des
idées généreuses exprimées avec une grande réserve, el qui
n’en ont que plus de valeur.
Le programme de l'Institut restreignail le sujet entre le
règne de St-Louis et celui de Louis XVI. Néanmoins M. Dareste
a cru devoir mettre en lête de son ouvrage un lableau général
de l’état des populations agricoles avant le XIII° siècle,
où il résume el complète les vues jetées sur ce vaste sujet par
MM. Guizot, Thierry, Guérard et les autres historiens qui ont
pris à tâche d'éclairer ces obscures origines. 11 expose d'abord
l'état des personnes, distinguant nettement les classes diverses
des esclaves, des colons, des hommes libres, expliquant leur
raison d’être, et les révolutions qui firent passer une partic
de la population de l’une de ces classes à l'autre ;* puis l'état
des terres, et les litres divers auxquels elles étaient possédées.
Le chapitre IT traile des bourgs et des villages, de leur for-
mation et de leur administration jusqu'aux temps féodaux; il
nous fail assister, pour ainsi dire, à la naissance de notre pa-
(rie, en nous montrant, après les ravages de l'administration
romaine et des invasions barbares, les groupes d'habitations sc
BIBLIOGRAPHIE. 237
reformant aulour des grands propriétaires ou des couvents ;
l'Eglise divisant le sol en paroisses, et les châleaux des con-
quérants devenant aussi le centre d'agglomérations nouvelles.
Disputées entre plusieurs juridictions ennemies, ces popula-
tions finirent par obtenir quelques droits, quelques garanties;
mais, pour arriver là, que de souffrances, que de désordres,
que de luttes! Nous avons au moins le bonheur de voir, à ces
époques malheureuses, l'Eglise prendre l'initiative de la liberté,
el par son exemple contraindre les seigneurs laïques à res-
pecler et à étendre les droits de leurs serfs.
Le chapitre III est l'histoire de la condition personnelle des
populalions rurales depuis le XIII° siècle jusqu'au XVIIIe.
Il nous fait connaître la position respective des serfs, des
mainmortables , et des lenanciers libres, trais grandes
classes où rentrent toutes les variétés que le désordre des
temps avait dû faire naître. Le servage disparaît enfin et
la mainmorle , où jadis un grand nombre d'hommes libres
-avaient cherché un refuge coutre de plus grandes souffrances,
sacrifant volontairement la liberté à la sécurité, la mainmor-
Le, dis-je, s’adoucit peu à peu et disparait même par voie d'af-
franchissement, sous l'influence de causes nombreuses, dont
la principale est le progrès de l'opinion publique et des idées
religieuses. Le christianisme proclamait l'égalité des hommes
devant Dieu; les papes Adrien IV et Alexandre III tiraient
la conséquence polilique et civile de ce dogme en préchant
l'émancipation ; et de là, au XIFI° siècle des affranchisse-
ments en masse, où le motif religieux est souvent exprimé.
Après l'homme, la terre. Elle aussi a été longtemps esclave,
et le droit de tous à la posséder, c'est à dire la liberté terri-
loriale, est une conquête récente. M. Dareste étudie d’abord
l'histoire du sol par rapport à ceux qui le cultivent, aux te-
nanciers, puis par rapport à ceux qui le possèdent; ce sont les
chapitres IV et V. Dans le premier, il passe en revue les di-
233 BIBLIOGRAPHIE.
verses espèces de tenures et de baux; signalant les progrès qui
de la pure domesticité et du métayage ont abouti au bail à
ferme, véritable seuil de la propriété. Mais il s’en est fallu
beaucoup que la législation et les mœurs donnassent dès l’a-
bord parmi nous, même au bail à ferme, les garanties qui
en ont fait un des principaux ressorts de la prospérité de l’An-
glelerre. Au contraire, il fut longtemps entravé par des me-
sures de défiance qui ne lui permirent pas de porter tous ses
fruits. Delà ce goût si prononcé de nos paysans pour la pro-
priété, et ce morcellement de notre sol, dont l’économie po-
litique signale aujourd'hui les effets désastreux. Pendant tout
le moyen âge, au contraire, et longtemps après, le sol élait
presque tout entier entre les mains de la noblesse el du clergé;
M. Dareste étudie les conditions de cette sorte de propriété; i
signale les obstacles que le système féodal apportait au dé-
veloppement des intérêls généraux, et les modifications utiles
que la législation lui fit subir pendant les (rois derniers siècles.
Il insiste sur les résullats funestes de cet absentéisme des
grands propriélaires qui, à partir de François I, et surtout
sous Louis XIV et Louis XV, abandonnèrent de toutes parts
les campagnes pour aller dépenser à la cour, en un luxe sté-
rile, les revenus de leurs terres , plus faciles à convertir
en argent depuis la découverte de l'Amérique. Ici encore
l'histoire du passé nous explique les maux contemporains;
elon ne s'étonne plus de voir ce vice, qui ruine à la fois el
le propriétaire et la propriété, attaqué si vivement de nos
jours par les meilleurs esprits et les plus expérimentés (1).
Mais il y a tant de plaisir à parcourir ces intéressantes
questions, que cette analyse prend des proportions démesurées-
11 faut pourtant nous borner. Disons seulement que, dans Île
1) Voir dans le Correspondant (décembre 1833) un remarquable article
de M. Ad. Baudon, sur les devoirs de la grande prapricté.
BIBLIOGRAPHIE. 239
chapitre VI, qui traite de l'administration seigneuriale, M.
Dareste, par une théorie qui lui appartient, la distinction
entre les droits qui dérivent de la propriélé el ceux qui déri-
vent de la souveraineté, jette un grand jour sur celle difficile
classification des droits seigneuriaux. Il les passe tous en re-
vue; puis, dans le chapitre VIE, il étudie les rapports de l’admi-
nistration centrale avec les campagnes, et il nous fait assis-
ter aux progrès du pouvoir royal, qui longtemps enfermé
dans son étroit domaine, finit par étendre son influence active
sur tous les points du sol français. Enfin, dans le chapitre Vi
et dernier, qui est un des plus instruclifs de ce livre pour ceux
que préoccupent surtout les questions économiques , l'auteur
expose ce que l'on peut savoir de la condilion matérielle du
peuple des campagnes aux diverses époques de leur histoire;
de la production et de la population; du produit et du rapport
des terres; du crédit foncier; du taux des salaires; de l'in
dustrie dans les campagnes: du rôle qu'elles ont joué dans
les évènements politiques, éludes curieuses ct neuves, qui sont
le complément naturel de cet ouvrage, el qui contiennent
une multitude de faits que l'on ne trouverait nulle part ainsi
rapprochés.
Tel est le livre de M. Dareste, autant qu'une courte ana-
lyse peut en donner l'idée. Ce simple exposé suffit néan-
moins pour montrer (out ce que celle lecture promet de
plaisir et de profit. Mais, après les faits, les bons esprits de-
mandent des idées: et il est impossible que d’use si longut
étude il ne ressorte pas des conclusions plus ou moins géné-
rales qui soient la récompense de cet énorme labeur. Ces
conclusions, l'auteur les expose, un peu brièvement peut-
être, à la fin de son livre, mais avec plus de développements
dans une remarquable préface. I! y aurait beaucoup à dire sur
cette préface qui est à elle seule un morceau très important
par la nouveauté et l'élévation des idées. Ce sont, pour em-
9240 BIBLIOGRAPHIE.
ployer les termes mêmes de M.Dareste,« de courtes considéra-
tions sur les lois providentielles qui ont présidé jusqu'à nous
aux destinées des populalions rurales. » Courtes, oui sans dou-
le, puisqu'elles n’occupent que douze pages: mais vraiment
pleines de pensées et de vues que la plus haute philosophie
de l'histoire ne désavouera pas.
Nous ne pouvons penser à résumer encore ces considéra-
tions qui sont déjà peut-être trop rèsumées : nous prierons
bien plutôt M. Dareste, soit dans une seconde édition de son
ouvrage, soit dans un travail spécial, de les étendre, de les
développer, de leur donner loute la clarté, toute l'évidence
dont elles sant susceptibles en les entourant de leurs preuves,
et surtout d'en tirer toutes les conséquences applicables au pré-
sent et à l'avenir. Bornons-nous à signaler ses principales idées,
et pour ainsi dire les conclusions de ses conclusions, dussions-
nous quelquefois marquer un peu plus fortement ce que cet
esprit si réservé n'a fait qu'indiquer.
En premier lieu, M. Dareste croit au progrès des classes
agricoles. 11 n'admet point qu’elles soient restées station-
naires dans ce mouvement en avant qui est le trait caracté-
ristique de nos sociétés modernes; il croit pouvoir établir que
leur situation matérielle s'est améliorée, et, avec elle, leur
moralité. Franchement, il peut paraître étrange que cela ail
besoin d’être établis il semble a priori évident que nos paysans
libres et presque tous propriétaires, protégés par des lois équi-
tables et par un pouvoir respecté, ont plus de conditions de
bonheur que n’en avaient le serf du barbare, le mainmor-
table du seigneur féodal, et même l’homme libre de ces
temps de violence où l'existence et la propriété du faible
étaient si souvent menacées. Mais puisqu'il est des esprits
moroses qui, mécontents du présent, placent dans le passé un
âge d’or imaginaire, il est utile de leur montrer par les faits
que leurs idylles sont des rêves, que leurs doléances sont in-
BIBLIOGRAPHIE. 241
justes, el que, dans leur sévérité à l'égard du présent, il y a
autant d'ignorance que d’ingratitude. Sans doute on a quel-
quefois exagéré, dans un esprit de parti, les souffrances du
servage et la pesanteur du joug seigneurial; mais en réduisant
les choses à la vérité, aux faits positifs dont M. Dareste trace
le tableau avec l'impartialité la plus scrupuleuse, il en reste
assez pour nous inspirer une profonde reconnaissance envers
ce Dieu qui, de l'esclavage antique, à travers lant de révo-
lutions diverses, à graduellement amené nos générations à
un état social si doux. S'il y a encore des misères, comme il
y en aura sans doute loujours, en quoi peuvent-elles être com-
parées aux misères de nos pères? Voyez, au XIE siècle,
ces vingt-six famines bien comptées qui ravagèrent la France,
et, même sous Louis XIV, cette année 1662 qui détruisit des
villages entiers dans toutes les contrées au nord de la Loire;
voyez ces paysans vêlus de peaux jusqu'au temps de M° de
Sévigné, ou de ce sayon grossier, dont de vieilles peintures nous
ont conservé le dessin ; songez surlout à celte absence complète
de toute sécurité pour les faibles, qui est le trait distinctif de
toutes ces sombres époques. Quant à l'état moral de ces popula-
tions si misérables, il serait facile d’en tracer d'aussi tristes ta-
bleaux. Le seul fait de la servitude ne devait-il pas entraîner, là
comme ailleurs, ses déplorables consèquences ? Repoussons
donc de l’histoire descampagnes, comme on la repousse de tant
d'autres côtés, celte doctrine dela décadence que des docteurs
sans mission prêchent à notre société découragée. C'étuit pour-
tant dans l'histoire des campagnesqu elle croyaitsa position in-
expugnable : M. Dareste nous prouve qu'elle ne peut pas plus
s'y maintenir qu'ailleurs. Oui, le progrès n'est pas un rêve am-
bitieux; il est un fait palpable, et aussi vrai pour l'état ma-
tériel et moral de nos populations agricoles que pour la sci-
ence de nos académies el l’industrie de nos ateliers. 11 ne
s’est peut-être pas accompli d’une manière continue ; mais, en
16
242 BIBLIOGRAPHIE.
somme, malgré quelques descentes momentanées, la route
monlait néanmoins.
En second lieu, à qui sommes-nous redevables de ce pro-
grès ? Faut-il en faire honneur à la violence, à la révolle,
à ces grandes Jacqueries qui ensanglantèrent si souvent le
sol de la France ? M. Dareste pense, et c'est une idée sur
laquelle il cst utile d’insister de nos jours, qu’il serait plus
juste d'attribuer à ces commotions violentes les résultats op-
posés. Les Seigneurs victorieux rétablissaient leur autorité, et,
pour l'assurer à l'avenir, écrasaient les populations rebelles.
Le progrès s'est fait par la liberté, mais par la liberté pacifi-
quement conquise el charilablement concédée.Tout le monde y
contribua, même ceux en qui les partis passionnés ne voient
que des oppresseurs. Le gouvernement féodal établit entre les
classes diverses une communauté d'intérêts et une solidarité
qui devint peu à peu une garantie pour les faibles. L'Eglise
rapprocha les grands et les petits, Ics hommes de toute ori-
gine el de tout rang. « Son esprit, dit excellemment M. Dareste,
présidait aux transformalions de la société; elle réunit les
différentes classes de la nation sous des lois communes, et
s'efforça d'élever graduellement toutes les conditions ..…. Ses
enseignements, toujours favorables à la liberté el à la dignité
bamaine, prirent de jour en jour plus d'empire sur les âmes
et finirent par commander au monde. » Plus lard, lorsque
le pouvoir royal établit l’ordredans le royaume, il assura à cette
liberté naissante des nouveaux affranchis la sécurité qui en fit
un bien réel el durable et qui leur permit d’en tirer parti.
A dater de celte époque, c'est aux populations elles-mêmes
qu’il faut faire honneur de leurs progrès. Leur activité,
leur moralité augmentla peu leurs richesses, et par elles leur
puissance. Ces fortes vertus créèrent le tiers-Etat, qui aprés
n'avoir élé rien, comme disait Sièyes, finit par être fout. Il est
impossible de parcourir da regard ce long travail des siècles,
BIBLIOGRAPHIE. 243
sans se sentir ému de tant d'efforts, de tant de vertus, dont
nous recueillons aujourd'hui les fruits. On comprend alors jus-
qu'à quel degré les générations sont solidaires; et à la recon-
naissance envers nos devanciers se joint l’ardent désir de tra-
vailler de même à rendre meilleur encore le sort de nos des-
cendants. Paissions-nous, à notre tour, mériter la même
reconnaissance |
Pour cela, qu'y a-t-il à faire aujourd’hui ? C'est le troisième
point sar lequel les idées de M. Dareste nous paraissent mériter
d'être signalées. Il dresse le bilan des progrès accomplis, et
le programme de ceux que l'avenir réclame. La colonisation,
l'affranchissement des personnes et du sol, l'unité du gouver-
nement, le nivellement des classes sont des œuvres achevées.
Celle de notre temps semble être d'augmenter la richesse
territoriale par les efforts commans de la spéculation indivi-
duelle, de l'administration et de la science. Jusqu'ici on a
marché au hasard, il importe d'associer toutes les forces fé-
condes pour en tirer un meilleur parti, et de poser les bases
d’une répartition équitable des produits du sol entre tous ceux
qui concourent à son exploitation, soit par leur protection,
soit par leurs capitaux, soit par leurs bras. Enfn, si nos pères
ont fait de belles et bonnes choses, ils ont quelquefois outre-
passé le but, et c’est à nous de réparer ces fautes dont les
résultats funestes commencent à se produire. Mais ici il faut
laisser parler M. Dareste. « La centralisation gouvernemen-
tale, dit-il, n'ayant plus de progrès à faire, et le tiers Etat
ayant perdu sa raison d'être par son triomphe même qui a
effacé les anciennes distinctions de personnes, il reste aujour-
d’hui à combattre les excès de cette double révolution. Ces
excès, qu’on avait souvent négligé de constater dans l’en-
traînement de la victoire, sont signalés maintenant avec une
unagimité remarquable. En frappant jusque dans ses débris le
système suranné de l’organisation seigneuriale, on a trop di-
244 BIBLIOGRAPHIE.
minué l'influence légitime des propriétaires ruraux: on a
paralysé leur action; on a détruit des influences héréditaires,
pour aboutir au morcellement indéfini du sol et à la mobilité
perpétuelle des pouvoirs locaux. On a diminué également
l'autorité que le clergé exerçait dans les campagnes, et sur-
tout son indépendance. Cependant les mœurs, profondé-
ment altérées par les lois, n’ont-elles pas gardé une partie de
jeur ancienne puissance ? N'y a-t-il pas une force des choses
qui reconstitue déjà indirectement les influences détruites ?
N'est-il pas à désirer que ces liens de sentiments et d'intérêts
communs, qui unissaient plus étroitement alors qu'aujourd'hui
le propriétaire, pelit ou grand, le fermier et le simple ouvrier
des champs ; que ces liens, brisés par une volonté systèmati-
que, se renouent par quelque côté ? N'est-il pas bon que la
terre soit sollicitée par des capitaux, même à un autre litre
que celui de placement ? Ne faut-il pas rétablir enfin quelque
chose de l’ancienne solidarité qui existail entre toules les elas-
ses de la nation, solidarité qu'on n’a pas fait disparaître par.
ce qu'elle est invincible, mais qu’on semble avoir combattue à
plaisir ? »
On sent assez, à la vivacilé de ces questions, que M. Dareste
a des réponses loutes prêtes à y faire. Ceux qui ont bien voulu
uous suivre jusqu'ici dans ce compte-rendu, désireroat comme
nous qu'il formule bientôt ces réponses avec les développe-
meuls que comportent et exigent d'aussi graves problèmes,
soit, nous le répétons, dans une seconde édition de son livre,
soil, ce qui vaudrait mieux encore, dans un second ouvrage
que le premier semble appeler. 1l a fait jusqu'ici œuvre d'his-
torieu savant, consciencieux, impartial, et c'est déjà beau-
coup, car l'historien, en éclairant les faits, dissipe les préjugés,
et ouvre, nous l’avous vu, des perspectives rassurantes. Mais
ce n'est point assez. Une autre tâche le réclame. Celui qui a
lant d'excellentes idées, tant de vues utiles sur le présent
BIBLIOGRAPHIE. 24
et l'avenir, est évidemment appelé à les répandre. {1 faut qu'il
fasse œuvre de publiciste. Et s'il y porte les mêmes qualité
qui ont fait le succès de son livre d'histoire. ce n’est paint
un prix de l'Institut qui l'en récompensera, mais l'honneur
d'avoir rendu un grand service à son pays, et la reconnais-
sance de ses concitoyens.
H. HIGNARD.
PENSÉES D'UN SOLITAIRE, par Félix Ouvier ; 2° édition,
revue et augmentée d'une seconde partie. — Lyon, Imp.
d'Aimé Vingtrinier, 1854. 1 vol. in-12.— Chez GIRAUDIER,
libraire, place Bellecour, à Lyon.
Il y a quelques mois à peine, nous rendions compte ici des
Pensées d’un Solitaire, que venait de publier M. Félix Olivier,
el nous avons aujourd hui à annoncer une seconde édition de
cel ouvrage, édition angmentée d'une deuxième partie, et
imprimée avec beaucoup de soin et d'élégance. L'auteur y
continue ses investigations morales, philosophiques et politi—
ques. C'est toujours la même élévation d'idées, la même
recherche d'expressions, la même variété de sujets. Hasarde-
rons-nous un conseil ? Le style est comme le vêtement, il
doit accuser les contours et non les-voiler. Eh bien ! plus de
naturel et de simplicité dans les moyens donnerait plus de
relief encore à la pensée de notre auteur. Nous en louerons
sans réserve la sagesse et la portée. Son livre est de ceux qui
font réfléchir et rêver, et qui en disent plus à l'esprit qu'ils
ne sont gros à la vue. Annoncer sa deuxième édition, n'esl-
ce pas le plus bel éloge que l’on puisse en faire, car cel éloge
c'est le public qui s'en est chargé.
L. B.
L
246 BIBLIOGRAPHIE.
HISTOIRE DES EXPÉDITIONS MILITAIRES D'EpwaRD III ET
pu PRINCE Noir, par Edmond LE Poitevin D£ LACROIX.
— Bruxelles, 185%, in-8°.
Nous recevons de la Belgique cel ouvrage remarquable
dont le roi des Belges vient d'accepler la dédicace, et, si
nous ne pouvons pas dire que nous l'avons lu avec plaisir,
les désastres de la France ne pouvant jamais être pour nous
une lecture bien séduisante, nous avouerons cependant que
ces pages qui nous relracent une si noble époque et de si
grands évènements, se font lire avec un vif intérêt. L'auteur
a d'ailleurs, à travers ses éloges pour l'Angleterre et les
vainqueurs de Crécy et de Poitiers, rendu pleine justice aux
héros de notre pays, et nous avons élé, pour ainsi dire,
consolé de nos désastres en lisant ces lignes écrites par un
élranger :
« Maintenant , si nous reportons nos regards vers la
France, nous verrons qu'elle resta grande, quoique aux
prises avec l’adversilé. Malgré les malheurs de la patrie,
Philippe de Valois mit en action la devise de sa race : « Bon
sang ne peut mentir. » Valeureux à l'égal de son adversaire,
toujours constant dans le péril et ne se laissant jamais abattre
par la mauvaise fortune, Philippe élait un digne rival du
redoutable Edward.
a .…. La France était menacée de devenir une province
anglaise si plusieutrs grands capitaines ne fussent venus étayer
de leur épée l'édifice chancelant de la monarchie française. »
Aujourd’hui, Dieu merci, nous n’avons pas à craindre que
notre pays devienne jamais une province anglaise : là n'est
pas le danger. Depuis Poitiers et Crécy, la France a fait une
e
8 BIBLIOGRAPHIE. 217
assez bonne moisson de gloire pour qu'on puisse lui parler de
quelques mauvais jours qu'elle a traversés, de quelques pages
douloureuses qui se trouvent çà et là dans son histoire, el qui
ne l’ont pas empêchée de grandir et de prospérer; nous n'hé-
siterons donc pas à recommander le livre de M. Le Poitevin
de Lacroix, et à le signaler comme une œuvre de mérite,
persuadé que bientôt ce travail se recommandera de lui-
même dès qu'il aura pénétré dans nos bibliothèques et nos
salons.
Darictés.
UN CHAPITRE DU BUDGET DE LA VILLE DE LYON
EN 1754,
Ou état des sommes payces de l'ordre de MM. les Prévots des marchands et des Echevins de La
ville de Lyon, par Pierre Nicolau, écuyer, receveur de laditte ville, pendant laditte année (11.
Exemptions (d'entrées des vins rem-
boursées à divers établissements et
officiers publics) . . . . . . . 28,000 ss. d.
Ports de lettres . * . . . . 4,200
Aumônes et œuvres pies. . . . 8,235
Extraordinaire . . . . . . . 330
Aux Communautés et bourses des
Pauvres. . . . .. …. …. 18,516 16
Caves, Repas et Présents d'honneur. 36.052 12 3
94,755 1 3
Le dernier article de ce chapitre mérite d'être décompose.
car il forme, pour l'administration, le pendant des épices de
l'ancienne magistrature. On verra par là que les fonctions
gratuites municipales au siècle dernier, n'avaient plus guère
de gratuit que le nom, et étaient aussi onéreuses aux con-
tribuables que de véritables traitements, les prestations en
nature étant toujours très-élastiques et susceptibles de varia-
tions. De nos jours il y a plus de sincérité, et il est impos-
sible de retirer des fonctions gratuites le moindre profit
direct, de bon aloi.
CAVE, REPAS ET PRÉSENTS D'HONNEUR.
CAVE.
À Saillant Séon, pour le prix de deux
pièces de vin de Côte-Rotie, voiture et
droits de douane, suivant le mandat
quittancé . . . . . . . …. . 233 6
(1) Tout en copiant ces chiffres exactement il nous a été impossible de
faire tomber juste nos additions.
VARIÉTÉS.
A M. Genève (Connel), pour une
caisse de marasquin.
Une dite de Ratafia
6 pièces de vin de Paccaret.
2 pièces vin de Rota .
À M. Genève, pour une pièce vin dé
Paccaret, suivant la quittance .
Audit sieur Genève, qu'il a payé à
Moussier, de Chagny, à compte de sa
fourniture.
Achat de 420 bouteilles v vin ds Tho-
rins, avec les frais
Deux barils vin de Malone et frais.
Frais de voiture et douane de diffé-
rents vins, ouillage, bouteilles vuides,
etc., depuis le 1° janvier 1754 au
27 juin.
Au sieur Genèse , pour solde de
5,630 bouteilles vin de Bourgogne.
tant rouge que blanc, qu’il a payé à
Moussier, de Chagny, suivant la quit-
tance
Audit sieur Gide. qu SL a rayé
pour 4 paniers vin de ue sui-
vant la quittance .
Audit sieur Genève , pour soie dé
ses avances pour la cave de la ville,
y compris 200 1. qu’il a données à
Fayotte, tonnelier, et 100 1. aux gar-
çons de la cave, suivant la quittance.
À Ennemond,crocheteur de la douane,
en remboursement des droits de doua-
ne et pour le port des vins et ballots
226
70
517
211
169
7,000
252
161
769
1,176
699
1,077
15
15
16
15
10
249
250 VARIÉTÉS.
qu’il a retirés pendant l'année 1754,
suivant le mandat
Remboursé à M. Flachat, de Saint-
Bonnet (prévôt des marchans), pour
232 demy bouteilles de vin de Chypre
à 30 s., et 20 bouteilles Marasquin à
8 1., pour la cave de la ville, suivant
le mandat . na
À mondit sieur le été je mar
chands , pour 150 bouteilles vin de
Chypre à 31., et 20 bouteilles maras-
quin, pour présent d'honneur, au nom
du consulat, suivant le mandat
À MM. Esnard-Robichon et C®, pour
1,200 bouteilles de chopine aux armes
de la ville, livrées à M. Prost, pendant
les six derniers mois de 1753 .
Pour 5 paniers vin de Côte-Rôtie,
contenant 255 bouteilles à 35 s., en-
voyés à Mgr le duc de Villeroy, par
M. Nicolau.
Paniers, emballage et _
REPAS.
Aux frères Chabert, pour les repas
qu'ils ont donnés pendant les six pre-
miers ‘mois, Suivant le mandat quit-
tancé .
De même, tt jé SIX ee
mois, CY ë nu
Aux garçons el SÉRNANs pour
étrennes :
Suivant le nada taie
370
508
690
235
446
25
1,000
2,153
8300
4,053
VARIÉTÉS.
A Lorget, cafetier, suivant son
compte, pour les six premiers mois
1754 et mandat .
De même, pour les six dns
mois, y compris 100 1. d’étrennes aux
garçons
A Lemais, noir pour le fruit.
par lui fourni au repas donné par la
ville le jour de Saint-Thomas, suivant
le mandat quittancé .
._ PRÉSENTS D'HONNEUR.
Aux frères Chabert, pour achat et
port de poissons et fruits envoyés en
diverses fois pendant l’année 1754, à
M. le duc deVilleroy, suivant le mandat.
A La Faveur, de Montpellier, pour 100
bouteilles d’eau de la reine de Hongrie
à la Bergamotte,à 5 1. . 500
Caisse . . . …. …. 5
Voiture et droits . . 41 9 3
Suivant les acquits.
À M. Valesque, pour 991 1. 34 net
café, à 52 s. la livre, dont 460 ont été
envoyées à Monseigneur les duc et
marquis de Villeroy, y compris quel-
ques frais, suivant le mémoire et
mandat quittancé. ne. à
Audit sieur Valesque, pour diffé-
rentes fournitures pour présents d’hon-
neur, suivant le mémoire et le mandat
quittancés (marrons à la Cour, sucre,
truffes , fromage et bougies à divers).
550
1,050
A42
1,571
946
2,550
4,086
251
259 VARIÉTÉS.
A M. Guldimann, pour rembourse-
ment du prix d’une montre d’or répé-
tition, qu’il a payée à Julien le Roy,
suivant le mandat quittancé, pour
l'orateur du jour de Saint-Thomas. . 800
Au garçon qui donne et reçoit, tous
les jours, les clefs des portes de la
ville. . . . . . . . . . . 100
À Clerc, pour les voitures qu'il a
fournies à MM. du Consulat pendant
les 6 premiers mois 1754, suivant le
mandat quittancé. . . . . . 2,048
Audit de même, pour les 6 iéiers |
MOIS . . …. 2.459
À veuve Éufoige. cnebite pour la
glace qu'elle à fournie à M. le marquis
de Rochebaron, commandant à Lyon,
suivant le certificat et le mandat à la
suite quittancé . . . . 300
Pour la glace de MM. du Consutat:
suivant l’état . . . . . . . . 660
Total. . 36,0521 12s. 3 d.
sur un chapitre de 94,755 1. 1 s. 3 d.
De cette somme de 36,052 I. 12 s. 3 d., employée er
consommations et cadeaux, si l’on déduit les articles non
absorbés par le Consulat, soit 10,007 I. 14 s. 3 d. de pré —
sents d'honneur, il reste, pour la bouche du consulat seule -
ment, 26,044 I. 22 s., à quoi il faut ajouter 8,000 |. 4€
jetons, plus les robes, dont il est permis de conclure que -
par le fait, les fonctions consulaires. à Lyon, n'étaient poirat
purement gratuites.
Gaspard BELLN.
TL + en
LETTRE
DE£ M. ALPHONSE DE BOISSIEU AU SUJET D'UNE NOTE
DE M. MONFALCON.
A Monsieur le Directeur de la Revue du Lyonnais.
MONSIEUR,
Veuillez m'accorder une toute petite place dans là Revue pour
répondre à une note que M. Monfalcon a insérée pages 100 et
101 de votre dernier numéro.
J'ai cru devoir, en terminant mon ouvrage, faire deux graves
reproches à cet auteur : l’un de m'avoir emprunté le système
fondamental de sa Monographie de la Table de Claude ; l'autre
d’avoir grossi ses appendices d'inscriptions prises dans mon
travail et non dans Gruter, Muratori ou Orelli, ainsi que l’in-
dique l’auteur de l'Histoire de Lyon. J'ai avancé que la moitié
de ces inscriptions ne se trouve dans aucun des recueils cités,
et qu’un certain nombre, découvertes sous mes yeux, n’ont
été publiées que par moi.
Au premier grief, M. Monfalcon réplique que l'opinion adoptée
par lui étant controversable, elle appartient à tout le monde.
Au second, tout aussi grave que le premier, M. Monfalcon
ne répond pas; mais il détourne la question: il parle de lui, de
moi, d’historiettes etc., etc ; il me cite Horace, que je pourrais
commenter à son profit, en ajoutant le vers célèbre de Virgile :
sic vos non vobis. 11 prétend m'avoir dit des vérités, ce qui me
fait beaucoup d'honneur, puisque, en cela, il m'a traité avec
plus de respect qu'il ne traite l’histoire. Il me reproche de n'avoir
pas cité son Recueil des inscriptions latines, sans me tenir compte
de cette réserve qui aurait grossi mon volume d’interminables
reclifications, sans avantage pour lui et sans intérêt pour les
lecteurs.
254 RÉPONSE DE M. MONFALCON.
Je me contente aujourd’hui, Monsieur, de ce petit mot. Plus
tard, selon la portée et la nature des attaques que l’on m’an-
nonce, je verrai ce que je devrai faire. Quant à la dignité des
lettres que M. Monfalcon me rappelle, je ne crois pas l'avoir
jamais méconnue; celui qui la compromet n'est certes pas l'é-
crivain qui défend avec énergie la propriété de la pensée et du
travail.
Recevez, Monsieur le Directeur, l'expression de ma considé-
ration distinguée.
ALPH. DE BOISSIEU.
Lyon, le 15 Scpt. 1854.
RÉPONSE DE M. MONFALCON
AU SUJET DE LA LETTRE DE M. DE BOISSIEU.
À Monsieur le Directeur de la Revue du Lyonnais.
MONSIEUR,
Je vous remercie de m’avoir communiqué la lettre de M. de
Boissieu et permis d'y répondre; c'est un bon procédé dont je
vous sais gré. Mes observations seront courtes et n’auront rien
d’hostile : ce débat n’a plus rien de littéraire, et il a pris un ca—
ractère tel que j’ai hâte de me retirer de la discussion pour n°#
plus rentrer quoi qu'il arrive.
La seconde édition de la Monographie de la Table de Claudæ=
ne laisse rien subsister de l’imputation qui m'est adressée avec
tant d’insistance ; quand je l’ai donnée, j'avais lu, cette fois, 1€
chapitre de M. de Boissieu sur le bronze de Lyon. J'ai reproduit
de longs passages de ce chapitre, et déclaré de la manière 122
plus expresse que je n'avais aucune prétention à la propriété de
l'opinion réclamée, et que la publication de M. de Boissieu avai €
précédé la mienne. J'ai pensé (ce que je pense encore) que l'o—
RÉPONSE DE M. MONFALCON. 255
pinion revendiquée appartenait au domaine public; M. de Boissieu
est parfaitement en droit d'affirmer le contraire ; les juges com-
pétents apprécieront. Cette opinion occupe à peine une page de
mon in-folio dont elle n’est nullement le système fondamental.
Le point capital dans ma publication, c’est le fac-simile d’une
exactitude rigoureuse du discours entier de l’empereur; mon
texte n’est que secondaire. Je proteste que j'ai complètement
ignoré la coïncidence de mes conjectures avec celles de M. de
Boissieu : il me semble que je dois être hors de cause sur le
premier chef d'accusation.
Le second c’est d’avoir emprunté quelques inscriptions aux
premières livraisons du recueil de M. de Boissieu ; une distinc-
tion est à faire ici. Il y a dans les travaux des épigraphistes
deux parties bien distinctes ; d’une part sont les commentaires,
restitutions et interprétations, produit du travail et de la pensée
auquel il n’est pas permis de toucher sans citer l’auteur; d’au-
tre part sont les inscriptions qui appartiennent à tout le monde
du moment où elles ont été publiées. Mon recueil de nos ins-
criptions latines ne contient ni restitutions ni interprétations, ni
commentaires, je n'ai donc rien emprunté à la pensée de M. de
Boissieu. Ai-je pris dans son livre quelques inscriptions ? Oui,
il ne m'en coûte rien d’en faire l’aveu. J'ai fait ce qu'ont fait
tous les épigraphistes. Paradin, Syméoni, Bellièvre, Spon, Me-
nestrier prennent des inscriptions partout où ils en trouvent et
ne se citent pas les uns les autres; Artaud fait de même ; il
donne aussi les inscriptions sans citations, du moins dans la
plupart des cas. Ai-je eu tort de suivre un exemple si commun?
Si j'ai eu ce tort, la réparalion sera prompte et complète. Dans
le recueil sans commentaires des inscriptions lyonnaises qui fera
partie du premier volume de mes documents historiques, cha-
cune des inscriptions qui n’appartiendra pas à la collection du
Palais-des-Arts sera suivie du nom-de l’auteur qui me l'aura
fournie. Cet engagement, que je prends bien volontiers, com-
plète ma justification.
Je terminerai là mes observations, et, soit dans la Revue soit
autre part, je ne reviendrai pas sur un démêlé fâcheux. Je
256 REPONSE DE M. MONFALCON.
retire de la note à laquelle répond M. de Boissieu une citation
d’Horace et quelques expressions échappées à l'impression du
premier moment. Il m'importe d’en finir avec ce débat sans in-
térêt; en quoi de tels démèlés servent-ils la cause des lettres?
Se souvient-on des aménités qu’échangeaient entr'eux Claude
Le Laboureur et le P. Menestrier ? Je m'estime heureux de pou-
voir rappeler ici qu’au plus fort de mes griefs j'ai parlé plusieurs
fois de l’ouvrage de M. de Boissieu dans les meilleurs termes;
c'est, ai-je dit, un ouvrage fait avec science et conscience et un
des plus beaux livres qui aient été imprimés à Lyon depuis
deux siècles. Traité différemment, je m’en console en sachant
bien que la meilleure réponse à des critiques passionnées c'est
d'écrire un livre utile. Je n’ai point la présomption de croire que
j'y réussirai, mais du moins je vais le tenter.
Veuillez agréer, etc.
MONFALCON.
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Aimé VinGtainien, directeur-gérant.
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HYMNE À LA NUIT.
Sur le sommet lointain des collines boisées,
Dans des nuages d’or et dans des flots vermeils,
‘A l'occident rougi de vapeurs embrasées,
Ce soir, j'ai vu coucher le plus beau des soleils,
Les arbres des forêts, les roseaux et les plantes,
Saluant l’astre-roi d'un adieu triomphal,
Ont lentement courbé leurs têtes nonchalantes,
Comme des courtisans autour d'un lit royal.
Octobre 1854. 17
258 HYMNE A LA NUIT.
Les tleuves ont gén ; les brises, de leurs urnes,
Ont versé les parfums ; les fleurs ont palpité,
Et, saisis de respect, dans leurs nids taciturnes,
Une dernière fois, les oiseaux ont chante.
LD
Puis, par degré, ces voix d'amour ont fait silence ;
Le calme universel sur la terre est tombe ;
Tout s’est tu dans les champs, et, dans le ciel immense,
Sur son trône d'argent, s’est assise Phæbe.
Déesse des songeurs, à Nuit tiède et sereine,
Pile sœur du Solcil, mère des longs repos,
Sur ton char cmporté par les Heures d'ébene,
Tu sèmes en courant tes bienfaisants pavots.
Le laboureur lassé t'adore en sa chaumiere,
Auprès de ses grands bœufs, artisans des sillons ;
L'ouvrier te bénit, en fermant la paupière,
Et le pauvre oublieux s'endort dans ses haillons.
En tous lieux tu répands la force avec la joie;
Du riche les plaisirs, par toi, sont immortels,
Et les amants rêveurs, sur leurs couches de soie,
Comme à la Volupté, t'ont dressé des autels.
Pour moi seul, Nuit cruelle, à Nuit impitoyable !
Tu n'as pas de repos, tu n'as pas de sommeils.
La douleur me poursuit, la tristesse m'accable,
Soit que meurent les soirs on naissent les soleils.
HYMNE A LA NUIT. 259
Et cependant je t'aume, à Nuit silencieuse!
Loin des hommes jaloux et des bruits importuns,
O Nuit, J'écoute en moi ta voix harmonieuse,
Et de tes vents sacrés J'aspire les parfums.
Ma vie est comme un vase empli de lie amère;
Les tumultcs humains en ont troublé les flots;
Mais, la nuit, tout s’épure, et la fange grossière,
Redescendue au fond, ne souille plus les eaux.
O Nuit, m'affranchissant du sillon mercenaire
Où le poète en pleurs conquiert le pain du jour,
Tu déhivres enfin mon âme prisonnière.
Dis, n'es-tu pas la Muse et n'es-tu pas l'Amour ?..
Règne, règne sans fin autour de mes demeures,
Dans ta majesté calme et ton immensité,
O Nuit, entraîne-moi sur le char de tes Heures,
Loin des méchants soleils, jusqu’à l'éternité.
1vr 1, C’ imer, C rer, C croire
Vivre en toi, c'est aim "est espérer, c'est :
C'est prier, c'est souffnir, c'est chercher le vrai beau.
Pendant qu'autour de nous s'épaissit l'ombre noire,
L'âme, œil intérieur, voit le divin flambeau.
Combien de fois, à Nuit, sous un pan de ta robe,
Qui caressait mon front par le doute abattu,
A travers les lueurs que le jour nous dérobe,
J'ai vu Dieu face à face et compris la vertu!
HYMNE A LA NUIT.
Quand tu mènes au ciel le chœur de tes étoiles,
Dont les rayons d'argent neigent sur les près verts,
O reinc des songeurs, dans les plis de tes voiles,
Le poète inspiré cueille ses plus beaux vers.
Tous mes chants te sont dus, vierge aux cheveux d’ébène;
Mon âme est une lyre endormie et sans voix,
Ses cordes n’ont jamais frémi qu’à ton haleine,
Ses accords n'ont vibré, Muse, que sous tes doigts.
Mes aspirations, mes angoisses secrètes,
Mes désespoirs, mes vœux, mes larmes, mes tourments,
Je te les ai contés ; tu calmes mes tempêtes,
En y mêlant tes pleurs et tes apaisements.
O Nuit, que maintenant je bénis et j'appelle,
Comme un cri de douleur cet hymne commencé
T'accusait de mes maux et te nommait cruelle:
Pardonne, je souffrais et J'étais insensé !.….
Qu'importe l’insomnie au cœur qui se sent vivre.
Pour le bétail humain réserve tes pavots;
O Nuit, c'est aux clartés de sa lampe de cuivre
Que le pâle songeur accomplit Ses travaux.
C'est là, devant sa table et les yeux aux étoiles,
Tandis qu'à ses rideaux joue et tremble le vent.
Qu'audacieux Colomb, 1l déchire les voiles
De ces mondes cachés qu'il a vus en rêvant.
HYMNE A LA NUIT. 261
C'est la qu'il aperçoit, vainqueur de la matière,
Se lever les splendeurs du soleil idéal;
Là que le pur amour éblouit sa paupière
Et qu'il sent palpiter son rêve virainal.
Pauvre amante inconnue, à Béatnix, à Laure,
Desdemona, Juliette, Ô mon songe incarné,
C'est là que je vous vois, là que Je vous adore,
Dans l'ombre et le silence à vos pieds prosterné!.….
Mais ma lampe pälit et l'orient s'allume.
Déjà j'entends henmir les chevaux du Soleil,
Le marteau matinal résonne sur l'enclume ;
O Nuit sacrée, adieu ! c'est l'heure du réveil.
Comme un essaim craimtif, Ô mes blanches pensées,
Colombes de mon cœur, rentrez dans votre nid.
Sous les flèches du jour vous tomberiez blessées,
Et nul ne vous plaindrait, car l'homme est de granit.
Le jour, c'est l'action ; et la nuit, c'est le rêve.
A la muse, à l'amour, rêveur, dis donc adieu ;
Laboureur, cours auxchamps, etsoldat, ceinston glaive;
Qui que tu sois, agis : c’est une loi de Dieu.
Poète, souffre aussi ; que ta sueur ruisselle
Sur le sillon ouvert où les blés jaumiront;
Prends ta part de travail dans l’œuvre universelle,
Et qu'on ne lise pas tes douleurs sur ton front.
262 HYMNE A LA NUIT.
Pour songer, pour pleurer, attends la nuit immense ;
Les hommes t'enverraient leur sourire moqueur.
Bois, orgueilleux et seul, tes larmes en silence ;
La nuit, l'amour viendra les sôcher dans ton cœur.
Rafaël Bras.
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PARCOURS
LYON A CHALON PAR LE CHEMIN DE FER.
Deuxieme Partie.
DE MACON À CHALONS.S.
La ligne passe près de l'île de la Palbne, fameuse par la
station des tribus helvéliennes, el les conférences qu'y tinrent,
en 842, les trois fils de Louis-le-Débonnaire, pour le par-
tage des États de leur père. La rive orientale de la Saône,
dans la langue traditionnelle des mariniers et des patrons.
s'appelle toujours Empire, et le bord occidental Royaume,
par suite de ce traité, premier monument écrit de la langue
romane. |
Ensuite, le chemin se dirige vers Saint-Jean-le-Priche (Æ--
clesia Sancti Joannis Priscn à l'église sans clocher, échancrée
au pignon de sa façade, comme une maison hollandaise, et dont
le noble et vaste château, couronné d’une lanterne, tourné
au sud-est, appartient à M. de Barbantane, député de la
circonscriplion de Mâcon, au corps législatif, La ligne de
fer salue tour à tour Saint-Martin-de-Senozan, renfermant
de riches carrières de pierres à bâtir, Senozan (Srnosarum),
264 PARCOURS DE LYON A CHALON
qui eut jadis le titre de comté, et dont on remarque la belle
église moderne entièrement construite en taille, Saint-
Albain (£celesia Sancti Albani), gracieux et festoyant village,
où la poste aux chevaux a un relais, dont le territoire pos-
sède des carrières exploitées de pierre. calcaire blanche el
rougedlre, et que traverse du midi au nord la roule impé-
riale n° 6.
Nous arrivons à la gare de Fleurville.
FLEURVILLE (Saône-et-Loire).
11° Srarion. — Distance de Lyon (Vaise), 85 kilomètres,
De Macon, 17 kilomètres 5.
Point d’arrèt des trains omnibus.
Correspondances : Lrcexx, Poxt-ve-Vaux.
La Florence du Mâconnais (Æloris Fillu) est un simple
écart de la commune de Vérizet. Tout autour de lui brillent.
sur les hauteurs, d'élégants villages, dans une auréole digne
des horizons du midi. Un pont suspendu unit, à Fleurville,
la rive mâconnaise à la rive bressane de la Saône.
Vérizel (Z'irisetum) est peuplé de 732 habitants. C'était,
dans l'ancienne France, un archiprètré du diocèse de Mâcon.
Les évêques de cette ville en possédaient le château dont il
ne reste plus de traces. Ponce II de Thoiria, sacré en 1200,
le fit ceindre de murailles et de tours, et y ajouta un portail
à pont- levis. Ce village, comme son hameau de Fleurville ,
dépend du canton de Lugny.
La gare de Fleurville dessert à la fois les populations viti-
coles répandues sur les côleaux et la jolie petite cité de Pont-
PAR LE CHEMIN DE FER. 265
de-Vaua (Ain), en rapport direct avec la Saône par l'embou-
chure de la Reyssouze el le canal.
Pont-de-Vaux (Pons F'allis) offre une population de 3,067
habitants, et est chef-lieu de canton de l'arrondissement de
Bourg-en-Bresse. Sous Louis-Philippe, cette ville était le siège
d’un collége électoral.
Pont-de-Vaux est l'un des lieux les plus chers au peuple
bressan , le plus doux peuple du monde. Il doit son nom à
un petit village appelé Vaux el au pont construit sur la Reys-
soute. Une image miraculeuse de la Vierge fut trouvée sur
son territoire, dans une forêt, comme à Bourg-en-Bresse,
au pied d’un saule, comme-à Villefranche. Elle a rendu cé-
lèbre l’église de Pont-de-Vaux, sur laquelle M. l'abbé Nyd
a écrit des pages intéressantes.
Cette ville à laquelle on arrive, du pont de Fleurville,
par une chaussée bordée de peupliers , est une des plus com-
plètes expressions de la nationalité bressane , qui commença,
dit-on, sur ce terriloire, dans une colonie de Maures, selon
les uns , ou d'enfants de l’Albanie, selon les autres. Je n’ad-
mets guère ces origines. Toute celle région bressane fut
plutôt peuplée , bien avant la conquête latine , de petiles co—
lonies grecques, qui y ont laissé après tant de siècles écoulés,
parmi les femmes surtout, l'harmonieux écho de leurs dési-
nences, le levain de leur goût parfait dans l'art, la suavité
de leurs profils et l'élégance de leur mise.
La courtoise petite cité de Pont-de-Vaux, dont on visitera
avec bonheur l’église et l'hôpital, s’honore d’avoir vu naître
le général Joubert. Une statue, œuvre de M. Legendre-
Héral , de Lyon, y a été érigée en 1832, à l'illustre guer-
rier.
Quant à Fleurville, cet écart de Vérizet , est assis sur une
lerre verdoyantc el embaumée, pleine d’hypogées el d’anli-
ques sépultures.
266 PARCOURS DE LYON A CHALON
Le train franchit Saint-Oyen, écart de la commune de
Montbelel , traversé par la route impériale n° 6, où existait
un prieuré de l'ordre de Saint-Benoll, réuni au chapitre de
Saint-Claude. |
Montbelet ( Wons Beletus), peuplé de près de 1,700 habi-
lants , est encore compris dans le ressort de la justice de paix
de Lugny. C'était une baronie el une seigneurie du Temple
de Sainte-Catherine, membre de la commanderie de Chalon.
Vers le fin du XIII siècle, Allard de la Tour, baron de
Montbelet, commil sur ses terres lant de vexalions et de
crimes. que par arrêt du parlement de Paris, son chateau
el maison fortr de Montbelet fut rasé et le pal y planté. Les
armoiries de la maison de Montbelel étaient de gueales à trois
tours crénelées d'or. Le conseil général de Saône-et-Loire
avail établi à Montbelet une ferme-modèle transférée au
Montceau.
Uchizy apparaît ensuite, à gauche sur la montagne, signalé
aux regards par la haute lour carrée de son clocher. Ce village,
peuplé de #50 habitants, est du canton de Teurnus. C'est un
lieu extrêmement ancien et mémorable par les tradilions
sarrazines qui y vivent encore. Il a des mœurs, un patois,
un esprit public à part. On fait dériver son non de Casa
(le Chizy ou Chizy et par syncope Uchizy). Ce serait la même
étymologie , et elle est probable , que celle des nombreux Cha-
zays, Chazeaux, Chézeaux, Chazots, qui viennent tous du mé-
me radical. On l'appelle en latin Uchisicum. M. Désiré Mon-
nier(du Jura) est le seul antiquaire qui ait élevé des doutes sur
son origine , attribuée à une peuplade de Sarrazins établis en
cet endroit, après leur défaite par Charles Martel, en 733.
11 fait descendre les habitants d'Uchizy d'une colonie d'Illy—
riens et de Pannouiens venus dans les Gaules à la suite des
armées de Septime Sévère et fixés dans la contrée après la
vicloire éclatante de cet empereur sur Albin.
PAR LE CHEMIN DE FER. 267
Yient ensuite, à la même distance de la ligne, le village
de Farges, et nous côloyons le Villars, dont le site accidenté
el vivement paysagé frappera tous les voyageurs. Ils y remar-
queront une maison qui, par suile de l'adjonction de deux
corps avancés bâtis en 1852 , est devenue la reine du village,
et une vieille église romane.
Déjà la locomotive fait entendre ses hennissements, el
nous entrons dans la gare de Tournus.
TOURNUS (Saône-et-Loire).
12° STATION, — Distance de Lyon (Vaise), 99 kilomètres,
De Fleurville, 14 kilomètres 5.
Point d'arrét des trains express, directs ct omnibus.
Correspondances : Lounaxs, Ccisrry, Lonxs-Le-SATLNIER.
Tournus est une des cilés les plus antiques de la terre
Logduno-Burgunde. Avec elle et quelques communes qui
l'entourent encore au nord , finit l’ancien Mâconnais et l'ar-
rondissement actuel de Mâcon.
Cette ville, dont les environs regorgent de fumuli, de
souvenirs et de débris romains, est comme toutes les cités
méridionales, percée de rues irrégulières el étroites; mais
quel caractère elle présente! que d’attraits elle a pour l’ar-
chéologue , le paysagiste, l'historien et l'ami des arts!
Tournus, désigné dans les tables théodosiennes sous le
nom de Zenurtio et dans l'itinéraire d'Antlonin, sous celui
de Zinurtium , dépendait de la république des Educns, sous
l'ère gauloise. Les Romains en firent, comme de Chalon,
un lieu d’approvisionnement de leurs légions el un entrepôt
268 PARCOURS DE LYON A CHALON
de céréales. 11 était traversé par la belle voie militaire
qu'Agrippa fit tracer de Lyon à Boulogne. Ce fut près de
ses murs qu'eut lien vraisemblablement la première rencontre
entre Septime Sévère et Albin, simple escarmouche que de-
vait suivre une bataille si décisive.
Morte à la gloire antique, la ville de Tournus revécul par
son èglise abbatiale plus tard sécularisée. La basilique de
Saint-Philibert est le temple le plus ancien, le plus grave,
le plus important de la Bourgogne. Son apside avec deambu-
latorium flanqué d’apsides mineures , ses deux clochers d'un
type si ferme, dont la pierre forme une sorte de marquelerie,
résumaient la basilique de Cluny, hélas! réduite à uae im-
posante ruine. L'architectonique romano-byzantine n'a pas,
dans nos contrées, de manifestation plus austère et plus com-
plète.
Tournus , peuplé de 5,270 habitants, bâti sur la rive occi-
dentale de la Saône, est siège d’une justice de paix et dé-
pend de l’orrondissement de Mâcon. Cette ville possède un
collége communal, un tribunal de commerce, un comice
agricole, une bibliothèque publique , deux hospices, de déli-
cieuses promenades, deux fontaines monumentales, dont
l’une ornée d’une colonne antique, une fabrique de sucre de
betteraves. — Elle porte de gueules, au château sommé de
(rois tours d'argent, maçonnées de sable, au chef d'azur
chargé de trois fleurs-de-lis d'or. Un décret de l’empereur
Napoléon I‘, du 22 mai 1815, a conféré à cette ville le droit
de placer dans son blason la croix de la Légion-d Honneur,
en récompense du courage qu'elle déploya pendant la campa-
gne de 1814. C’est le même décret qui, pour la même cause,
décora les villes de Chalon-sur-Saône el de Saint-Jean-de-
Losne. Ce décret fut mis à l’ordre du jour de l’armée. La
garde nalionale de Tournus se distingua par son patriotisme
el son dévoment dans la triste période de 1814 ; elle se porta
PAR LE CHEMIN DE FER. 269
sur Mâcon , alors occupé par les Autrichiens et parvint à les
en chasser le 23 janvier.
Quant à l’abbaye de Saint-Philibert, ses armes étaient de
gueules à la crosse d'argent adextrée d’une épée du même,
avec ou sans fleurs-de-lis d’or en cœur.
Tournus est la patrie de Greuze el va lui élever un monu-
ment.
On extrait des carrières du territoire de cette cité, une
pierre dure, jaspée, très-monumentale, imilant le marbre
noir.
Visitons d’abord la vénérable basilique de Saint-Philibert ,
paroisse de première classe , ensuite l'église de Sainte-Made-
leine (succursale), fille de l’art inspiré des Byzantins d'occi-
dent, que les hommes de l’école gothique ont défigurée en
voulant l’embellir en quelques-unes de ses régions. Allons de
là au charmant Hôtel-de-Ville, à l’hospice de la Charité, à
l'hôpilal si remarquable par sa propreté et le luxe de son
admirable pharmacie de style Louis XV. C'est dans cet hô-—
pital qu’exisle l'original manuscrit du fameux sonnel sur Île
temps, que l’on suppose composé par un religieux de l'ab-
baye de Tournus. Le voici avec lous ses hiatus :
Le temps m'a demande de cette vie le compte ;
Je lui ai répondu : le compte veut du temps;
Car, qui sans rendre compte , a tant perdu de temps,
Comment peut-il sans temps, en rendre un si grand compte ?
Le temps m'a refuse de différer le compte,
En disant que mon compte a refusé le temps ;
Et que n'ayant pas fait mon compte dans le temps,
Je veux en vain du temps pour bien rendre mon compte.
O Dieu ! quel compte peut nombrer un si grand temps,
Et quel temps peut suflire à faire un si grand compte ?
— Vivant sans rendre compte , ai néglige le temps.
270 PARCOURS DE LYON A CHALON
Hélas ! pressé du temps ct oppresse du compte .
Jc meurs et ne saurais rendre compte du temps,
Puisque le temps perdu ne peut entrer en compte.
C'est le cas de celui qui a dit : Dubius vixt, incertus mo-
rior, ens entium miserere nobis.
Visitons aussi cette curieuse rne à portiques du moyen-âge,
rappelant celles de Bologne, telle qu'on en trouve à Louhans
(Saône-et-Loire), à Strasbourg , etc., une foule de maisons
historiques très-remarquables, disséminées dans la ville ou
entourant la basilique abbaliale , la petite basilique de Saint-
Valérier, la maison Marjory, flanquée d'une tourelle el do-
minant un clos charmant, celle du Mécène de Tournus,
(M. Michel Passaut), à arcades superposées, ces deux der-
nières plus ou moins modernes, et surtout l’ancien abbalial
de Saint-Philibert, décoré de fresques et sur Ja façade
duquel on lit aujourd'hui en grosses lettres, Olivier Fort,
manufacture de couvertures. Une promenade sur le quai
fournira au visiteur l'occasion de remarquer le pont de
Tournus à piles de pierre, qui se surélèvent pour suspendre
par cinq subdivisions distinctes el indépendantes, les pelils
tabliers dont se forme la surface plane du pont. Ses regards
plongeront au levant sur la Crô ou Crau (même origine que
la Crau près d'Arles), traversée par la route de Louhans, pays
exclusivement adonné à l'extraction de la pierre, et que la
Saône a séparé de son tronc naturel, en coupant la montagne
de Tournus.
La ville de Tournus esl desservie par les routes impériales
n° Get n°75, les routes départementales n° 2 (de Tournus
à Lons-le-Saulnier), n° 8 (de Tournus à Bourbon-Lancey) el
le chemin de grande communication n° 1# (de Tournus -à
Saint-Bonnet-de-Joux).
Le voyageur pourra très-bien y loger au Sauvage, au
centre de la cité.
PAR LE CHEMIN DE FER. 271
Tournus, c’est la ville toute méridionale par ses toitures,
son aspect, son accent. Ici le toit rapide n’est encore qu'un
accident, il est absorbé par la toiture surbaissée vêtue de tuiles
courbes. Ici finissent l'intelligence , le goût , la formule de la
villa, de la bastide et du cabanon dans la campagne, semés sur
les collines. Ici encore finit le règne presque absolu des bel-
védères, des persiennes, des fresques, toutes choses qu'a ame-
nées le courant des traditions et des idées méridionales. A
deux pas en amont de Tournus, commencent les populations
rurales massées par groupes communaux serrés, distincts, les
toits pointus indices du nord. Nous touchons aux colonnes
d'Hercule du brillant Mâconnais, que l’on peut appeler
l'Jtalie de la Bourgogne, el dans un instant nous entrerons
dans une autre zône. C’en est fait des émotions olympiennes
du parcours de Lyon à Chalon. La transition sera brusque.
Il y a moins de différence entre Tournus et Arles qu'entre
celle première cité el Pimont {(Pes YWontis, même origine
que Piémont), humble village silué à 4 kilomètres de Tournus,
sur le versant septentrional du mont des Justices qui sépare
le Chalonnais de l’ancien Mâconnais, que franchissail naguère
et que tourne aujourd'hui la route impériale n° 6.
J'ai parlé de Tournus, de ses effets généraux , des séduc-
tions de son quai , de ses monuments dans la Zevue du Lyon-
nais (lome 3 , nouvelle série , 19° liv.), et décrit sa basilique
de Saint-Philibert, récemment restaurée par M. Questel, dans
mon Manuel d'Archéologie sacrée Burgundo-Lyonnoise.
De la ligne, on entrevoit Jugy et lcs contreforts d'une
énergique montagne , les deux châleaux de Vénières, dé-
pendant de la commune de Boyer, le châleau de Sarvolot,
et bientôt la gare de Scnnecey-le-Grand s'ouvre devant
nous.
279 PARCOURS DE LYON A CHALON
SENNECEY-LE-GRAND (Saône-et-Loire).
13° Srarion. — Distance de Lyon (Vaise), 108 kilomètres.
De Tournus, 9 kilomètres.
Point d'arrèt des trains-omnibus.
Correspondances : Suxr-Gexcoux-1e-Rovas, Le Mont-SaixT-Vixcent.
Sennecey-le-Grand (Senecium majus) a déjà perdu l'accent
lyonnais , la physionomie lyonnaise. Toutefois, l'iufluence
de Lyon y est encore directe et considérable. Je l'ai dit plus
haut, cetle influence s'étend jusqu'aux limites du département .
de Saône-el-Loire , inclusivement jusqu'à Chagny, à 16 kilo-
mètres au-delà de Châlon. — Ici commencent le toit aigu
que les Bourguignons praliquèrent par imitation par suite
de leurs relations flamandes plutôt que sous l'empire d'aucune
raison climatérique (1), et la flèche qu'ils élevèrent avec
amour , puisqu'ils voyaient en elle l’image et le symbole du
glaive de leurs ducs héréditaires et souverains. — Le peuple
bourguignon est le peuple guerrier par excellence.
Sennecey-le-Grand , peuplé de 2,559 habitants, est chef-
lieu de canton de l’arrondissement de Chalon-sur-Saône. —
C'est l’un des plus beaux centres cantonaux de la Bourgogne
et par lui-même et par la riche plaine qui l'entoure. Trois
châteaux s'élevaient dans ce bourg, entr'autres celui fortifié
par le maréchal de Bourgogne, Jean de Toulongeon, dont la
commune a fail l'acquisition , el sur l'emplacement duquel
elle a bâti son église neuve (DEO. EREXIMVS). De vastes
(1) La raison climatérique ne peut exister ici. La Champagne ct la Lor-
raine (Châlons-sur-Maerne, Nancy, cle.), situées beaucoup plus au nord que
la Bourgogne, ont la toiture surbaissce et les tuiles courbes.
PAR LE CHEMIN DE FER. 273
ruines castrales appellent l'attention près de ce temple. Sen-
necey possède un joli petit hospice. Le sang est dans ce pays
d’une rare magnificence , sairtout chez les femmes.
Excellente pierre à bâtir, moulins à blé, filature à va-
peur, commerce considérable de céréales, culture en grand
du mürier, admirables plantations , dans ce genre, de
MM. Charpy.
Sennecey est dominé par un mont que couronne la vieille
église de Saint-Julien.
Nous laissons à droite le port de la Colonne , ainsi nommé
de la colonne romaine trouvée sur son sol , el qui orne ac
tuellement la place de l'Hôtel-de-Ville de Tournus; Léper-
viére, tous les deux écarts de la commune de Gigny à l’har-
mouieux château , le village de Saint-Cyr ; à gauche , dans
le lointain , Saint-Ambreuil , qui s’énorgueillit de posséder
sur son territoire le palais abbalial de l'illusitre abbaye de la
Ferté-sur-Grosne. |
Nous sommes dans des campagnes exclusivement agricoles,
d’un aspect moins riant que celles du Lyonnais, du Mâcon-
nais et du Beaujolais. Ici point d'autres ouvriers que ceux de
l'agriculture , point de méliers, point de fabriques , un
peuple essentiellement el uniquement rural. Voici successi-
vement Varennes-le-Grand et Saint-Loup-de-Varennes. Ce
dernier village renferme une fontaine merveilleuse et est le
but de pieux pélérinages. On y a trouvé deux pierres du
tombeau d’un Sextum-vir augustal de la colonie de Lynn.
La statistique de Saône-et-Loire et l'Annuaire de 1839 en
ont donné l’épitaphe. Une voie romaine , tendant de Tournus
à Chalon , passait à Saint-Loup-de-Varennes.
Viennent ensuite Lux qui doit, dit-on , son nom au Zuba-
rum , vu par Constantin , dans les environs de Chalon, et
Droux dont l’élymologie est évidemment druidique. Mais
nous passons près de Saint-Remy , et Saint-Côme franchi,
15
274 PARCOURS DE LYON A CHALON
nous entrons par la courbe qui s'est détachée de l'alignement
principal , dans la gare de Chalon-sur-Saône. A Taisé (ori-
gine grecque), écart de Saint-Remy, fut conclu au château,
le trailé entre Henri IV et le duc de Mayenne.
CIHALON (Saint-Cosme) (Saüne-elt-Loire).
1%° STATION. — Distance de Lyon (Vaise), 126 kilomètres,
De Sennecey, 16 kilomètres.
Terme du voyage.
———.
Correspondances : Loxs-LE-SAULXIER par ST-GErmaix-pu-Bois et Buertenans,
Cuanorces, Venpux-sun-Le-Douns, Dore, Avrux.
La gare de Chalon a été longtemps tête de ligne. Elle est
descendue aujourd'hui à un rang secondaire qu’elle ne subit
pas avec une résignation exemplaire. Celle gare pénètre au
cœur même de la cité et s’unit au canal du Charollais (dit du
centre), par un raccordement. |
La ville de Chalon-sur-Saône , chef-lieu judiciaire du dé-
partement de Saône-et-Loire et d'arrondissement communal,
de deux cantons, momentanément (de 184$ jusqu'à la déci-
sion ministérielle de septembre 1854, qui l’a restitué à Mâcon
où a été également réuni celui de la 4° subdivision de l'Ain,
supprimée), quartier général de 3° subdivision de la 8° divi-
sion militaire, dont l’état-major est à Lyon, siége d’une So-
ciélé d'histoire et d'archéologie, d'un Comice central agricole,
d'une Société des Amis-des-Arts, fondée en 1854, d’une Société
philharmonique, d'une Société de bienfaisance de la compa-
gnie de sapeurs-pompiers, offre une population de 16,625
habitants, non compris les bourgs suburbains atlachés à
ses flancs , issus du même tronc chalonnais, mais formant
PAR LE CHEMIN DF£ FER. 275
les communes de Saint-Cosme (2,273 habitants) et de Saint-
Jean-des-Vignes (980 habitants). C’est la condition lyonnaise
avant la réunion à la ville de Lyon des villes de la Guillotière,
de la Croix-Rousse et de Vaise. Tôt ou tard on fera pour
l'agglomération chalonnaise ce que l'on s fait pour l’agglomé-
ration lyonnaise, et Saint-Cosme, Saint-Martin-des-Champs,
Saint-Jean-des-Vignes , rentreront dans la mère-cité comme
y sont prérédemment rentrés les bourgs de Saint-Laurent et
de Saint-Jean-de-Maizelle. Cette réunion a été positivement
demandée par le Conseil général de Saône-et-Loire, dans sa
session de 1854. Chalon possède un musée, une bibliothèque
publique, un charmant théâtre.
Cette ville est desservie par la Saône, le canal du Cha-—
rollais , le chemin de fer de Lyun à Paris , les routes impé—
riales n° 83 bis (de Chalon-sur-Saône à Strasbourg), n° 6 et
n° 78 (de Nevers à Saint-Laurent-du-Jure), par les routes
départementales n° 3 (de Chalon à Charolles), n° 7 (de Chalon
à Lons-le-Saunier) , n° 9 (de Chalon à Digoin) , le chemin
de grande communication n° 19 (de Chalon à Demigny).
Chalon est la patrie des saints Arige el Césaire, du sculp-
teur Boichoz , de Hugues Doneau el de Hugues Descousu ,
de l'ingénieur Gauthey , des historiens Perry et Saint-Julien
de Balleure , de Vivant Denon. Elle a eu le bon esprit de
faire comme Lyon , Mâcon, Dijon , un Panthéon de ses
rues.
Cette ville , l'antique Cabillo ou Cabillonum Æduorum, fut
l'ane des plus anciennes places de la république des Eduens et
de toule la Gaule cellique. César el les empereurs firent, dans
ce centre , de vastes magasins de blé et l'un des principaux
greniers (castrum frumentarium) de leurs armées. Jules
César y plaça Quintus Cicern , frère de l’orateur, pour y
surveiller ses approvisionnements. Les maîtres du monde y
entrelenaicnt une petite flotte et-y avaient un port dont
276 PARCOURS DE LYON A CHALON
Euménce a fait mention dans le panégyrique de Constantin.
Un fonctionnaire , appelé Præfectus classis Araricæ Cabillo-
duno , était fixé à Chalon. Cette cité fut une des premières
que les Burgundes soumirent à leur obéissance. Elle devint
la capitale des rois de Burgundie , qui y tenaient leur cour
el y faisaient battre monnaie. Le monétaire de Chalon est
très-important. ;
Chalon a eu des comtes et des vicomies. Son premier
évêque (LV: siècle), dont on connaîsse le nom , fut Donatien,
etson dernier ponlife, Jean-Baptisie du Chilleau. Donatien
assisla à un concile de Cologne et de Sardique. Douze con-
ciles ont siégé dans cette ville, Son église, réduite aujour-
d'hui à deux paroisses et à plusieurs chapelles , fut, comme
celle de Mâcon, réunie au diocèse d'Aulun par suite du
Concordat de 1801 et de Ja Bulle Paternc caritatis. Le siège
épiscopal de Chalon avait été relevé par ordonnance royale
en 1818. Celle ordonnance a élé rapportée, au grand et
légitime regret de la population chalonnaise.
Il y a cela de commun entre Chalon et Mâcon, c'est
que l’une et l’autre de ces villes eurent une cathédrale con-
sacrée à Saint-Vincent , une célèbre abbaye de Saint-Pierre
détruite ; dont elles ont conservé l'invocalion dans une de leurs
paroisses actuelles, un bourg sururbain de Saint-Laurent,
séparé d'elles par la Saône et leur pont jeté sur celte ri-
vière.
Les armes chalonnaises , qui ont varié , sont aujourd hui
d'azur à trois annelels d’or, soutenu d’une champagne cousue
de gueules chargée de la décoration de la Légion-d'Honneur,
couleurs naturelles. Le décret impérial du 22 mai, cité à
propos de Tournus, lui accorda cette distinction , en récom-
pense de la belle conduite tenue par les Chalonnais, pendant
la campagne de 1&14. (Voir, dons la Revue du Lyonnais,
Chalon , histoire et tableau, par l'auteur de ce travail).
PAR LE CHEMIN DE FER. 277
Chalon dut ou Plucus continental , à la Saône , au Canal,
aux nombreuses roules qui rayonnent autour de lui, à sa
situation intermédiaire entre le midi el le nord, l'immense
développement de sa prospérité commerciale , que le chemin
de fer semble vouloir lui faire expier. C'est surtout par l’en-
trepôt , la commission , la vente de gros et de détail, avec
la présence des voyageurs constamment amenés dans son sein,
que cette ville faisait une brillante fortune.
Malgré ses préoccupations commerciales, Chalon a le goût
des choses d'art, d'histoire, de liltérature , ct renferme
beaucoup d'hommes instruits et studieux. Les mémoires pu-
bliés, par la société d'histoire et d'archéologie, ont été remar-
qués de tous les savants. De cette ville est sortie la magnifique
continuation du Parlement de Bourgogne , par Palliot, Elle
a un journel rédigé avec soin, dans le Courrier de Saône-
et-Loire , et ses exhibilions artistiques sont très-suivies. —
Espérons que , frappée dans son existence commerciale , elle
renaîtra , plus intelligente et plus vive que jamais aux arts
de la pensée, et que sun siège épiscopal , ce siège, qui fait
partie du principe chalonnais et dont l'opinion publique
sollicite si hautement le rétablissement , lui sera enfin
rendu.
* Le visiteur de Chalon y logera soit à l'hôtel de l'Europe, soit
à celui des 7rois- Faisans. Il ira saluer les quais, où
il distinguera l’élégante maison Ramus, la place de Beaune
et sa fontaine monumentale, son obélisque couronné de
l'aigle d’or, aux aîles déployées, son palais de justice, sa
grenelte , le pont de Saint-Laurent, orné de contre-forts
saillants qui résument l’obélisque , l'hôpital en reconstruction
presque générale , l'hôtel-de-ville , l'hospice de la charité, le
vieux beffroi, la maison gothique , rebâlie naguère avec la
majeure partie des éléments primitifs , Grande-Rue , n° 39,
l’ancienne basilique cathédrale de Saint-Vincent , l'église
278 PARCOURS DE LYON A CHALON
moderne de Saint-Pierre , réduction de la basilique valicane,
les rues Saint-Georges, aux Febvres, du Châtelet, au Change,
les remparts de Sainte-Marie et de Saint-Laurent. Puis, à
peu de distance de la ville, après avoir traversé le quartier
de Saint-Laurent, où siégeait jadis un Parlement pour la
comlé d'Auxonne et les terres d'Outre-Saône , il se rendra,
par une chaussée complantée d’arbre, œuvre de l'évêque
Henri-Félix , à la royale basilique de Saint-Marcel-lès-Châlon
fondée par Gontran.
L'éclairage au gaz de Chalon est ancien et le plus somptueux
de la Bourgogne. — Cette ville tient encore du nord et du midi
dans ses lois el son archilectonique. La tuile courbe règne sur
les quais, le loit pointu fralernise avec le toit plat ; le pavé aigû
du Lyonnais est associé au pavé carré de la Bourgogne supé-
rieure : la langue d'Oc, dans l'accent populaire. rend son
dernier soupir.
Nos voyageurs de Lyon à Chalon voudront bien tenir
comple d'une circonstance que nous n'avons pas encore ap-
préciée , c’est le rapport de l'heure de Paris , qui règle toutes
les horloges des gares de la ligne avec l'heure lyonnaise,
beaujolaise , mâconnaise et chalonnaise. C'est-à-dire que
Paris , en raison de sa latitude, retarde de 12 à 17 minutes
sur nos contrées au temps moyen , el de 8 minutes 2 secondes
au temps vrai.
Je souhaite vivement que cette esquisse de la ligne suffise
aux voyageurs lyonnais qui feront l'excursion de la métro-
pole lyonnaise à l’ancienne capitale de la monarchie bur-
gunde.
Joseph Bar.
TOODOCNOCT TELLE UT CO OEDO DO Le DDR AT D RE QE AT RC TT DONS QC TL AT LT Te LA
SUR LE NOM DE MONGLAVE
DONNE
PAR QUELQUES AUTEURS A LA VILLE DE LYON.
Dans une dissertation que j'ai fait paraitre, il ÿ a quelques
années, sur l'étymologie des noms de Lugdunum et de Lyon
(Rerue du Lyonnais, t.xxV), je parlais d’un nom donné à cette ville .
dans les romans de chevalerie et ne savais à quelle circonstance
historique l’attribuer. C’est celui de Montglave (1); je le regardais
(1). Je crois utile de citer le titre du roman qui donne à Lyon le nom de
Montglave. Le voici tel qu’il est rapporté dans la Bibliothèque des romans,
octobre 1778 et dans le Recucil de Tressan.
« La présente histoire de très-preux et vaillant Guerin de Montglave le-
quel fit en son temps plusieurs nobles et illustres faits en armes, et aussi
parle des terribles et merveilteux faits de Robastre et de Pecrdrigon pour sc-
courir ledit Guerin et ses enfants, avec un brief sommaire des nobles
prouesses et vaillances de Gallien Restaure, fils de noble Olivier le marquis
et de la belle Jacqueline, fille du roi Hugon qui fut empereur de Cons-
tantinople, traduite de rime en prose. » Edition in-4° gothique. Paris chez
Allain Lotrian, sans date. Une autre édition a paru en 1518 à laquelle
on a ajouté les faits de Maugist d'Aigremont en prose : Paris, chez Michel
le Noir. In-folio, gothique.
Voici le passage dans lequel Lyon porte le nom de Montglave :
« Le brave Guerin, fils de Florimond, due d'Acquitaine, jouissoit pai-
siblement de la gloire qu'il avoit acquise dans la noble cité de Montglave.
Cette superbe cité, reconnue de nos jours pour être la métropole des
Gaules ct qui semble dominer sur le Rhône el sur la Saône, ne portoil
pas eucore le nom de Lyon. »
250 SUR LE NOM DE MONGLAVE.
comme un nou tiré du cerveau et de l'imagination féconde des
romanciers et qui ne méritait nullement .de fixer l'attention.
Cependant, j'ai trouvé dans Gollut, auteur des Mémoires histori-
ques de la république Séquanoise, l’origine de ce nom qui me
semblait fantastique. Voici ce qu’il dit, dans son vieil et naïf
langage, au chapitre 46 de son Vi: livre :
« Le nomet la famille des nobles de Vienne hat fort emple-
ment seigneurié soubs le sceptre des rois de Bourgongne, auant
ct depuis Raoul, dernier du nom. Mais sa puissance hat estée le
long des riuieres de Rhosne et de la Saône, sur les seigneuries
d’Auxone, de Seurre, de Chalon, de Mascon , de Lyon et du
Viennois , par lequel ilz prindrent de bien longtemps leur nom,
soubs Ja commune dénomination toutefois de Mont-Graue, qui
comprenoit généralement tous leurs parents et alliés ; ainsy
que Clermont seruoit pour la distinction d’une autre équale
famille en France, leur amie cet alliée, de laquelle une part des
plus grands princes et paladins de la Gaule estoient Îles fleu-
rons, »
« Or, tant la casade se disoit Mont-Graue, à cause de la for-
tercsse imprenable qui lors leur appartenoit à Lyon et semhloit
seruir de nom de faction contre celle de Mayence, fort riche en
la Gaule mesme, contre laquelle Mont-Graue et Clermont auoient
tousiours quelque chose à démesler; mais Vienne estoit le nom
propre de la famille de laquelle généralement les comtes de
Bourgongne, Gennes, Auxone, Mascon et Viennois estoient nom-
més. Et nous faut entendre que, nonobstant que les nobles de
Vienne heussent de bien grandes seigneuries, par lesquelles ilz se
pouuoient bien nommer, sans repéter le premier tige de leur
maison, toutefois ilz hauoient en si grand honeur leurs prédé-
cesseurs, qu'ilz se sont tousiours voulu faire cognoistre par le
nom commun, adioustans les seigneuries parliculières et prin-
cipales qu’ilz hauoient pour se entre-distinguer et se faire co-
gnoistre. Ce que hat csté practiqué, tant que les seigneuries sont
demeurées aux mäsles, ainsy que tousles comtes de Bourgon-
gne, de Gennes, de Salins, d’Auxone, de Mascon et de Viennois
se disent comtes de Vienne. »
SUR LE NOM DE MONGLAVE. 21
Ainsi il paraît que l’illustre famille de Vienne (1), famille qui,
par des alliances, tenait aux Ducs et aux Comtes de Bourgogne
et qui joignait, dans ses possessions, au comté de Vienne en
Dauphiné, celui de Mäcon, ceux de Chalon, d’Auxonne et des
terres nombreuses en Franche-Comté, avait une maison-forle ou
château à Lyon et que cette maison était comme le centre des
branches de cette noble famille, le lieu où elles se réunissaient
pour délibérer sur les intérêts généraux et était peut-être possé-
dée par indivis par tous ceux qui se rattachaient à cette souche
illustre. Il parait encore, par ce passage de Gollut, et ceci est en
outre confirmé par les indications que nous donnent les romans
de chevalerie du XIVe siècle, que c'était l’usage des grandes
familles seigneurialcs, d’avoir, comme celle de Vienne,
une forteresse principale où étaient renfermés les archives et
les titres de la famille, où se réunissaient peut-être annuelle-
ment tous les chefs des branches diverses et qui servait de refuge
dans les guerres qu’elle avait à soutenir contre les familles riva-
les et ennemies. Ces châteaux devaient être avantageusement si-
tués, fortifiés avec tout l’art que la science du temps compor-
tait et rendus capables de soutenir de longs siéges. C’est ce
que semblent indiquer leurs noms: Clermont, Clarus Mons.
Montfort, Aigremont, Montmorency, Montgrave dont on a fait
par corruption Montglave. Ces forteresses de famille devaient
être situées à peu près au centre des possessions. Ainsi Lyon
était un point central pour la famille de Vienne; cette ville était
à distance en quelque sorte égale de ses possessions du Dau-
phiné et de Bourgogne et l’abord en était rendu facile par les
deux rivières du Rhône et de la Saône.
Après avoir vu ce passage de Gollut, corroboré par les tradi-
(1) Le célèbre amiral de Vienne qui défendit Calais en 1347 et qui périt
en 1396 à la bataille de Nicopolis était de cette noble race qui s’est divi-
séc en un grand nombre de branches : ces branches ont disparu successive-
ment.Le dernier descendant de cette illustre famille était à ce qu'il parait, lc
comte de Vienne, commandant de la Vencrie de France, mort en 1828 sans
postérité.
289 SUR LE NOM DE MONGLAVE.
tions que présentent les romans de chevalerie, il nous paraît éton-
nant qu'aucun historien de Lyon ne parle de cette famille de
Vienne et de la maison-forte qu'elle avait dans cette ville. Ni
Rubys, ni Paradin n’en font mention, ni mème le P. Menestrier,
dans sa grande Histoire consulaire, ni encore la dernière histoire
si estimée de M. le docteur Monfalcon. Comment ces historiens
ont-ils pu passer sous silence une famille si puissante? com-
ment ont-ils pu ne pas mentionner un nom qui a remplacé pen-
dant quelque temps et chez quelques auteurs le nom si connu et
si ancien de Lyon? Il est difficile d'expliquer cet oubli. Propo-
sons ici quelques conjectures.
C'est vers le XIe siècle que la famille de Vienne acquit
par des alliances les comtés de Macon, de Chalon, d’Auxonne
et s’unit aux comtes de Bourgogne. Au commencement du
XILe, le comté de Forez passa dans celte famille. Or, on sait
que les comtes de Forez étaient gouverneurs ou gardiens de
Lyon: ils le furent d’abord seuls, ensuite concurremment avec les
archevèques à qui ils finirent par céder ce litre par un traité en
date de 1173. Or, c’est dans cet intervalle de soixante-dix ans à
peu près, que la famille de Vienne eut, par le moyen du comté
de Forez, l'autorité dans la ville de Lyon; c’est vers cette époque
qu’elle y établit son chef-lieu général auquel elle donna le nom
de Montgrave. Le peu de temps que cette famille a exercé l’au-
torité à Lyon a empêché le nom de Montgrave de s'étendre au
loin ; et, d’ailleurs, les archevèques de cette ville ne devaient-ils
pas être intéressés à faire disparaitre tout souvenir qui rappe-
lait une autorité si longtemps rivale de la leur ? De là vient que ce
nom de Montgrave ou de Montglave n’aété conservé que dans
les ouvrages de quelques romanciers du XIVe siècle qui
voulaient flatter cette famille illustre et lui attribuer quelqu'un
de ces fabuleux paladins dont ils ont peuplé la cour de Char-
lemagne.
Il n’est guère plus aisé, vu le silence des historiens, de fixer
le lieu de cette casade ou maison-forle de Vienne. Deux chà-
teaux ou palais appartenaient dans Lyon aux comtes de Forez,
en qualité de gouverneurs de cette ville : Roanne et Pierre-Scize.
SUR LE NOM DE MONGLAVE. 283
Roanne, dans l’intérieur de la ville, au bas dela montagne
était peu propre à être une forteresse et n’a pas pu porter le
nom significatif de Montgrave. C'était plutôt le tribunal, le
lieu où les Comtes rendaient la justice. Mais Pierre-Scize, situé
sur un rocher dominant la Saône et fermant du coté du nord
l'entrée de la ville était bien plus propre à être considéré comme
une forteresse et à être la résidence principale de cette noble fa-
mille de Vienne. Or, nous voyons que, en 1126, Guigues Raimond
d’Albon, comte de Vienne, beau-frère et successeur de Guillaume
SV, comte du Forez, mort sans enfants, fit réparer le château de
Pierre-Scize : c'est sans doute vers ce temps-là que ce chäteau
reçut le nom de Montgrave qu’il porta bien peu de temps.
Voilà mes conjectures: vu le peu de documents que je pos-
sède, je n’ai pas eu l'intention de faire ici une dissertation. J'ai
voulu seulement présenter quelques probabilités et attirer l’at-
tention des savants que Lyon renferme dans son sein sur un
point qui n’est pas sans intérêt pour l’histoire de la seconde
ville de notre France.
JOLIBOIS, curé de Trévoux
LA
DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT
SOUS FRANÇOIS 1er
(SUITE).
Marillac, le jeune secrétaire de La Forest, dut, sur les
ordres du roi, s’arracher aux délices de Fontainebleau et
aller rejoindre l’escadre à Corfou, afin de concourir par son
expérience des hommes el des choses de l'Orient à la mis-
sion de Saint-Blancart. Familiarisé avec la langue turque, il
accompagna l'amiral dans toutes ses expéditions, et se ren-
dit indispensable, soit comme truchement soit comme diplo-
male dans les conférences avec les pachas.
Après de nombreuses pérégrinations dans les mers du
Levant, l’escadre jeta enfin l'ancre devant Prévesa, où le Sul-
tan lui fit une splendide réception. Durant plusieurs jours,
les fêtes se succédèrent, soit au camp des Turcs, soit à bord
des vaisseaux français. Les soldats de Soliman, obéissaut à
la puissante volonté du grand homme qui les avait lou-
jours conduits à la victoire, imposaient silence à leurs pré-
jugés religieux et se montraient affables envers des Giaours,
tandis que les Français, heureux de fouler une terre autre-
fois conquise par leurs ancêtres, semblaient avec leur urba-
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 285
nité nationale, plutôt en faire les honneurs qu'y recevoir
l'hospitalité. Aa bout de quelques jours, Saint-Blancard re—
mit à la voile, salué par toute l'artillerie turque, et Marillac
resla auprès du Grand-Seigneur qui en avait témoigné le désir.
Cette confraternité entre les deux cours française et ot-
lomane élail de nature à alarmer l’Europe et principalement
le chef de la Chrétienté que la puissance des infidèles mene-
çait à la fois dans son domaine spirituel et son domaine
temporel. Ce fut l’occasion d’un nouveau succès pour le
roi de France, puisque le Suint — Père , frappé des consé-
quences probables d'une pareille alliance, se prit à déplorer
la fatale ambition de Charles-Quint qui avait obligé le fils
aîné de l'Église à se jeter dans les bras des ennemis de la
foi, et s’offril comme médiateur entre les deux parties bel-
ligérantes.
Pendant lout le cours de ces événements, La Forest ne
s'élait pas éloigné de son poste. Fier du résultat de ses pei-
nes, il entrevoyait déjà la cessation des malheurs de son pays,
lorsqu'une fièvre maligne vint le priver du bonheur de sur-
vivre à la réalisation de son rêve. 11 succomba vers la fin de
1537, regretlé à la fois des deux grands princes qu'il avait
réunis dons une élroile el sincère amitié.
Charles de Marillac, avocat au parlement de Paris, où
son savoir et son éloquence l'avaient fait remarquer, quoiqu'il
fût à peine âgé de vingt-deux ans, souhaitait ardemment
une réforme dans l'Église ; aussi avait-il été soupçonné de
penchant pour ce qu’on appelait alors les idées nouvelles.
Trop compromis pour échapper longtemps au péril qui le me-
naçait s'il fût resté dans la capitale, il s'était attaché à son
cousin Jean de La Forest, et l'avait suivi à Constantinople,
en qualité de secrétaire. Sa prodigieuse subtilité d'esprit sup-
pléait chez lui à l'expérience diplomatique, et nous l'avons
déjà vu, chargé de missions délicates et importantes, s’en
286 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
acquitter à la satisfaction du roi, out en gagnant les bonnes
grâces du Sultan. Il était donc naturel que Laforest, au lit de
mort, le désignât entre tous les officiers de l'ambassade
comme celui qui était le plus avant dans sa confiance et s
montroit le plus capable de continuer sa mission. Ce fut
comme chargé d’affaires que Murillac prit en main la gestion
de l'ambassade, honueur qu'il justifia pleinement dès les pre-
miers jours de son entrée en fonctions.
Après la levée du siége de Corfou, l'escadr: française avait
passé tout l'automne en croisière dans le voisinage de Patras,
puis était venue hiverner dans l'archipel où Barberousse guer-
royait contre les dernières possessions de Venise. Menacé
par les mauvais lemps, dénué d'argent et privé de nouvelles
de France, Saint-Blancart, à bout d'expédients pour subvenir
aux besoins de ses matelots, se trouvait dans une extrême
perplexité. Alors l’idée lui vint de gagner Constantinople el
de se placer sous la protection du représentant de sa nation.
Précisément Marillac était dans la capitale à l'arrivée de
l'escadre française. Sans s’émouvoir des difficaltés inhérentes
à sa posilion intérimaire, il se présente au sullan, expose
que c'est pour le service de la Porte que le baron de Saint-
Blancart s'est rendu sur l'ordre du roi dans les eaux de
l’Archipel, et qu'on ne peut en conséquence refuser de lui
venir en aide. « S. M. T. C., ajoute-t-il, appréciera digne-
ment ce service, et, d’ailleurs, la bonne foi du Sulton ne
doit-elle pas se réjouir d'une occasion qui appelle les Turcs à
faire les premiers l'application du récent traité passé entre
S. H. et lc roi, puisque ce traité dit formellement que les
navires des deux puissances pourront se ravitailler dans les
ports de l'une et de l’autre. »
Ce dernier argument élait sans réplique et plaçait le Sultan
dans l'obligation de montrer de quelle manière il entendait in-
terpréter les conventions. Autant par grandeur d'âme que pour
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 287
faire montre de sa puissance et de ses ressources, Soliman
accueille gracieusement la requête qui lui est faite, proteste
de son respect pour, la foi jurée, et donnant au traité son
inlerprélalion la plus large, ouvre ses arsenaux à l'amiral
qu'il autorise à prendre lout ce qui lui est nécessaire. Sa
générosité va jusqu'à mettre des ouvriers et des soldats à la
disposition du lieutenant de sou allié.
La question du ravitaillement élait donc résolue, mais il
en restait une non moins grave el peut-être plus épineuse
encore, puisqu'on ne pouvait celle fois arguer du traité ; c'é-
tait celle de la solde des troupes; les prêteurs ne manquaient
pas, mais ils exigeaient des garanties, et la signature d'un
agent de France, si recherchée aujourd’hui sur loutes les
places du monde, avait à celle époque peu de cours dans les
bazars de Constantinople. Marillac ne se désespére pas. Tan-
dis que son compatriole procède aux opéralions de ravilaille-
ment sur les chantiers du Sultan , il va trouver Barberousse
dont il pique la vanité par le récit des libéralilés de Soliman,
et en obtient une caution de 10,000 ducats d'or.
Grâces à ces secours venus si à propos, Saint-Blancart
se (trouvait au bout de quelques mois en état de reprendre la
mer, mais sur ces entrefaites arriva la nouvelle de l'entre-
vue de Nice où Charles-Quint et François, sollicités par le
Saint-Père , s'élaient entendus pour la trève , et le même
courrier apporta l'ordre qui rappelait la flolte. Quelques
jours après, les galères françaises quiltaient les eaux du
Bosphore et faisaient voile pour Marseille.
À la faveur du répit que lui laissait le départ du baron
de Saint-Blancart, Marillac se livra avec plus d'abandon à
ses penchants pour la science, el se mit en quête de manus-
crits et d’antiquités dont il Lenait à doter les collections roya-
les. Tout étranger qu’il fût à l'art militaire, il avait un goût
(rès-prononcé pour les armes de luxe, et plusieurs lettres
288 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
restées en la possession d’une branche collatérale de: sa
famille mentionnent de nombreux objets -de ce genre qu’il
expédiait en France et qui étaient destinés à ajouter leur
contingent de luxe aux somptueuses décorations du palais
de Fontainebleau.
Doué d'une incomparable aptitude às'identifier avec l'esprit
elles termes des langues orientales, le jeune savant avait appris
le turc et charmait souvent ses heures de loisir par des dis-
cussions avec les ulémas dans leur propre idiôme, sur des
interprétations du Coran. Cette initiation d'un chrétien à
une science exclusivement du ressort des Musuimans lettrés
avait contribué à le faire bien venir à la cour du Sultan, et
plus d'un fenatique s'imaginait que le jeune seigneur
n'avait si bien étudié la loi de Mahomet que dans le dessein
d’abjurer la foi catholique.
Marillac fut rappelé en 1538 pour aller occuper le poste
d’ambassadeur en Angleterre où sa réputation d'homme
d’État l'avait déjà précédé. Antoine Rincon, désigné pour
le remplacer, s'exprime ainsi à son sujet, dans une lettre da-
tée de Péra le 15 juin 1538 el adressée à M. de Villandry :
« Pour le présent je ne vous ferai longue escripture tant
pour nou deslurber vos grandes et séries occupations que pour
ce que le sieur de Marillac porteur de ceste, s’en relourne
par delà qui estant amplement informé du portement de nos
négociations de par de ça, vos en saura bien faire si entier
rapport du lout que je croye en aurez royson de voz conten-
ter. »
De retour en France, Marillac, accueilli et fêté par toutes
les sommités de l'époque, devint l'objet de l'attention gé-
nérale. Son érudition si variée et le récit de ses aventu-
res de voyage firent pendant plusieurs mois les délices
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 289
de la cour, où le roi se plaisait à réunir tous les sujets ca-
pables d'augmenter l'éclat de sa couronne (1).
Le capitaine Antoine Rincon, dont le dévouement au roi
s'était manifesté avec tant d'énergie et de succès pendant ses
missions en Turquie et en Italie, revint à Constantinople en
qualité d'envoyé permanent de la cour de France; sa posi-
tion ne laissait pas que de se présenter sous un aspect fort
délicat, car la trève conclue entre François I et Charles-
Quint, n’avait pas manqué d’exciter les méfiances du Divan
qui se plaigoait hautement d'être délaissé par son allié. Ce
ee fut qu'à force d'adresse et de présence d'esprit, et grâce
aux souvenirs conservés par les pachas de son empressement
à payer généreusemeul les services rendus, qu'il parvint à
conjurer l'effet d'une si fâcheuse impression. Il est vrai de
dire qu'en présence des dépêches officielles, on acquiert la
certitude que François n’agissait pas en complice aveugle de
l’empereur, et que si, d’un aatre côté, on consulte les répon-
ses du sultan aux communications de la cour de France, il
semble que Soliman ne ressenlait point une irrilation person-
nelle bien prononcée, mais se trouvait sous le coup des plain-
tes que soulevail Barberousse au sujet des dix mille ducats
d’or prêtés au baron de St-Blancart , el que le roi dont les
finances étaient obérées, ne se pressait nullement de solder.
Plusieurs dépêches de Rincon témoignent da ressentiment de
(1) Marillac qui devint, plus lard, une des lumières de la diplomatie fran-
caise, fut successivement envoyé en Angleterre, en Allemagne ct à Rome.
Précédemment , il était entré dans les ordres ct avait été pourvu du siège
archiépiscopal de Vienne cn Dauphine. Sous lc règne de François Il, en
1560 , profondément touché des maux qu'il prévoyait devoir fondre
bientôt sur sa patrie. il demanda, à défaut d'un concile clérical, un con-
cile national chargé de pourvoir aux besoins de la religion, et les états
généraux, pour remédier aux malheurs de l'état. La mort le surprit cette
même année.
19
290 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
Barberousse à cet égard, ressentiment qui le portait jusqu'à
accuser les Français de mauvaise foi et à menacer de se payer
par ses mains.
Un nouvel incident allait augmenter les péripéties de la
situation. En bulte aux continuelles attaques des Turcs qui
l'avaient déjà dépouillé de ses possessions en Morée et dans
l'Archipel et lui portaient le coup le plus sensible par la perte
de son commerce avec le Levant,la république de St-Marc, pour
laquelle une paix achetée au poids de l'or était préférable à
une guerre désastreuse , prit le parti d’invoquer les bons
offices de François 1‘. Entrevoyant dans celte circonstance
une chance d'amener Venise à lui témoigner plus tard sa
gralitude par une loyale réciprocité, le roi se hâta d'envoyer
auprès du doge le napolilain César Cantelmo pour s'entendre
sur les propositions qu'il y aurait lieu de faire au Divan. De
vives protestations d'amitié accueillirent l’envoyé de France
et le gouvernement de St-Marc lui fit l'honneur d’une récep-
tion officielle. On était trop pressé d'arriver au résultat pour
perdre du lemps en discussions oiseuses, et, après quelques
conférences, Cantelmo recevait pleiu pouvoir de traiter sur
des bases acceptables. Avant tout, une trève de trois mois
devait être consentie, de part et d'autre, comme préliminaire
des négocialions.
Cantelmo se rembarqua le 18 avril 4539 ; arrivé à Cons-
lantinople, sa première démarche fut de transmettre les or-
dres du roi à Rincon qui, tenu au courant des vues du sultan
sur Venise, resta attéré d’un changement si subit dans la poli-
tique de son maître. Toutefois, e temps manquait pour en-
voyer des représentations à la cour , et force élait de presser
la négocialion en se conformant aux récentes instructions.
On entra de suite en pourparlers. Tout sembla d’abord réus-
sir à souhait, car aucune objection ne se produisit de la part
du sultan au sujet de la frève qui fut même accordée pour sit
LA
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 291
mois au lieu de trois, mais peu à peu les appréhensions de
l'ambassadeur se justifièrent. Soliman maître d’une ormée
considérable prête à entrer en campagne el certain que la
chrétienté affaiblie par ses propres discordes ne pouvait en
aucune façon le contrarier dans ses projels de conquête, mit
à profit la maladresse du Baïle de Venise pour éviter de
prendre aucun engagement, jusqu'à ce qu'une occasion for-
tuite se présentat de rompre en visière. Elle ne se fit pas at-
tendre et fut amenée par uue demande de Charles-Quint
d’être compris dans la trève, demande que la France ne pou-
vait refuser d'appuyer en sa qualité d'alliée. Admettre l’em—
pereur au bénéfice d'une suspension d'armes laissait sans but
et sans emploi les armements considérables faits en vue
d'hostilités contre lui, arrêtait la marche du sultan sur la
Hongrie, et paralysait la puissance ottomane qui n'avait
d'éléments de conservation que dans le fanatisme et l’espri,
belliqueux de ses peuples. En un mot, il s'agissait pour
Soliman de l’abaissement ou de l'élévation de son trône. La
dépêche suivante qu'il écrivait ne pout laisser aucun doute
sur la manière dont il envisageait la question ainsi que sur
les sentiments de répulsion qu'il professait à l'égard de
Charles-Quint : « Sollan Solyman Sach, Empereur, ou très-
illustre et très-excellent grand prince, le supérieur des Jé-
suéens, plein de toutes vertus et le plus renommé de la gé-
nération du Messie Jésus, pacificateur et médiateur de tous les
actes et gestes de la nation des Nezaréens, clément et vail-
lant seigneur de prudence et gravité, digne de lout honneur
etemminence, Empereur des domaines et royaume de France,
et de toutes antiquités royales, le roy François, mon frère,
par digne et juste raison, l'accroissement de loute félicité lui
soit perpélué , reçeu que vous aurez mon scel impérial, il
vous soil notoire que par leltres mandées à vositre ambassa-
deur résidant icy, avez signifié que Charles, roy d'Espagne,
292 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
avec les confédérés, désire et requiert par vostre moyen au-
cune trève de ma excelse el felice Porte ; c'est pourquoy per-
sévérant l’affectionnée fraternité qui a été jusques à mainte-
nant entre moy et vous, je la confirme de ma foy impériale,
je la veux continuer; el quant à icelle convient, puisque le
roy d'Espagne désire que luy soil cetroyée ma impériale
trève et que cela vous fera plaisir, il faut qu'il vous restitue
et déliore en vos mains loules les provinces, pays, lieux, et
facultés que par cydevant il vous a enlevé, et jusques à pré-
sent vous délient el occupe; et dès qu’il aura fail ce que
dessus, il vous plaira incontinent le faire entendre à ma
excelse el felice Porte, et puis il sera fait ce qu'il vous plaira;
advysant et déclarant qu’accomply ce que dessus , la mienne
excelse et felice Perle sera ouverte à un chacun pour quel-
qu'effet qu'il y voudra venir, soit pour amitié ou inimitié.
Ainsi soit-il. Publié el m:nifesté à tous pour l'amour de vous.
Donné à la moitié de la benoile lune de Mucarem ({ c’est-à-
dire du mois de may); courans les ans de Mahomet 946 en
la conservalion du domaine et Empire de l'honoré impérial
siège de Constantinople. »
Irrités de la déception qu'ils avaient éprouvée, les Vénitiens
traduisirent leur dépit par d’infâmes accusations contre Fran-
çois [°" qui, disaient-ils, ne s'était chargé du rôle de médis-
teur que pour mieux s'opposer à la conclasion de la paix.Rien
ne put convaincre l’ingrate république que cet échec provenait
uniquement de Charles-Quint, dont la prétention avait in-
disposé le sultan, celui-ci ne pouvant admettre au traité
l'ennemi contre lequel il prétendait avoir tant de grief.
La politique ottomane suivit son cours el les hostilités
reprirent immédiatement. Cantelmo, parli au mois de mars
pour rendre compte de sa mission infructueuse, arriva à la
cour de France en même lemps que la nouvelle de la prise
de Castel-Novo par Barberousse, événement qui plongea
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 293
l'Europe dans un nouvel effroi au milieu de la paix douteuse
dont elle jouissait depuis la trève de Nice.
Maigré l'insuccès de Cantelmo, Rincon n'avait rien perdu
de son prestige el les ministres du sultan reconnaissaient pour
ainsi dire lui devoir une réparation, ainsi que semblerait
l'établir le fait qui suit; la domination féodale établie au XIIe
siècle par les Français et les Vénitiens s'était perpétuée jus-
qu'alors sur quelques points de l'archipel par les descendants
des premiers conquérants , mais Soliman, sans respect pour
celle œuvre du temps, venait de dépouiller de ses domaines
Coursin de Sommerive, III° du nom et VII: seigneur d’Andros.
Gelui-ci conçut l’heureuse idée de porter plainte devant
l'ambassadeur du roi de France. Sans instruction pour un cas
aussi imprèvu, mais frappé de l'importance d’un tel précédent,
si jamais la couronne de France songeait à faire valoir ses
droits à l'héritage des Villehardouin, Rincon protesta contre
la spoliation, affirmant que le prince dépossédé devait être
considéré comme feudataire du roi et placé sous sa protec-
tion. La plainte fut écoutée et peu après Sommerive élait
réintégré dans sa principauté.
Une fois en train de bons procédés les Turcs ne s'arrêtérent
plus. L'ambassadeur assista aux fêtes célébrées du 11 au 16
novembre, en réjouissance de la circoncision des fils de Soli—
men, Bayezid et Dgihanghir, et du mariage de sa fille avec
son favori Rouslem-Pacha. Cette invitation officielle d'un
étranger à une cérémonie qui réunit les deux caractères de la
religion el de la famille passe chez les Musulmans pour une
marque d'honneur et un témoignage insigne d'amilié vis-h-
vis du souverain qui la reçoit dans la personne de son repré-
- sentant.
Ces bonnes dispositions étaient mises à profit par l'infali-
gable Rincon. Par ses soins de nouvelles relations commer-
ciales s’établirent dans les mers du Levant et il constitna
294 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
d'une manière définitive la sécurité du trafic en répandant
l’usage du traité de la Forest. Il ne manquait jamais d'invo-
quer comme bose et point de départ de toute réclamation ce
traité que les ministres du Grand-Seigneur s'habiluaient peu
à peu à consuller de leur côté et à exéculer comme le code
international des deux puissances.
Le roi prenail au sérieux son litre de protecteur unique des
chrétiens en Orient. Il tenait à saisir toutes les occasions de
le faire valoir ; c'est pourquoi profitant de la disposition des
esprits à jouir du calme momentané où l'on se trouvait, Rincon
fit partir un de ses secrétaires pour Jérusalem afin de récla-
mer aa nom du roi les reliques et autres objets de piété dé-
robés au culte chrétien, et la liberté des frères du St-Sépal-
cre et d'une foule d'infortunés réduits en esclavage. Cette
mission eut un succès complet. On lui dut, en outre, le rachal
d'un certain nombre de Français enlevés par le corsaire
Corsello sur le navire la Florye.
Une mesure d'un autre genre, mais qui a aussi son im-
porlance , puisqu'elle se rattache aux inslitutions littéraires,
fondées par François It, occupa Rincon de concert avec
l'ambassadeur français à Venise. Ce fut la recherche et
l’acquisilion de livres grecs et orientaux. Pélissier, le savant
évêque de Montpellier, avait été nommé ambassadeur à Venise
en vue de cettc protection à donner aux lettres et aux érudits
que le roi allirait à sa cour ; un grand nombre de pièces de
son Recueil , adressées à la reine de Navarre, à l'évêque de
Tulles , au docteur Rabelais , enfin à Rincon , ont trait à des
recommandalions de savants français et étrangers ou à des
recherches da genre de celle qui nous est signalée par la
lettre suivante : « Je suis très-assuré que aurey à plaisir de
faire chose agréable au roi, lequel est après pour fonder
ung collége à Paris, qui sera aussi excellent , mais qu'yl soil
parachevé et fourny de ce quy y est requiz , car il sera occa-
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 295
sion de faire venir à l'univers toutes les bonnes lettres qui
commencent à Jorir en France aullant que ne nul aultre
pays. El pour ce que on ne pourrayt mieulx douer que d’une
bonne librairie , fait chercher livres de tous coustés , mes-
mement grecs, et m'en donne charge d'aussi grant affection
que pour ses aulires affaires d'estat, dont luy voullant obéir
en toutes choses que lui cognoistray être agréables et d’aul-
tant plus en ceste—cy qui est tant ulyile et honorable appar-
tenant plus à mon office et profession , me suys enquiz où
s'en pourroit recouvrer et entr'autres j'ai trouvé un gentil-
homme corfiole qui en avoit ung très-beau nombre de fort
beaux , de quog il aima mieux en faire ung présent au roy.
S. M. luy a fait en récompense ang très-beau et libéral pré-
sent ; c'est de mille bons escuz que je luy ai complez en
ses mains, dont plusieurs aultres Grecs ayant senty ceste nou-
velle sont venuz vers moi pour en offrir d’aultres à S. M.
Mais il suffict que cecy a fait découvrir seulement les lieux
oa ils esloyent , car doresnayant on en pourra avoir à meil-
leur marché. Et de moy je tiens ordinairement (ous les jours
huit Grecs qui ne font aultre chose que escripre , ainsi qu'il
a plu au roy me commander encore par sa dernière despêche,
lequel m'a fait entendre qu'il n’y avoit chose en laquelle je
luy puisse plus agréer que de luy faire amas des meilleurs
livres que pourrez recouvrer. Il est venu à moi ung nommé
Marmorelti qui dict avoir ung frere en Constantinople que
cognoissez , lequel vous pourra adresser soixante ou quatre-
vingts pièces de fort bons et reres livres, lesquels esloyent à
ung de ses oncles qui les tenoyl chèrement, dont ce ne seroyt
pas peu de service aa roy nous en mander un calhalogue , et
après avoir confronté ledict cathalogue avec ceux que j'ai
par deça , s’il s’en trouvoit que nous n'en ayons pas, je vous
advertiray pour les recouvrer el ce faisant, fairez chose
agréable à S. M., etc., etc. »
296 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
Le premier jour de janvier 1540 , Charlgs-Quint recevait
à Paris une splendide hospitalité du monarque qui n'avait
trouvé, quinze ans auparavant , qu’une humiliante prison à
Madrid. Cet acte de confiance magnanime d’une part, et de
générosité chevaleresque de l’autre , eut un immense reten-
tissement en Europe et rendit sensible, aux yeux de tous, une
union politique, dont les témoignages s'étaient jusque-là renfer-
més dans les arcanes de la diplomatie. Comme dans toutes les
circonstances qui laissaient prévoir un rapprochement entre
ces deux princes, le contre-coup de cet événement se fil sentir
à Constantinople et réveilla les susceptibilités de Soliman. Ce
fut pour Rincon l’occasion de nouveaux efforts d'adresse el
de persuasion, afin de dissuader le fier et ombrageux Musul-
man auquel il parvint à inculquer des idées plus saines sur
les mobiles de la politique française ; on trouve la preuve
de son succès dans ce qui se passa au sujet de la question
vénilienne. La France, comprenant que la stabililé de la
seigneurie comme élal indépendant exigeait une prompte
paix avec la Turquie, avait, malgré son premier échec, per-
sislé à exercer son influence médiatrice dans cette affaire.
Grâce à ses soins, la paix tant désirée fut conclue vers
le milieu de 1540 ; elle inaugura, il est vrai, le déclin de
la domination des Doges, en Orient, puisque leur gouverne-
ment fut amené à consentir la cession des tles de l'Archipel ;
_ mais clle fut, dans ce moment critique pour la seigneurie ,
un bienfait et une ancre de salut, dont tout l'honneur revint
à François IT. Rincon donna, en réjouissance de cette paix,
une fête splendide dans sa résidence de Péra.
Si le traité stipulé par Rincon avail sauvé les restes de la
domination vénilienne, là ne s’arrêlait pas toute sa portée ; il
avait encore pour la France l'immense avantage de lui subor-
donner une alliée inquiête et jalouse, dont le dépit ne pouvait
se dissimuler à l'aspect de la suprématie que prenaient
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 297
nos inlérèls commerciaux sur le litloral de la Méditerranée.
Au lieu de s'étudier à supplanter la France comme elle l’avait
fait jusque là , il lui fallait désormais attacher sa fortune à
celle dé sa rivale et s’abriter sous son égide dans les occasions
trop fréquentes où la Turquie intéressée à se débarrasser d'un
voisinage incommode reprendrait à son encontre une allitude
hostile.
Malgré ses lentalives d'union et de pacification générales,
François It’ était loin, comme on le voit, d'avoir déserté
les premiers errements de sa politique , dont l’action persé-
- véranle servait à souhait les intérêts de sa couronne ; mais
Charles-Quint, loul aussi clairvoyant, ne devait pas se laisser
prendre longtemps eu piëége qui lui élait tendu. L'alliance
des deux rivaux ne pouvait avoir qu’une durée éphémère.
Tout le monde élait persuadé que la première occasion amè-
nerait un refroidissement entr'eux lorsque l'ouverture ino—
pinée de la succession de Hongrie confirma l’idée générale en
donnant carrière à de nouvelles prétentions. Inflexible dans sa
_ politique, dont le bat n’était rien moins que l’incorporation de
la Hongrie à son Empire, Soliman poursuivit la ligne de con-
duite qu'il s'était tracée , et Rincon profita habilement de
cetie ambition pour faire entrer la Turquie plus ayant dans
la voie de l'alliance française. Les débats ne roulèrent que
sur les moyens d'occuper l'Empereur au midi de l'Europe et .
dans la Méditerranée , afin de laisser le champ libre sur les .
autres points. Sur les instances de Soliman , l'ambassadeur
français porta lui-même , et sans perdre de lemps, à son
maître, les conditions stipulées. II devait faire diligence et
rapporter en personne la ratification du Roi avec l'assurance
d’un concours dans la crise qui allait éclater. Le 17 novembre
1540 , il fut admis à l'audience de congé en présence seule-
ment de Joanès-Pey , qui servait d'interprèle , par crainte
des indiscrétions d'un Trucheman. Joanès-Bey reçut à celle
298 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
occasiou deux magnifiques robes de velours et de damas , et,
selon l'usage , de riches présents furent aussi distribués , au
nom du Roi , à tous les membres du Divan. |
Le départ de Rincon pour la France eut lieu le lendemain.
I partit, accompagné d'un jeune capitaine vénitien , appelé
César Frégose, banni par le Sénat de Venise , en 1536 , pour
être allé offrir volontairement ses services au Roi contre l’Em-
pereur , et qui s'était déjà distingué sur les champs de ba-
taille et dans la diplomalie. Nous verrons bientôt ces deux
serviteurs dévoués de la France payer de leur sang la haine
qu'ils -avaient inspirée à Charles-Quint. |
Vincent Maggio , précédemment attaché à l’ambassade de
France près la République vénitienne, avait été chargé,
conjointement avec M. de Vaulx , d'une mission temporaire
à Constantinople , où il était arrivé au mois de juin 1540.
Depuis il s'était attaché à Rincon, qui, lui ayant reconna des
capacités peu ordinaires, n’hésita pas à lui confier , en son
absence , les intérêts de l'ambassade.
Le 5 mars 1540 , Rincon se présentait au château d'Am-
boise , où résidait alors la cour. C'est là que lui furent comp-
tés , le 18 avril, dix-sept mille neuf cent vingt livres dix sous.
tournois, en remboursement des dépenses de son séjour à
Constantinople. Puis il suivit la cour à Blois et reçut du Roi
en personne, pendant son séjour à celle résidence, des ins-
. tructions pour les éventualilés prochaines, et pour qu'il eût à
éclairer le Divan sur les intentions franches et loyales de la
France, ainsi que sur la nécessité où s'était trouvée cette
puissance d'entrer en arrangement avec Charles. Il devait
d'autant plus appuyer sur ce point, qu'il importait avant
tout de ne laisser aucun doute dans l'esprit de Soliman ,
dont les sympathies pour nous étaient le point de mire des
agents espagnols.
” César Frégose se rendait pour un motif anologue auprès
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 299
de la seigneurie de Venise que le roi avait tant intérêt à
voir , faute de mieux , garder la neutralité.
Le prochain retour de Rincon fal annoncé à Maggio , le
11 mai, par le Dragman Nicoletto dépèché en avant. Ce fut
le motif d'une grande joie pour le Sultan , qui ne parlait plus
de François 1 qu’en l'appelant son frère, et qui donna incon-
tinent l'ordre à son armée d’ouvrir les hostilités contre l’Au-
triche. Mais celte nouvelle était à peine connue à Belgrade
qu'un bruit étrange et funeste venait fui succéder ; on parlait
de l'assassinat de Rincon et de Frégose , altribué à des gens
de l'Empereur en Italie , et ce bruit n'était malheureusement
que trop fondé.
Les deux ambassadeurs s'étaient mis en route pour Venise.
* Tandis qu'ils séjournaient à Lyon, où Frégose passait l’ins-
pection de la compagnie de gens d'armes dont le roi lui avait
récemment donné le commandement , le sire Guillaume du
Bellay de Langey , gouverneur pour le roi en Piémont , reçut
avis que le marquis du Guast , général de Charles-Quint , se
préoccupait du prochain passage des ambassadeurs. Il les en
prévint et leur donna rendez-vous à Rivoli pour se concerter
avec lui, tandis qu'il ferait surveiller les démarches du mar-
quis. La réunion eut lieu le 17 juillet. Tous les rapports con-
firmaient que des émissaires espagnols couvraient les rou-
tes, et que le PO était l’objet d’une surveillance toute parti-
culière dans la prévision que l'obésité de Rincon lui ferait
préférer celle voie plus douce et plus commode. En celle occu-
rence, la route de terre offrait seule quelque sécurité, grâce
aux dispositions qu'avait prises Langey. Un capitaine mila-
nais, nommé Hercale Visconti, sur la fidélité duquel on pou-
vait compter, se chargeail de conduire les voyageurs jusqu’au |
château de Cisterne, tenu par une garnison française ; delà
on avancerail la nuit suivante jusqu'à un autre château,
appartenant au frère de Visconti; puis, enfin, à la faveur de
300 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
+
la (roisième nuit, on gagnerait le (erritoire de Plaisance,
compris dans le patrimoine de l'Eglise. Rincon s'était rendu
à ce projet, mais le bouillant Frégose l'en délourna et le
fil revenir à sa première et fatale détermination de prendre
la voie fluviale. Deux barques, dont l’une portait les ambas-
sadeurs et l’autre la plus grande partie de leurs gens, sous
les ordres de Boniface de Saint-Nazaire (1), les emportaient
le lendemain sur le PO. Cependant, confirmé dans ses appré-
bensions par de nouveaux rapports qui lui arrivent de toutes
_ parts, Langey {ente un dernier effort et fait courir après eux
pour les supplier de retourner sur leurs pas. Ils n'écoutent
rien et ne consentent qu'à grand peinc à se désaisir au
moins de leurs dépêches, que Langey se charge de faire
passer à Venise par le jeune lieutenant de la compaguie
de Frégose, Petregent de Sèze, neveu du comte Camille
de Sèze qui se trouvait à bord. Le 3, à midi, à peine
arrivait-on devant la plage de Cantalone, située à trois milles
au-dessus de l'embouchure du Tessin , que deux barques
armées se présentent à l'improviste. Rincon et Frégose meltent
l'épée à la main et se défendent en désespérés, mais leurs
efforts sont vains contre le nombre , et ils succombent percés,
de mille coups (2). Le comte Camille de Sèze blessé el presque
noyé fut emmené au château de Pavie, et delà à Milan ; quant
à Boniface de Saint-Nazaire , il n’eut d'autre ressource que
de se jeter à la rive avec le peu de monde qui lui restait et
de gagner un bois voisin pour échapper au massacre.
Neuf jours après, la nouvelle était apportée à Venise par
(1) Boniface de Saint-Nazaire était officier au corps de Ludovic de Bi-
rague.
(2) L'année suivante, le Sénat, s'étant brouillé avec la France, bannit de
Venise la signora Costanza, veuve de l'infortuné Frégose , ainsi que ses
enfants , dont tous les biens furent confisqués. Cette infortunéc chercha un
refuge en France, où le roi s'empressa de lui accorder une pension.
æ
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 301
le secrétaire el le valet-de-chambre de Rincon, sauvés comme
par miracle , et l'ambassadeur près la seigneurie s'empressait
de la faire tenir à Constantinople par un courrier extraor-
dinaire.
Charles-Quint, inquiet des intelligences de son rival avec
le Sultan et même avec les Vénitiens, n'avait point reculé
devant un crime pour tlenler de se meltre en possession
des dépêches qui en contenaient le secret. En apprenant que
l'empereur venait de se souiller d'un crime qui violait le droit
des gens adopté el reconnu par les nalions civilisées , Soli-
man s’écria : «a Il faut aller en occident pour trouver les véri-
tables barbares. »
Maggio comptait sur la succession de Rincon comme am-
bassadeur auprès de la Sublime-Porte, mais ce choix eût
déplu au Sullan , qui envisageail sa uationalité comme propre
à faire redouter l'influence de l’Autriche ou de Venise sur
cet agent. Pour lui éviter les disgrâces qu'avait eu à subir le
hongrois Frangipani dans une circonstance analogue , S. M.
mit fin à sa mission el employa ses services en Ilalie. Les
dépêches de cet agent se distinguent par un style fleuri, qui
tient moins du langage diplomatique que du genre descriptif ;
elles forment une amusante relation de faits d'une importance
secondaire , dont le principal intérêt est d'offrir un journal
anecdotique de la cour du Sultan (1).
Ce qui se passait en Allemagne avait un instant distrait
Charles-Quint de ses vues sur l'Ilalie, et François s’élait re-
trouvé en mesure de faire peser dans la balance des événements
la terreur qu'inspirait son alliance avec le sultan. Toutefois, la
présence de l’empereur lui eat bientôt fait reconquérir ane par-
(4) I paraît que Vincent Maggio ne tarda pas à être mis de côté , car une
lettre écrite au roi par M. de Morvilliers , ambassadeur à Venise , en 1547,
Je signale comme étant dans un état voisin de l’indigence, ct réclame pour
lui quelques secours, dont ses services passes Île rendainct digne,
302 * LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
tie du terrain qu'il avait perdu, et ce prince dans son entrevue
à Lucques avec le pape Paul 111 repoussa dédaigneusement
les insinuations de Mgr de Malines, à propos du meurtre de
Rincon et de Frégose. « Ces deux hommes, s'écria-t-il, ne
s'étaient pas fait connaître comme ambassadeurs. Naviguant
pour ainsi dire à la dérobée, quoiqu'’avec un nombreux équi-
page, ils avaient inspiré de la méfiance à du Guast qui
s'élait empressé d'envoyer des soldats pour les arrêter. Ils se
sont défendus, ajouta-t-il, au lieu d'invoquer leur qualité, et
dans le tumullc de la rixe, des coups porlés au hasard sont
tombés sur les voyageurs qui ont été victimes de leur incog-
nito. » Si Charles-Quint éprouva quelque regret de ce dou-
ble meurtre, ce fut sans doute à cause de son résultat négatif
puisque grâce à la prévoyance de Langey les papiers dont il
espérait tirer des lumières ne lombèrent pas entre ses mains.
La confiance de ce monarque en son étoile, avait alors at-
teint son apogée et l'espèce d’insouciance dans laquelle il
semblait se complaire au milieu d’une situation semée de pé-
rils redoublait l'incertitude générale sur ses vues ultérieures.
Quel ne fut pas l’étonnement des cours d'Europe lorsqu'elles
le virent se lancer daus une expédilion contre le foyer de la |
piraterie algérienne. En ce moment où une reprise des hosti-
lités paraissait imminente, il y avait témérité de sa part à
porler ses armes en Afrique au risque de laisser ses Etats
exposés à la double agression des Français et des Turcs. Il
est vrai, que dans celle téméritè apparente, se dissimulait un
adroit calcul. La répression des corsaires qui désolaient les
côtes de la Méditerranée n'avait pas seulement pour but de
préserver l'Espagne et l'Italie des déprédations que subissait
le commerce de ces pays, mais elle opérait en outre une di-
version au profit de l'Allemagne en attirant sur un autre
point l'attention des belligérants. Ajoutons qu’elle était pour
l'empereur une seconde occasion de rattacher comme la
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 303
première fois l'opinion publique à sa cause en se posant
comme vengeur de la société chrélienne, au contraire de son
rival qui s’alliait avec les ennemis de la foi. Rassuré par cette
conviction que les sympathies de l’Europe l'accompagnaient,
il n'hésila point, au mépris des dispositions hostiles de Fran
çois I, à poursuivre son entreprise préparée dès l’année
précédente.
Celte guerre déclarée à une nation musulmane devait,
fût-elle couronnée ou non du succès, ajouter une considé-
ration plus pressante aux motifs des négociations qu'avail
à poursuivre la France auprès de la Porte Ottomane.
D'ailleurs l'assassinat de Rincon venait encore compliquer
la question en ajoutant un nouveau grief à ceux de François 1°"
contre son rival; en face d’une violation aussi flagrante du
droit des gens, le roi n’avait plus de ménagements à garder
et afin d'imprimer un sceau plus énergique à sa politique
tout en donnant de l'assurance à ses partisans, il prit le
parti d'accrédiler auprès du Grand-Seigneur un personnage
dont la position participerait à la fois du caractère di-
plomatique et du caractère militaire. Antoine Escalin des
Aymards, baron de la Garde, marin distingué, connu plus
généralement sous le nom de capitaine Polin, fut choisi
pour continuer la mission de l'infortuné Rincon. Ses an-
técédants le caractérisaient comme un de ces aventuriers qui
doivent aux vicissitudes de leur fortune le talent d’en impo-
ser au commun des hommes et qui possèdent l’art des res-
sources imprévues dans les circonstances. criliques. Aussi
quoique n'étant alors que simple capitaine, le roi l'avait
jugé très-capable de remplir une mission périlleuse. Il se
mit immédiatement en roule, emportant avec lui un service
de vaisselle d'argent d’un travail exquis, et du poids de six
cents livres, destiné au sullan et cinq cents robes de brocard
pour les officiers de la cour.
304 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. ù
En passant à Venise il prit connaissance des dépêches des-
tinées à l’infortuné Rincon et se dirigea le 8 août sur Gradisque
avec une escorte de cinquante chevaux mise à sa disposition
par le pacha de Bosnie. De là il vint par la Save et le Danube
jusqu'à Bude où le chef des croyants avait fait son entrée
presque en même temps que Charles-Quint s'était embarqué
pour l'Afrique. Les largesses royales ne servirent pas médio-
crement à bien disposer l'esprit des pachas, et la réception fut
des plus amicales.
Polin inaugura son entrée en fonctions par un acte de
générosité toute française. Comme préliminaire des négocia-
tions ilexigea l'élargissement de Jérôme de Laski, palatin de
Siradée et agent du roi des Roumains qui était traîné malade
et prisonnier à la suite du sultan (1). Puis vinrent ensuite les
intérêts d'un ordre majeur. 11 s'agissait de faire prévaloir
une mesure essentielle, consistant à diriger les forces otto-
manes Jà où ces forces serviraient mieux les intérêts da roi.
François désirait voir entrer dans la Méditerranée une flotte
à laquelle il pût donner l'impulsion et joindre son contingent
armé. Dans ce but, Polin proposait de combiner une attaque
de la flotte ottomane contre l'Italie méridionale et les côtes
de la Catalogne avec une expédition que le roi dirigerait
par terre contre le Roussillon et la Navarre. Les avantages
présentés à l'appui de ce projet étaient spécieux, mais l'intérêt
immédiat et personnel de Soliman tendant à l'accroissement
de son empire portait ce prince de préférence vers une
agression contre l'Allemagne. À force de sollicitations, Soli-
man se laissa persuader et finit par donner son assentiment
au plan proposé par la cour de France. Le capitaine Polin
{1) Le Sultan avait cté prévenu que Laski amenait avec lui un person-
nage disposé , moyennant la promesse de cinq cents ducats d'or, à incendier
l'arsenal des Turcs ; le second était parvenu à se dérober aux recherches :
mais Laski avoit éte arrêté ct retenu prisonnier.
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 305
reçut à celle occasion et en signe de satisfaction du grand
seigneur deux magnifiques chevaux et une épée enrichie de
pierreries.
La nouvelle de l'assurance d’une pleine et entière coopéra-
üion des Ottomans ne pourait arriver trop Lôt. Aussi Polin ne
resla-t-il que vingt jours pour parcourir la distance qui sé-
pare Budes de Fontainebleau, rapidité dont on ne pouvait se
faire une idée à celte époque.
E. D'ESCHAVANNES.
(La suite à un prochain numéro).
20
SUR
UN POÈME ÉPIQUE INÉDIT,
D'UN AUTEUR LYONNAIS
encore inconnu,
Par M. SERVAN DE SUGNY.
C’est chose rare assurément qu'un poème épique digne de
ce nom : tous les siècles réunis en ont produit quatre ou
cinq au plus et beaucoup de nations n’en possèdent aucun.
La France est-elle de ce nombre ? l’orgueil national répond
que non et cite à l'appui de sa prétention Zélémaque et la
Henriade. Mais les peuples étrangers soutiennent que nous
avons tort d'élever au rang d’épopées ces deux ouvrages,
dont l’un est en prose et dont l’autre manque de ce merveil-
leux, de cette élévation et de ce lointain vaporeux qui sem-
blent être autant de conditions essentielles du genre. Quoi
qu'il en soit, au reste, le poème épique est l’œuvre la plus
haute que puisse exécuter l'esprit humain, et il faut être
doué d’un courage plus qu'ordinaire pour l’entreprendre.
Aucun de nos grands poètes, Voltaire excepté, n'a 0Sé
LITTÉRATURE. 307
se lancer dans cette carrière si immense et semée de tant
d’écueils, Periculosæ plenum opus aleæ. Des médiocrités
seules n'ont pas craint d'emboucher la trompette héroïque ;
mais on connait leur triste déconvenue. et la Pucelle de
Chapelain est là pour effrayer à tout jamais quiconque, avec
de faibles moyens, voudrait aborder ce travail de géant.
Si l'épopée est difficile par tout pays, on peut dire qu’elk
l'est en France plus qu'ailleurs , tant à cause du caractère
léger et de l'humeur un peu railleuse de la nation, que par
suite du manque de sujets convenables. En effet, jetons les
yeux sur notre histoire tout entière, et nous verrons qu’elle
n’a guère qu’une seule phase qui puisse servir de thème à
un poème épique, comme étant suffisamment éloignée de
nous, fertile en grandes guerres ayant la nationalité même
de la France pour objet, et enfin restée assez obscure encore
aujourd'hui pour que le poête ne se fasse pas scrupule de
mêler à la réalité de mystérieux événements. On voit que je
veux parler des règnes de Charles VI et Charles VII et de
l'apparition de cette sublime jeune fille qui devait sauver
‘ son pays et mourir sur un bûcher. Mais malheureusement
Jeanne d’Arc a été indignement traitée après sa mort comme
elle lavait été pendant sa vie, une fois par l'effet de l’ab-
sence du talent et une autre par celui du talent tombé vo-
lontairement dans la fange. C’est sans doute la pensée de ce
double affront fait à l'héroïne de Vaucouleurs qui a empêché
les poêtes français de quelque valeur de la choisir pour
sujet de leurs chants (1).
Il y a bien encore un autre sujet de poème épique, qui
ne serait pas inférieur au premier en grandeur, en héroïsme
(1) Casimir Delavigne me dit un jour qu’il s'était plus d'une fois senti le
désir d'entreprendre un poème épique sur Jeanne d’Are, mais que le sou-
venir de Chapelin et de Voltaire était toujours venu glacer son courage et
arrêter sa plume.
+308 LITTÉRATURE.
du principal personnage, en nationalité : ce serait Napoléon.
Mais le moyen de placer du merveilleux dans des évènements
contemporains et d'introduire de poëtiques légendes dans des
faits percés à jour, pour ainsi dire, par la puissante action
de la publicité moderne! Aussi nul écrivain d’un vrai mérite
n'a-t-il entrepris cette œuvre presque impossible. Le Napoléon
en Egypte de MM. Barthélemy et Méry, loin de détruire mon
assertion, ne fait que la confirmer, puisqu'ils n'ont pas
chanté la vie entière de leur héros, mais seulement une
période particulière de cette même vie, son séjour et ses
combats dans l’antique patrie des Pharaons.
. Voici venir pourtant un poète que ces considérations n’ont
point arrêté et qui a pris résolument Napoléon pour sujet
d'une épopée. Ce poëte, encore totalement inconnu , à tra-
vaillé en silence, sans secours aucun, ne s'inspirant que de
lui-même, et lorsqu'il a eu accompli aux cinq sixièmes sa rude
tâche, il a voulu que quelqu'un du métier jetât les yeux sur
son travail et lui dit s’il devait aller jusqu’au bout ou s'arrêter.
C'est moi à qui est échue cette délicate mission littéraire ,
dont j'ai dû chercher à me rendre digne par un consciencieux
examen de l'ouvrage en question.
Mon premier soin a nécessairement été d'en vérifier À
plan, car c’est la base de l'édifice et, si elle est défectueuse,
rien de solide ne pourra s'élever. Mais l'auteur m'a paru
pénétré des grands principes sur la matière, et son plan est
simple et régulier. Le voici: Napoléon est arrivé au faite de
la gloire et les hautes destinées que le ciel lui réservait sont
sur le point d'être accomplies. Arbitre de l'Europe, il va lui
procurer ce repos qu'il a toujours eu pour but, même en
combattant, et achever de doter la France de sages lois et
d’une administration bien pondérée dans toutes ses parties.
Mais l'enfer s'irrite du bonheur des hommes et veut s’oppo-
ser à ce qu'il se réalise. A cet cffet, Satan charge ses suppôts
LITTÉRATURE. 309
d'aller sur la terre susciter des obstacles à Napoléon, et
chacun d'eux s’acquitte au mieux de son rôle. C'est l’Angle-
terre qui se constitue l’exécutrice des volontés de l'Esprit du
mal et qui soulève l’Europe entière contre le héros, en sou-
doyant les princes qui lancent leurs armées contre lui.
Napoléon, toutefois, renverse toutes ces ligues et entre en
vainqueur dans la plupart des capitales de l'Europe. Une
seule puissance continentale ose braver l'élu de Dieu et, forte
de ses remparts de glace et de neige, seconde l'Angleterre
dans ses desseins contre lui, c’est la Russie; son souverain
a le premier rompu le tr<ité de Tilsitt et jeté le gant à
Napoléon, qui le relève fièrement. D'innombrables soldats
français marchent vers Moscou, afin de frapper d'un même
coup la Russie et l'Angleterre, car, une fois maître de l’em-
pire des czars, le héros pourra sans difficulté le devenir aussi
des Indes. Mais les Russes ont l’horrible courage d'incendier
leur capitale que viennent d’envahir les armées françaises ;
celles-ci se voient désormais privées d’asile au milieu d’un froid
précocement rigoureux. D’effroyables désastres en résultent
pour les soldats de Napoléon, qui périssent par milliers et
jonchent de leurs cadavres les plaines glacées de la Russie.
Profitant de l’anéantissement de son armée, l'Europe se pré-
cipite alors sur le chef des Français, qui lui résiste en lion
et remporte sur elle plus d’une victoire. Mais enfin, accablé
par le nombre, victime de la trahison , il tombe et se retire
dans une petite île de la Méditerranée, où il médite de nou-
veaux projets en faveur de la France. Bientôt, sortant de cette
ile, il remonte sur son trône, porté par les bras de ses anciens
compagnons de victoires, et songe à venger la France de
l'affront qu’elle a reçu de la part des étrangers, Mais l'enfer
veille toujours ; il souffle de nouvelles et plus ardentes pas-
sions au cœur des souverains de l'Europe, qui l’assaillent de
rechef. Une terrible bataille se livre dans les plaines de la
310 LITTÉRATURE.
Belgique, et le héros tombe encore pour ne plus se relever.
L'enfer triomphe et pousse des cris de joie. Napoléon va.
nouveau Prométhée, languir et mourir sur un rocher au milieu
de l'Océan, où il voit en songe le retour triomphal de ses cen-
dres sur les bords de la Seine, œu milieu de ce peuple français
qu'il a tant aimé.
Tel est le plan de ce poème, plan conforme à l’histoire
comme cela devait être, mais auquel l’auteur a su mêler des
épisodes et certaines fictions grandioses, quoique conformes
à la raison, qui frappent agréablement l'esprit du lecteur.
Quant à l'exécution de l'ouvrage, elle n’est point irrépro-
chable, loin de là, car on remarque dans les vers de grandes
inégalités, des enjambements, des répétitions de mots, des
rimes inexactes et jusqu’à des défauts de mesure. Mais ce
qui rachète bien à mes yeux ce que j'appellerai des vices ma-
tériels de poésie, c'est une verve peu commune et une inspi-
ration allant quelquefois jusqu’à l'audace ; c'est une entente
parfaite du sujet et un style en rapport avec la situation ;
c’est, en un mot, un talent d'écrivain souvent à la hauteur de
l'entreprise. Avec cela il y a de la ressource et, puisque la
beauté de l’ensemble existe, rien ne sera si facile que de faire
disparaître quelques taches partielles.
Voici le début du poème :
Je chante ce héros dont le vaste génie
Répandit sur la France une gloire infinie,
Qui s'immortalisa par mille exploits divers,
Fat grand dans les succès, plus grand dans les revers,
Et, longtemps poursuivi par la haine et l'envie,
Sur un rocher brûlant rendit sa noble vie.
Messagers du Très-Haut, anges de vérité
Qui livrez les grands noms à la postérité,
J'implore votre appui pour une œuvre si belle :
Anges, guidez ma voix et nra plume rebelle;
LITTÉRATURE. 311
Dites-moi ses travaux, dites-moi ses splendeurs,
Sa gloire, son pouvoir, sa chûte et ses douleurs.
Quand, arbitre des rois, du couchant à l’aurore
Il promenait, vainqueur, le drapeau tricolore,
Quand tout avait ployé sous son nom, Sous ses coups,
Et qu'il voyait enfin l'Europe à ses genoux,
Quel espritinfernal, complice de l’envie,
Vint arrêter le cours d'une si belle vie?
Quel démon furieux apporta des enfers
A d'étonnants succès d'incroyables revers ?
La noire trahison. La gloire de nos armes
Jusque dans le Tartare excitait des alarmes,
Et le sang immortel de nos preux chevaliers,
Qui bouillonnait encore au cœur de nos guerriers,
Allumait contre nous les fureurs sataniques.
C’est l'enfer qui créa nos haiïnes politiques,
Quand l'univers nous vit, ardents de passion,
Briser le joug sacré de la religion, ;
Renverser les autels où se courbaient nus pères,
Et d'un Dieu mort pour nous blasphémer les mystères.
L
= L'action du poème commence au moment où, pour punir la
Russie de la violation du traité de Tilsitt, Napoléon se dispose
à marcher contre elle. C’est bien l’accomplissement du preé-
cepte d'Horace, qui veut que le poète épique se jetle ?n me-
dias res.
Cependant un guerrier corse, du nom de Razzo. ami de la
funille Bouaparte, est allé en Perse solliciter l'intervention
de cette puissance asiatique contre la Russie. Le schah en-
voie à l'empereur des Français une députation dont Razzo est
le chef. Chemin faisant, ce guerrier raconte à ses compagnons
de voyage l'histoire de la famille de Napoléon. Il leur dit que
la mère de ce grand homme, surprise hors de sa demeure par
les étreintes de l’enfantement,
312 LITTÉRATURE.
Eut pour lit de douleur un antique tapis,
Où le futur héros, languissant et débile,
Poussa ses premiers cris sur l'image d'Achille.
La députation est introduite auprès de l'empereur, et, après
luiavoir adressé un discours de félicitation de la part du souve-
rain qui l’envoie, dépose à ses pieds le cimeterre de Tamerlan, .
comme un témoignage de l’admiration du schah de Perse pour
ses exploits guerriers et un encouragement à en poursuivre le
cours. Napoléon reçoit avec bonheur cet inestimable présent,
et cause avec les députés persans qui, jaloux de connaître
son étonnante histoire, en provoquent le récit de sa propre
bouche. L'empereur se prête sans peine à leur désir, et là
commence la narration des événements qui ont rempli la vie
du héros jusqu’au moment où il parle. Cet artifice, tout-à-fait
permis en poésie et qui me semble aussi ingénieux que conve-
nable, donne à l’auteur la facilité de mettre en récit ce qui ne
saurait faire partie de l’action sans allonger démesurément
la longueur du poème ; car les Persans pouvaient bien alors
ignorer des événements qui venaient à peine de s’accomplir
à l'extrémité occidentale de l’Europe.
= Six chants entiers sont consacrés au récit en question. C'est
évidemment beaucoup trop long ét il y aurait là bien des
retranchements ou des abréviations à opérer ; mais on yre-
marque de beaux passages et des vers frappés au bon coin.
Telle est cette peinture de la journée du 13 vendémiaire, de la
visite faite à Napolcon par lc jeune Eugène Beauharnais allant
lui réclamer l'épée de son père, et de la connaissance de
Joséphine qui en fut la suite :
Voici les insurgés! tout s'émeut, tout s'avance ;
Aussitôt du pouvoir j'embrasse la défense.
Les canons ont mugi; balayés devant moi,
Les fanbourgs de Paris reculent pleins d'effroi ;
LITTÉRATURE. 813
Ma foudre les atteint, les frappe, les renverse,
Et dans chaque quartier l'émeute se disperse.
Victorieux soudain, Je pleurais un succès
Utile, mais acquis dans le sang des Français ;
Et quand, partout suivi de la foule importune,
Dont les injustes cris accusaient ma fortune,
_Dans mon cœur incertain entrait le désespoir,
Je voulais un moment résigner mon pouvoir;
Mais celui dont le souffle inspire le génie
Ouvrait devant mes pas une route infinie ;
Il m'y précipitait. Arbitre de Paris,
Je maintins le repos par ma valeur conquis.
Jours pénibles et doux! Je puis ici le dire,
Le plus cher des bonheurs vint encor me sourire :
Un héroïque enfant, Eugène Beauharnais,
Nom depuis immortel dans les champs milanais,
Accourut près de moi, les yeux baignés de larmes :
« Rendez-moi, disait-1l, ah! rendez-moi mes armes!
« Mon père les conquit sur le champ de l'honneur. »
Son regard, son chagrin attendrirent mon cœur,
Et quand je sus son nom et le nom de ses pères,
Je lui dis: Le guerrier, enfant, que tu révères,
J'ai connu sa valeur, admiré ses vertus.
Si ses armes par toi font un héros de plus,
Eugène, les voici. Je te rends cette épée
Dans le sang ennemi si noblement trempée.
Oh! qu'il me parut grand quand, plein d'émotion,
Il saisit cet objet de son ambition,
Le pressa sur son cœur, l'arrosa de ses larmes!
Emu de ses transports, subjugué par ses charmes,
Je le pris dans mes bras, le serrai sur mon cœur,
Et ressentis en moi ce qui fait le bonheur.
Enfant, charmant enfant tu brilleras, j'espère,
Dans les champs glorieux où s'illustra ton père ;
Espère tout de moi : je promets aujourd'hui
De conduire tes pas, de te servir d'appui.
314 LITTÉRATURE.
Joséphine pleura de joie et d'espérance
Au récit de l'enfant, à sa reconnaissance.
Elle me ramena, palpitant dans sa main,
Ce fils dont je devais aplanir le chemin.
Moins belles sont les fleurs et moins fraîche l'aurore.
Les roses de son front que la pudeur décore
Répandent sur ses pas les parfums des amours;
Son port, Sa voix, ses yeux rehaussent ses atours.
A ce suaye aspect, je sentis dans mon âme
Un mouvement d'amour, une subite flamme.
Si la voix de l'Etat à qui seul j'appartiens
À pu de notre hymen dissoudre les liens,
Je le dis hautement, ici je le proclame,
Je n’ai jamais cessé de chérir cette femme.
O jours trop tôt passés! souvenir enchanteur!
Joséphine pour moi fut l’'Ange du bonheur.
Voilà, certes, des vers d’une excellente facture, qui ex-
priment noblement des sentiments vrais et rendent bien une
circonstance importante de la vie de Napoléon.
Le héros raconte ensuite sa campagne d'Italie, celle d'E-
gypte, sou relour en France, le renversement du Directoire,
son consulat, son avénement à l’Empire, enfin toutes les
grandes choses qui ont honoré sa vie et étonné le monde.
Il trace, en passant, le portrait de ses principaux lieute-
. nants, et il y a Jà des coups de pinceau qui dénotent du ju-
gement et de l’habileté dans le poète. Voici, entre autre.
celui de Murat :
Et toi, fougueux Murat, quel éclat t’environne ?
Quels destins, quels hasards t'ont donné la couron n °°?
Le fils de l'artisan ceint du royal bandeau!
Nul roi ne fut jamais ni plus fier n1 plus beau;
Formé pour la grandeur, jaloux de la parure,
Murat paraît royal jusque dans sa figure.
Les bataillons rompus, les carrés enfoncés,
LITTÉRATURE. 315
Les champs jonchés de morts, de mourants, de blessés,
Les cris de la terreur, les débris du carnage
Annoncent du guerrier le foudroyant passage,
L'Egypte l'éprouva quand sur le mont Thabor
Il écrasa les Turcs ; Madrid le vit encor
Briller dans le conseil comme dans la bataille,
Etre grand sur le trône et grand sous la mitraille,
Et, frère du héros, lui montrer que son sang
Bouillonne dans son cœur et l'élève à son rang.
L'action du poëme ne commence qu'au huitième chant,
comme celle de l’Enéide au sixième. L'armée française a
franchi le Niémen et s’avance, victorieuse, vers l'antique ca-
- pitale de la Moscovie.
Cependant nos soldats marchaient en rangs serrés,
En files s’allongeaient, se formaient en carrés,
Quand soudain de Moscou les palais resplendissent;
Les flèches, les clochers se dessinent, grandissent,
Le soleil qui paraît et radieux et beau
Décore la cité d’un éclat tout nouveau.
A ce brillant aspect, un long cri d’allégresse
Annonce des guerriers et l'espoir et l'ivresse :
« Moscou! Moscou! salut, terme de nos combats ;
« Salut, séjour vanté des plus grands potentats !
« Nous contemplons enfin tes riches avenues. »
Et deux cent mille voix s'en vont frapper les nues.
Mais tout-à-coup la scène change et la joie des soldats
français fait place à une morne stupeur, car
De nombreux criminels frappés par la Justice,
A qui l'on a promis la grâce du supplice,
Attendaient en fureur, dans les caves placés,
Les barbares décrets par l’empereur {1} tracés,
(4) L'Empereur de Russie.
316 LITTÉRATURE.
Le signal est donné: couverts par les ténèbres,
Ils sortent tout-à-coup de leurs réduits funèbres, :
Inondent la cité, remplissent les faubourgs,
Embrasent les maisons, les palais et les tours,
Font circuler le feu de la base à la cime ;
Et l'Enfer applaudit à ce forfait sublime.
Environnés de flammes, les Français déploient autant de
courage qu'ils ont l'habitude de le faire sur les champs de
bataille, et ils trouvent même, au milieu de leurs propres
périls, l’occasion de servir héroïquement la cause de lhu-
manité. C’est ainsi qu'ils arrachent à une mort affreuse les
enfants abandonnés dont les Russes eux-mêmes venaient
d’incendier l'asile. C’est Napoléon en personne qui dirige ses
soldats dans cette noble action. Voici les vers pleins de sen-
timent que notre poëte écrit à ce sujet :
Le héros a parlé: les soldats, de la main,
Indiquent aux enfants le généreux chemin;
Guidés par ces guerriers, ils courent, ils s'élancent,
Evitent en fuyant les flammes qui s'avancent,
Ils sont enfin sauvés! Sauvés par nous, enfants,
Trahis par vos soldats, trahis par vos parents,
Vous devez le salut aux conquérants du monde.
Admirez des Français la clémence féconde !
Oh! qu'ils sont glorieux pour nous, pour nos guerriers.
Ces petits cris poussés par ces petits gosiers |
Vivez, pauvres enfants, pour des Jours plus prospères.
Vivez pour honorer ce grand peuple de frères
Qui combat l'ennemi, mais sauve l'innocent;
Vivez pour célèbrer son empereur puissant
Ce touchant épisode n'est pas, au reste, le seul de l'ouvrage:
l'auteur semble au contraire avoir pris plaisir à en jeter plu-
sieurs parmi des récits de hatailles, d’incendies, ou d’autres
LITTÉRATURE. 317
événements funesles, et il faut l'en féliciter, car rien ne con-
tribue autant à reposer l'âme fatiguée du lecteur.
Parmi ces épisodes, il en est un surtout qui me paraît d’une
véritable beauté et de plus parfaitement approprié au sujet.
C’est non seulement un épisode, mais encore une création
_originale, une machine épique, si j'ose m’exprimer ainsi,
qui ajoute de la grandeur et du charme à l'ouvrage.
Le souverain de Russie, réduit aux abois, a pris une grande
résolution : pour se soustraire à la domination française, il
a décidé que l'antique capitale de ses Etats, que Moscou la
sainte serait livrée aux flammes. La Charité est instruite de
ce dessein et elle frémit des maux affreux que son exécution
doit entraîner. Dans sa perplexité, elle monte au ciel et là,
se jetant aux pieds de l'Eternel assis sur son trône, elle le
conjure d'empêcher un si épouvantable malheur. Mais Dieu
lui répond que le premier des biens qu’il a dispensés aux
- hommes, c'est la Liberté, et que, tout en gémissant sur les
suites de la castatrophe que sa fille bien-aimée lui signale
comme prochaine, il ne peut s’opposer à ce qu’un peuple
fasse son possible pour rester libre. Je ne crains pas de le
dire, cette idée est digne d'Homère. Quant à la manière dont
elle est rendue, il n’en est pas tout-à-fait de même et bien
des vers auraient besoin d’être retranchés. Cependant il s'en
trouve un certain nombre qu'on peut citer avec honneur ; les
suivants par exemple me paraissent remarquables :
Sous la voûte des cieux
Veillait une vertu dont les mains en tous lieux
Répandent des bienfaits, soulagent des souffrances,
Apaisent des fureurs, préviennent des vengeances ;
Elle sait, s’il le faut, prendre tous les dehors,
Braver tous les dangers, vaincre tous les efforts.
Là, riche généreux, à l'orphelin qui pleure,
Elle ouvre, aux jours d'hiver, le seuil d'une demeure.
318 LITTÉRATURE.
Ici, de la beauté revêtant les atours,
Elle va pour le pauvre implorer des secours.
Plus loin, c’est du Seigneur le ministre intrépide
Qui transforme en douceur une rage homicide.
Parfois c'est un monarque épargnant ses sujets,
Avare de rigueurs, prodigue de bienfaits ;
Un sant religieux, une vierge timide
Qui, de l'éternité pieusement avide,
Consacre sa jeunesse au service d'autrui,
Et brave pour son Dieu les dégoûts et l'ennui.
Sans honneur autrefois dans l'église payenne,
Tu règnes de nos jours, 6 charité chrétienne !
Jamais rien de plus beau, jamais rien de si doux
Ne parut sous les cieux, ne brilla parmi nous;
D'un immortel éc'at le Seigneur l’environne,
Et chaque instant encore ajoute à sa couronne.
Mère tendre, elle veut le bonheur des humains,
Et sur ses fils blessés étend ses blanches mains ;
Enfin, de lis sans tache et de palmes ornée,
De toutes les vertus elle est la sœur aînée.
Je m'arrête ; en voilà assez pour faire apprécier le faire du
poète qui a imaginé de me prendre pour juge de son travail.
J'ai répondu à son désir suivant ma capacité, mais me défiant
de mes propres lumières, il m'a semblé que je devais, en
outre, mettre le public de moitié dans la confidence qu’il m'a
faite, bien entendu, toutefois, en lui laissant ignorer le nom
de cet auteur qui ne veut pas être connu. À mon avis,
l'homme qui a été capable de concevoir le plan que j'ai pré-
cédemment exposé et d'écrire les vers qu’on a lus, n’est pas
un écrivain vulgaire , et je préviens qu’il y a dans son œuvre
beaucoup d’autres passages aussi remarquables que j'ai éte
forcé d’omettre pour ne pas dépasser les justes bornes d'un
écrit de cette nature. Je n'ai point non plus dissimulé les
fautes qui se rencontrent dans ce poème, et si je ne les ai pas
LITTÉRATURE. 319
fait connaître par des citations, c'est qu'il ne s'agissait pas de
rendre compte d’un ouvrage livré à l'impression, mais bien
de pressentir le jugement du public sur un livre qui n’a pas
vu le jour et qui peut-être, par suite de la modestie de son
auteur, ne le verra jamais. Indépendant par caractère et par:
position, il m'a déclaré que ce n'était point dans le but de
flatter la puissance du jour qu'il avait choisi Napoléon pour
sujet de ses chants, mais uniquement parce qu’il regardait
cet homme comme réellement grand et comme ayant répandu
sur la France une gloire immortelle. Malheur au poète qui
monte sa lyre au diapason du vent qui souffle dans les hautes
régions politiques ! Il pourra jouir d’une faveur momentanée,
obtenir quelques distinctions personnelles, mais l’art véri-
table ne lui devra rien, car il n'aura obéi en écrivant qu’à de
misérables calculs d'intérêt ou d’ambition, et son œuvre por-
tera nécessairement quelque empreinte de cette espèce de
dégradation intellectuelle.
ED. SERVAN DE SUGNY.
Membre de l’Académie et de la Socicte
littcraire de Lyon.
LE ca GARE
CRETE
(BIBLIOGRRE hi
LA GRÉCE.
VOYAGE EN GRÈCE par M. YEMENIZ, précédé de CONSIDÉRATIONS
SUR LE GÉNIE DE LA GRÈCE, par M. Victor de LAPRADE.
« Voyager, ditMadame de Staël, est, quoi qu’on en puisse dire,
un des plus tristes plaisirs de la vie (1). » J'aime à croire que ce
désenchantement n’est qu'une phrase de circonstance pour ex-
pliquer le marasme de lord Nelvil : — ou qui sait ? peut-être est-
ce une plainte, un soupir mal contenu de cette amertume intime,
que ne parviennent jamais à étoufler dans le cœur de l'exilé,
toutes les consolations du travail et les enivrements de cette se-
conde existence que peut nous donner le génie ? D'ailleurs il est
tant de surtes de voyages. Je comprends que si l'on ne cherche
que de l'ombre ou du soleil, il ne vaut guère la peine de se dé-
ranger ; on risque fort de ne promener longtemps que son ennui.
Dans ces conditions , je serai comme le poète lyonnais ( M. de
Laprade ) : « Peu curieux de pays inconnus, trouvant la nature
assez belle partout où je rencontre le soleil, un grand arbre etla
solitude. »
Il y a une autre manière de voyager, surtout quand il s’agit
de la Grèce ou de l'Italie, ces deux patries de l'humanité, ce
rendez-vous commun de tous les rêves des imaginations de vingt
(1) Corinne, ch. u. l
BIBLIOGRAPHIE. 321
ans. 11 y a là plus qu'une distraction de jeune homme; il y faut
apporter avec soi autre chose que le simple bagage du touftiste,
qui court de ruisseau en ruisseau, de vallée en vallée, de pay-
sage en paysage, ne cherchant dans la nature que la variété de
ses sites, et n’aspirant à rapporter pour tout souvenir de cette
belle enchanteresse que de pauvres lambeaux dérobés çà et là,
sur la route, à sa tunique étincelante. Des ruisseaux , nous en
passons à chaque pas ;’des vallées, nous en rencontrons tous
les jours ; il faut chercher autre chose aux pays antiques ;
M. Yemeniz nous le prouve dans sa charmante course à travers
la Grèce. II a compris comment il fallait la visiter ; il nous montre
que le charme des voyages n’est pas ce qu’on y trouve, mais bien
ce qu’on y porte, et que pour goûter ce fructueux far-niente du
voyageur , il ne faut certes pas n'avoir rien fait. Tant vaut
l’homme, tant vaut le loisir.
Le beau des voyages pour moi c’est l’étude du passé et l'oubli
du présent. Le présent est toujours laid , il est un peu comme
potre prochain, on est toujours disposé à en médire. Il n’y a de
beau que le passé et l’avenir : le passé, par ses souvenirs ; l’ave-
nir , par ses espérances ! Que cherche-t-on dans un voyage, si
ce n’est ce contraste entre la vie présente et le temps passé ? C’est
ce contraste qui fait le charme et la grandeur de tout ce qui n’est
plus; c’est ce contraste qui fait que la Grèce est si belle, et
qu’elle exercera toujours sur nous la mélancolique fascination de
ses ruines. Ne montre-t-elle pas encore à tout pélerin qui la
considère de l'horizon, comme Child-Harold, les blanches co-
lonnes de son temple de Minerve, qui, du haut du promontoire
de Sunium couronnent toujours l’azur de la mer Égée, et sem-
blent inviter tous les voyageurs errants du monde moderne
comme un lointain mirage du passé? Les débris de ses belles
cités sont les ossements de ces siècles dont parle Virgile, et qu'en
fouillant le sol de la science , le laboureur n’exhume qu'avec un
mélange d’effroi et d’admiration :
Grandiaque cffossis mirabitur ossa sepulchris.
( Géorgiques, liv. 1 ).
21
322 BIBLIOGRAPHIE.
Joignez-y le travail de la nature qui vient jeter ses magnificences
sur cés pages de deuil, et parer de son éternelle jeunesse la
poussière des empires ; la pensée qui s’en élève remplit le cœur
d’un religieux respect , et ses mystérieuses harmonies satisfont
l'esprit tout en l’attristant.
Le livre charmant de M. Yemeniz se présente sous de bons
auspices, en s’ouvrant par une étade de M. de Laprade sur le
Génie de la Grèce ; aussi, en suivant en pensée le voyageur sur
ces vieux et éloquents débris, nous aimerons à retrouver sou-
vent associés les impressions du narrateur et les sentiments du
poète.
La Grèce nous apparait à l’aurore du monde historique, mais
avec le front encore tout rayonnant de l’éclatante auréole des
temps fabuleux qui s'évanouissent. Son Homère est le barde de
sa jeunesse héroïque, mais ses chants sont tout pleins d’un passé
merveilleux qui n’est pas encore très-éloigné du poëte. C'est
avec ce double prestige que la Grèce se lève à nos yeux ; et,
comme l’a bien senti M. de Laprade, son véritable génie c'est la
beauté ! c’est chez elle que s’épanouit le premier sourire de la
poésie, jaillissant tout-à-coup de son sein comme la source
d'Hippocrène. C’est à Homère que commence cette noble suite
d’aveugles illuminés , ce long pélerinage de la souffrance et du
génie, qui s’en iront chanter à travers le monde les grandes
destinées de l'humanité. Le génie romain sera plus tardif. Oc-
cupée à vaincre et à gouverner, dans les rarés moments de loisir
que lui laisse la gloire, l'Italie écoute encore en silence, pieuse-
ment agenouillée aux bords de ses deux mers, l'écho lointain
qui lui arrive du Parnasse et du Pinde. Ce n’est que plus tard,
en s’éveillant à ces suaves accents , qu'elle empruntera la lyre
d'Ionie laissée par Homère, et qu’elle en renouera les cordes
détendues pour achever de civiliser les fils de oes brigands, si
dignement alaités par une louve.
Nous avons vu tout récemment s'engager une lutte acharnée,
à propos des études classiques. Quelques-uns ne tendaient à
rien moins qu’à faire disparaitre de l’enseignement les modèles
BIBLIOGRAPRIE. 323
de l’antiquité. C'était une réaction comme il s’en était produit
dans tous les temps. Au second siècle déjà, on avait vu s'élever
l'École d’Arnobe, de Lactance et de Yertullien, qui appelait
Aristote un misérable, miserusx Aristotelem. Plus tard Oddon
et Alcuin avaient défendu d’expliquer Virgile dans leurs monas -
tères ; et Abélard lui-même avait dit que, puisque Platon vou-
lait chasser les poètes de sa république , il ne voyait pas pour-
quoi on ne les chasserait pas aussi de l’Église. C'était, qu’on me
passe la comparaison à laquelle je ne veux rien donner d'offen-
sant, hériter quelque peu de Julien, cet ancien rhéteur d’Athè-
nes, aux doigts tachés d'encre, et qui, une fois monté au trône
de-Constantinople , défendit aux maitres chrétiens l'enseigne-
ment des lettres paiennes. 11 était habile homme , et il sentait
bien qu’attaquer l'Église par l'ignorance était moins sanglant,
mais plus terrible peut-être que de la trainer sur l’échafaud.
Aussi rien n’excita plus l’indignation de Grégoire de Naziance,
qui regarda cette persécution comme plus cruelle que celle de
Néron, et de saint Basile qui revendiquait pourda poésie ce que
le premier revendiquait pour l’éloquence.
Comme toujours, il n’est pas resté grand chose de ces contro-
verses et de ces récriminations, où la passion égare toujours la
vérité. L'Église n'a jamais aimé les partis extrèmes. Quand
Charlemagne écrivit le capitulaire de 785, elle lecondamna par
la bouche d’Adrien ; et quand on parle de proscrire les lettres
profanes, le concile romain de 1078 rappelle qu’à côté de toutes les
églises épiscopales doivent se trouver des chaires pour les lettres
et les arts. En pareille matière il faut des deux côtés un
échange réciproque de concessions ; et si M. de Laprade se
range hardiment dans le parti des classiques, ce dont nous
sommes loin de le hlâmer , il n'en fait pas moins ses réserves,
et comprend la nécessité d’une transaction. Il y a un abime entre
le monde antique et le monde moderne. Si la résurrection du
premier n’est plus à craindre, pourquoi ne pas rendre au moins
à ses chefs-d'œuvre le respect que l’on doit aux vaincus, quand
la Rome chrétienne abrite encore aujourd’hui dans ses murs les
dieux descendus du Capitole ? Nous pouvons donc sans crainte
324 BIBLIOGRAPHIE.
leur rendré toute justice et reconnaître sans prévention les mé-
rites qu'ils possèdent réellement.
« La poésie est plus vraie que lhistoire » a dit avec raison
Aristote. Ce n’est donc pas dans ses historiens, dont les récits
sont souvent des produits de leur imagination , mais dans les
chants de ses poètes qu'il faut étudier la Grèce. Ses deux épopées
nous révèlent déjà les deux faces principales de sa jeunesse :
l’{liade nous peint ses mœurs héroïques, comme l'Odyssée ses
mœurs domestiques. Ce qui fait la grandeur d’Homère, c'est -
cette admirable impartialité de son génie qui nous raconte tout,
qui décrit tout, sans point de vue systématique, et sans viser à
l'exaltation exclusive d’une seule race , comme les poèmes
d’Ossian qui appartiennent pourtant à la même phase littéraire.
J1 regarde autour de lui, et, sensible à toutes les impressions
de la nature comme à tous les sentiments de lhumanité, il
chante ce qu’il a vu librement et sans parti pris. Après lui vient
k théâtre grec. Le drame , c’est l’histoire nationalé condensée
dans un fait ; ©est toute la vie d’un peuple représentée dansl'é-
vènement qui explique le mieux son génie. La Grèce est tout
entière dans cette trinité dramatique, appelée Eschyle, Sophocle,
Euripide ; elle respire dans chacun des héros de ces poètes : c’est
chaque face de son caractère personnifiée et ramenée à un point
saisissable. Uue seule pensée semble la dominer, c’est la divini-
sation de l’homme : elle s’empare tour à tour de ses plus hautes
facultés, de ses plus nobles instincts, pour les idéaliser et en faire
autant de types modèles ! A cela se joint l’action continue de la
Providence qui fait le fond de toutes ses tragédies , et qui en-
toure de merveilleux tous les actes de la vie humaine. C’est
ainsi que tous ses héros sont de tradition, et ses caractères in-
variables, sans qu'elle permette jamais au caprice du poëte d'al-
térer en rien leur stabilité. Andromaque est le type immortel
de l’épouse et de la mère ; Antigone, celui de la fille ; Electre, :
celui de la sœur, et OŒEdipe enfin l’'emblême de Ia fatalité et en
même temps de la justice qui doit, en définitive, triompher à tont
prix, même par la main vengeresse de la Némésis. Cette immo-
bilité des caractères est un des mérites les plus beaux de la lit-
BIBLIOGRAPHIE. 325
térature antique, et elle dérive d’une de ses plus nobles passions,
la nationalité ! Ce culte de la patrie à Rome fut quelque peu
farouche : son temple fit déserter souvent celui de la Pitié ; mais
Athènes sut le garder au cœur de ses enfants entre leurs senti-
ments les plus tendres. Elle leur fit entourer de vénération
leur berceau et les traditions de leurs pères ; elle leur apprit
que l’art doit s'inspirer , avant tout, au foyer du patriotisme,
sans lequel le poète, selon l'expression de Dryden, n’est plus
qu'une « flamme peinte » ! De son côté, elle rendait à ses héros
l'amour qu'ils avaient eu pour elle ; la poésie répondait à leur
mort par l'apothéose. Et ici nous touchons encore à un sens pro-
foud des fables antiques, car tout s’enchaine dans cette belle
littérature. Les nations ont deux histoires : l’histoire véritable
qui raconte leur vie, l’histoire fabuleuse qui s'empare de leur
imagination.Les fables ne sont que la transfiguration que l’on
fait subir à un personnage pour le rendre immortel. Dans l’his-
toire , les peuples conservent les personnages qu'ils ont vus;
dans la fable, ils couronnent les fronts de ceux qu’ils ont aimés !
Ce qui fait le grand charme de l'antiquité grecque, c'est cet
ensemble de doctrines humaines qui se retrouve, il est vrai, au
fond de toutes les littératures, mais nulle part aussi complet
et surtout aussi bien formulé. Ses poètes étudient l'homme sous
toutes ses faces et dans toutes les situations de sa vie. Sans de-
vanciers pour leur servir de modèles, leur défaut est plutôt la
simplicité que l’exagération. Ils n'avaient besoin pour être émus
que des sentiments vrais et simples de la nature, et non des
spectacles sanglants que Rome se prodigua, ou du raffinement
et des bizarreries exceptionnelles qui sont le propre de toutes les
civilisations fatiguées. Entre les passions ils choisissaient ordi-
najrement les plus simples ; et, pour faire comprendre ma pensée,
je choisirai un dénouement fréquent au théâtre , le suicide. I y
a deux sortes de suicide : l'un qui aait d’une fougue momenta-
née qui égare l'homme, c'est le naufrage de l'énergie humaine
lorsque le poids du malheur est trop fort ; l’autre qui est la con-
séquence, ou de ce raisonnement de l’orgueil connu de l'antiquité
sous le nom de stoicisme, ou de cet abattement sceptique, plus
396 BIBLIOGRAPHIE.
fréquent de nos jours, si bien nommé déjà par saint Chrysos-
tôme, le néant de l’âme , 40üxid. Le premier est le suicide de
passion, le second le suicide réfléchi de Werther et d’Hamilet. Les
Grecs n’ont mis en scène que le premier, et ne pouvaient com-
prendre que celui-là seul. Leur suicide n’était que le dénouement
d’une passion égarée. Si la belle Sapho se précipitait du rocher
de Leucade, c’est que Phaon la délaissait ; si Didon se brûtait
sur la grève de Carthage, c’est qu'elle voyait fuir à l'horizon te
vaisseau qui emportait Énée. Le suicide du stolcrsme dont Caton
est le héros, ne fut môme janrais populaire dans l'antiquité , et
la Grèce à coup sûr ne lui eût pas donné des larmes. Au théâtre,
la passion seule peut être dramatique. |
Regardez mourir les héros grecs dans la tragédée (la mort ré-
same la vie ; elle révèle l’âme tout entière). Ils ne crotent pas
nécessaire à leur dignité de se draper en tombant dans l’orgueil-
leux manteau du raisonneur philosophe, et de finir eumme
beaucoup de héros modernes avec force bruit et surtout force
sentences. Leur Iphigénie dit adieu en pleurant à la lumière si
douce à voir, tt ne regrette point comme celte de Racine tes hon-
heurs qu'elle n’aura pas. Si Polyxène étouffe ses larmes et sem-
ble montrer plus de résigration devant la mort, c’est qu'elle na
plus son père et surtout qu'elle n’a plus sa patrie. Sa patrie ? nous
comprenons peu aujourd’hui, nous tous chrétiens où seeptiques,
cette Haison de la vie au sol natal : comme chrétiens, nous met-
tons le devoir au-dessus d’elte ; comme seeptfques, nous disons
votontiers ubi bene, ibi patria, où nous sommes bien, là est la
patrie. C'était le contraire chez les Grecs ; tes hordes asintiques
pouvaient bien piétiner leurs champs, comme plus tard les fa-
rouches enfants de Mahomet ; Rome pouvait bien leur envoyer
l'esclavage par les mains de ses proconsuls , la Grèce était tou-
jours la Grèce, la patrie était leur seule religton : “bi pañria, ibi
bene ! Ils l'aimaient comme une mère ; ils ne demandaient,
comme Diogène , qu’à jouir de son beau soleïl ; cherchant dans
tes'harmonieuses Hgnes de son horizon, dans tes grandes et poé-
tiques scènes de sa nature les seules émotions de leur vie :
comme ces jeunes Albanaises d’aujourd’haïi, dont les seules fêtes
BIBLIOGRAPHI£. 327
sont de venir danser chaque soir sur les plages de Corinthe, et
dont le souvenir remplit une des plus charmantes pages du jour-
nal de notre jeune voyageur.
Je ne veux rien comparer dans le théâtre ancien et le théâtre
moderne : leurs deux points de départ sont trop différents. Je
sais reconnaître, comme tous, que nos penseurs el nos poètes
ont dépassé depuis longtemps ces colonnes d’Hercule que l’an-
tiquité avait posées comme limite à son génie. Je comprends aussi
que Gœthe, Shakspeare , Racine, Corneille ont trouvé des cordes
inconnues à Sophocle et à Euripide quin’auraient pas à coup sûr
compris Faust ou Hamlet, pas plus qu'is n'auraient pu faire
Polyeucte ou Athalie. Et pour rendre pleinement témoignage à
notre art national, j'appleudirai mème à ces paroles de M. Cousin:
« Osons dire ce que nous pensons ; à nos yeux Eschyle, Sophoele
et Euripide ensemble ne balaneent point le seul Corneille ; car
aucun d'eux n’a connu et exprimé, comme lui, ce qu'il y a au
monde de plus véritablement touchant, une grande âme aux pri-
‘es avec ebe-même entre une passion généreuse et le devoir (1). »
En matière d’art, enfin, j'irai plus loin encore. Oui ! depuis dix-
-heit cents ans qu’elle a disparu , l’antiquité n'a pas encore pour
quelques-uns abdiqué sa royauté, ou du moins si le sceptre lui
échappe, eNe semble toujours nous imposer par la magie de ses
eouvenirs le despotisme de l'admiration. Mais est-ce à dire qu'il
faille toujours rencontrer jusqu’à elle comme à l’infailiibitité su-
prême, et que le génie, dans la cécité de l’inrpuissance, n'ait rien
de mieux à faire que de suivre Michel-Ange aveugle, et promener
comme lui ses mains débiles avec vénéretion sur les restes
mutilés de l’Hercule antique ? Ce serait faire trop bon marché, ce
me semble, des œuvres modernes, et méconnaitre chez nous ce
que nous admirons dans le passé. Il faut être impartial ; le pres-
tige de la Grèce ne dait pas nous faire oublier la vérité. Pour-
quei ne pas le reconnaître ? En matière d’art proprement dit,
nous sommes supérieurs aux Grecs. L'art paien ne rend que le
visible : l'art moderne a eherché à rendre F'invisible, l'idéal sous
(1) Du vrai, du bean ct du bien, X° icçon.
328 BIBLIOGRAPHIE.
la forme, c’est-à-dire, l'expression. Qu'on se rappelle la frise
du Parthénon représentant le combat des Lapithes et des Cen-
taures. Assurément voilà le ciseau de Phidias ! I y a dans la
pureté du dessin, dans l'harmonie des lignes, dans la simplicité
de la comrosition un sentiment profond de la sculpture. Mais
regardez tous ces héros, ils luttent, tombent et meurent sans
que leur figure atteste la moindre émotion ; prenez toutes ces
têtes séparément en dehors des attitudes du combat, y trouve-
rez-vous l'expression que vous attendez ? y verrez-vous rayon-
ner un seul de ces sentiments divers que suppose nécessaire-
ment l’action ? Ce sont des physionomies calmes d'hommes au
repos. C'est cette vie, cette expression qui manque à l’art ancien,
qu'a deviné l’art moderne. L'artiste cherche aujourd'hui à faire
briller dans son œuvre une étincelle de cette beauté invisible,
de cet idéal archétype qu’il a entrevu dans ses rêves, et qui de-
vient son ineessante préoccupation devant la toile ou la pierre
dans laquelle doit s’incarner sa pensée. Quelle œuvre de Phidias,
d’Apelles ou de Cléomène peut soutenir la comparaison avec une
toile de Raphaël pour la science de la composition et la richesse
de la pensée, ou seulement avec le moindre tableau du Poussin
pour la profondeur du sentiment ? L'art moderne surpasse l’art
antique de toute la hauteur du Christianisme sur les mytholo-
gies païennes. La seule gloire du ciseau grec, c'est la pureté des
formes, et pour cela nous ne l’égalerons jamais. Les sensuelles
imaginations de ses artistes s’accommodaient mieux de l’absence
de toute pensée que de l'ombre mème d’un défaut physique. Les
raisins de Zeuxis, si bien imités que les oiseaux venaient les
becqueter, étaient pour eux le comble de l’art. Leur beauté, c’é-
tait la forme, eomme leur éloquence n'était souvent qu’une sen-
sation soumise avant tout aux lois de l'harmonie musicale ; une
flûte n'accompaguait l'orateur qu'afin que les modulations de
sa voix ne dépassassent pas le nombre de notes voulues pour
l'oreille délicate de ses auditeurs. Homère lui-mème, comme le
remarque justement Lessing, est un sculpteur ; nul n'a comme
lui le sens exquis de la précision et de la netteté des images. Quoi
de mieux arrêté que le dessin de tous les êtres auxquels il donne
BIBLIOGRAPHIE. 329
la vie ? Le mérite des Grecs c'est, comme je l’ai dit, cette sim-
plicité, ce calme, cette jeunesse qui respirent dans chacune de
leurs œuvres, et semblent en faire, selon la belle expression de
M. de Laprade, {a statue de l'homme éternel. Je ne blâme point
cette perfection physique ; ils savaient étudier le corps humain
sans le disséquer, sans chercher par un dessin convulsif, à ré-
véler sous les formes extérieures la charpente du squelette.
Rien de tourmenté chez eux, comme dans les académies. de
Michel-Ange par exemple , lesquelles semblent n'avoir d'autre
but, dit Vasari, que de montrer que le maître savait l'anatomie.
Mais, sans parler de ces immenses passions du cœur que le
Christianisme seul pouvait révéler, et dont il nous montre les
types dans Madeleine et saint Jérôme, ce culte exclusif de la
forme leur fit oublier trop souvent les grands sentiments de
l'humanité jusqu’à ne leur faire aimer la vertu qu’à la condition
de la beauté physique :
Gratior et pulchro veniens in corpore virtus.
Au reste, les conditions de durée manquaient au paganisme. Ce
matérialisme de pensée et d'expression aboutissait à une ruine.
Rome semble n’avoir concentré en elle toute l'antiquité que pour
la faire tomber tout d'une pièce. Sans doute, les anciens avalent
entrevu un coin de cet idéal qui nous est révélé, mais ils ne le
comprenaient pas ; sans doute ils avaient retenu la notion d’une
intelligence suprême , mais en l’obscurcissant. Euripide écrivait
bien ce vers si profond où se résume tout le sentiment de l'art :
« Le laid est toujours laid, même lorsqu'il parait bien ! »
Socrate et Platon, le cygne de l’Académie, « qu’on retrouve tou-
jours, dit le comte de Maistre, sur le chemin des grandes vé-
rités (1), » avaïent bien vu plus loin encore et deviné ce sens
moral inconnu à leurs contemporains ; mais leur philosophie,
assise au pied de l'autel de l'Amour, fut impuissante à pousser
jusqu'au bout sa doctrine. Tournez la page du Banquet et du
Phédon ; toute l'antiquité se réduit à ces pratiques infâmes qui
font la honte du paganisme , et il suffit pour la condamner du
(1) Principe genérateur..
330 BIBLIOGRAPHIE.
seul éloge qu’elle donne à Zénon (1) ! le sens moral lui a été
étranger ; ce qu’elle a compris quelquefois, elle ne l’a pas senti :
il lui manque cet esprit du cœur , le mens cordis, dont parle
l'Écriture dans son langage si profond !
Aussi quelle foule peuplait ces villes, ces palais , ces édifices
que les arts lui faisaient si splendides ? Quelle foule peuplait cette
belle Athènes qui, sous le plus magnifique ciel qui fêt jamais,
baignant ses pieds dans l’onde bleue de la mer ionique, sem-
blait sortir des flots , comme l’image voluptueuse de da Vénus
d'Apelles ? Une foule immonde et sans frein, qui après avoir
honoré comme un Dieu Socrate buvant la cigüe , cracbait main-
tenant au visage d’un condamné, parce que ce condamné s’ap-
pelait Phocion. Les dogmes s'en allaient , et avec eux la vie se
retirait de l'antiquité : c'était un cadavre qui ne puait pas en-
core. Comme le disaitun grand homme en 1814 : « Si la morale
fait l'individu, les dogmes font les nations (2) : » sans eux, point
de peuple. L'homme peut bien se vouer à des dieux imaginaires;
mais tant qu'il y croit , il y a dans ce dogme, tout grossier qu'il
est, de quoi soutenir la conscience humaine ; tant il y a de farce
dans l’idée surnaturelle ! Rome a été brave, religieuse, chaste
tant qu'elle a cru sincèrement , tant que ses grands hommes
n'ont pas rougi de conduire leur charrue de leurs mains oonsu-
laires. Mais le jour où le peuple apprit à rire de.ses augures, le
jour où Caton dut quitter le théâtre que génait son austère pré-
sence, ce jour-là il ne restait rien à faire ; le paganisme avait
accompli tout ce qu’on pouvait attendre de son génie. On pou-
vait bien encore, aux fêtes d'Auguste, venir écouter le chant
séculaire d’'Horace ; mais qui croyait sérieusement à ces pompes
et à ces dieux ? I y avait peu de jours que le .monde avait en-
tendu la voix de son maître lui crier : « Que crains-tu ? tu portes
César et sa Fortune ? » La Fortune ! voilà quel était le dieu de
César , ou plutôt de l’époque. Quand bien même Aristote et
Platon seraient sortis de la tombe , qu'auraient-ils offert aux
(1) Hadapuug syonre oran ( Diog. Laërt. lib. 7. $ 10:.
(2) De Bonald.
BIBLIOGRAPHIE. 331
roués de Tibère ? De grandes conceptions peut-être, mais dont
ces derniers n’avaient que faire, et qui n'étaient bonnes tout au
plus que pour les.jardins d’Académus. Que présenter à cette s0-
ciété vieillie ? La pointe d’une épée pour hâter sa ruine , comme
le stoicien Stration à Brutus !! Selon la magnifique expression
de Bossuet, Rome n'avait plus qu’à rère et mourir !
Qu'on me pardonne de m'’égarer dans ces champs immenses,
et qu'on s’en prenne plutôt à l’auteur qui nous parle de La Grèce.
En secauant cette poussière immortelle, il est difficile de ne pas
se perdre quelquefois au milieu de tous'ees souxenirs. Résu-
mons-nous donc en deux mots, et, en présence de cette grande
chute, sachons rendre pourtant , à ceite belle Grèce , la justice
qui lui est dû. J'aime, comme tous, nos grands génies moder-
nes ; mais il ne faut pas que çe soit au préjudice de la vérité.
Voilà bien des siècles que l’Église nous enseigne, et que le
plan qu’elle a tracé dirige toujours les travaux de notre jeunesse.
Jamais l’étude de l'antiquité n’a été bannie de:ses évoles qui ont
admiré de teut temps le calme harmonieux , la tranquille séré-
nité, le ratioancl, en un mot, de teutes sesproductions. Fau-
drait-il done aujourd'hui seulement découvrir qu'elle s’est trom-
pée? Noa ! si la poésie veit.se dérouler devant elle de plus riches
moissons, si la pensée qui l'anime a changé, le fond de l'homme
se change pas ; la nature est immuabhle. Qu'on n'aille pas cher-
cher dans le passé, comme on l’a fait quelquafois au XVIS ajèr
cle, des formes qui ne peuvent plus servir, et des moules où l'an
ne peut plus rien couler. Mais il y a des choses où l’on ne peut
mioux faire que de limiter. C’est en ce sens que je rappellerai
ces paroles du comte de Maietre , que je me plais à citer ici
comune le témoignage d’un homme dont on ne soupeonnera pas
l'austère gémie d’une alliance trop étroite, avec les muses vo“
ltuptueuses d'Athènes, paroles qui, du reste, sont tombées de sa
plume au milieu d’un jugement assez sévère sur la Grèce (1):
« Les lettres et les arts, dit-il, furent le triomphe de la Grèce.
Dans l’un et l’autre genre, elle a découvert le beau ; elle en a fixé
(1) Du Pape, liv.iv, ch 7.
339 BIBLIOGRAPHIE.
les modèles qui ne nous ont guère laissé que le mérite de les imi-
ter ; il faut toujours faire comme elle sous peine de mal faire. »
Il faut faire comme elle , et non la copier servilement , comme
l'ont fait beaucoup d’esprits, sans la comprendre. Ce qui fera
toujours la grandeur et le charme de la littérature grecque, c'est
qu’elle a atteint le plus haut degré de beauté qu'it était donné à
l'homme de réaliser en dehors du Christianisme. C'est le plus
magnifique épanouissement du génie humain. Aussi, pour toutes
les générations , son souvenir est resté et restera toujours cher.
L'élégance de ses artistes et de ses poètes séduira toujours les
esprits spéculatifs et amis du beau qui ne cesseront de voir, dans
le langage des uns, l’expression la plus juste de la pensée hu-
maine, et dans les chefs-d'œuvre des autres le type le plus pur
de la beauté plastique. Le moyen âge lui-même lui a voué un
culte. C’est la Grèce avec tout son cortége classique et ce lointain
prestige qui l’environne , que nous lui voyons évoquer un jour
sous la figure d'Hélène (la beauté grecque par excellence), dans
le laboratoire du docteur Faust, aux regards émerveillés de ses
élèves. Pensée intime de la Renaissance , qui se révèle tout en-
tière dans cette légende du XVIe siècle, dans cette union magi-
que de Faust et d'Hélène, hymen symbolique de la pensée mo-
derne et dé la forme antique, type immortel du beau (1)!
Mais laissons maintenant la vieille Grèce morte : il faut avec
notre voyageur nous arrôter quelques instants à la nouvelle.
N’a-t-il pas rencontré sur sa route de nouveaux écoliers qui
(1) Tout le monde conmait Ja légende de Faust, au xvi* siècle, ct se rappelle
ce soir du dimanche où les étudiants sont réunis à souper chez l'alchimiste,
dans une de ces salles enfumcées de la vieille Allemagne : « Comme done,
dit la légende, le vin eut commencé à monter, il y eut propos à table de la
beauté des femmes. » — Et alors c'est vers les souvenirs classiques que se
tournent immédiatement ces imaginations d’écoliers, épris pour l'antiquite
d’un culte que nous n'avons pas connu. A leur demande, c'est Hélène que
Faust évoque, et, dès ce jour, clle continue d'habiter sous son toit, ct lui
donne un fils.
Gæthe s'est servi de ce thème pour la seconde partic le son Faust, il n'avait
pas su d’abord quel parti il pouvait tirer de cet épisode.
BIBLIOGRAPHIE. 333
ont succédé à ceux de Socrate, et qui ont à étudier aujourd’hui,
à côté de l'histoire antique de leurs pères , les faits plus récents
de leur histoire rajeunie ? N’a-t-il pas trouvé de nouveaux pâtres
qui gardent leurs troupeaux dans ces prairies depuis si long-
temps fertiles, et qui viennent quelquefois dormir dans les sar-
cophages brisés de leurs anciens héros, dont le vent a emporté
la poussière ? C'est là un des charmes de son livre qui ne nous
laisse jamais seul sur ce qui n’est plus, et met toujours de la vie
à côté d’une ruine, comme le soleil à côté de l’ombre.
Il y a peu de jours que la Grèce, comme le phéaix, est res-
suscitée de sa cendre. Elle s’est souvenue enfin de son passé ;
l'écho des ruines de son Agora lui a jeté de nouveau les paroles
de Démosthène qu’elle avait oubliées : « Ce ne sont pas les tyrans
qui font les lyrannies, ce sont les peuples lâches ! » L'Europe a
applaudi à son réveil ; nous assistons chaque jour aux efforts
qu’elle fait pour reconstituer sa nationalité. Je ne sais si l’on
peut, sans illusion, espérer cette pleine renaissance, encore si
lointaine, que M. Yemeniz appelle de tous ses vœux. Trop épris
de cette noble terre , il ne peut écouter sans douleur et sans es-
poir ces vers de Child-Harold :
« Belle Grèce, il est de glace le cœur qui te regarde sans ressentir ce
qu'éprouve un amant penché sur les restes de eclle qu’il aima ! »
(Ch. n, strophe 15).
Tant de choses manquent aux Grecs pour être un peuple ! Mais
si cette espérance est encore vaine, notre voyageur a toujours
bien raison d'aimer ce pays qu'il vient de parcourir. Il s’identifie
à lui, il se rappelle avec amour chaque incident de sa route,
chaque débris qu'il a heurté. Son affection pour ee beau ciel
nous fait regretter qu'il ne nous ait rien dit lui-même sur Part
antique ; nous aurions voulu l'entendre parler sur ses chefs-
d'œuvre et sa beauté. Si, trop modeste, il a laissé cétte tâche
au talent de M. de Laprade, s’il s’est borné au simple rôle de
narrateur , il l’a du moins bien rempli. I] a su éviter l'écueil de
tous les voyages descriptifs, en ne faisant pas de son livre un in-
ventaire. Il raconte ce qu'il a vu, il parle d’un pays qu'il aime, et
334 BIBLIOGRAPHIE.
il le peint avec bonheur, mais simplement et sans prétention.
En le suivant à travers l’Attique, l’Achaïe, l’Argolide, la Béotie,
etc... , ent lisant ses récits variés, on se sent vivre avec lui sous
cette belle lumière que les poètes anciens ont parée de si char-
mantes couleurs. Il comprend enfin que pour bien déérire la
nature, il faut avant tout la sentir. Le cœur doit s'identifier avec
elle. La véritable immensité n’est pas celle de l’horizon, mais
celle qui est dans nous. L’imagination ne doit jamais remplacer
le sentiment. Ce qu'il y a de pire quand on écrit, c’est d'être an-
teur, il faut être homme !
Abel DALLEMAGNE.
MRS PREMIERS ET DERNIERS SOUVENIRS LITTÉRAIRES, par M. H.
MONIER DE LA SIZERANNE, député au corps législaif, président
du Conseil général de la Drôme. :
Le 8 février de l’année 1826 était un jour de fête pour le théà-
tre français. Cette scène, échelon suprème auquel aspire Fambi-
tion des auteurs dramatiques, ouvrait sa porte à deux battants
pour le début d'un jeune poète richement doué par le cœur et
l'esprit. L'élite des sociétaires prètait son concours, et qui plus
est, par un honneur bien rare pour une plume naissante, l'ini-
nitable talent de Mile Mars eût encore ajouté à l'éclat de l'œuvre
nouvelle, sans une misérable querelle de coulisse qui la porta,
dans un mouvement de dépit, à résigner le rôle qu'elle avait ac-
cepté d’abord avec empressement.
L'œuvre nouvelle était une comédie en trois actes annoncée
au public sous cet heureux titre : L’Amitié des deux âges.
Le jeune auteur était M. Henry Monier de la Siseranne.
Dire ce nom, c’est réveiller, dans le public des hommes distin-
gués où il compte tant d'amis, l'idée des plus aimables qua-
lités. |
Le succès le plus flatteur vint couronner l'espoir du jeune écri-
vain. La donnée de la pièce était neuve et hardie, et c'est un des
BIBLIOGRAPHIE. 335
beaux et bons souvenirs restés dans les annales du Théâtre-
Français.
- Or, succès oblige, et l’heureux débutant eut garde de s’endor-
mir sur ces premiers lauriers. Quoiqu'ayant toute l’indépen-
dance d’une belle fortune, il n’était pas de ceux qui produisent
une fois et en restent là, satisfaits d’avoir conquis une place an
banquet de l'esprit et de l'intelligence; il était de cés hommes
chez qui la vocation est irrésistible, et que trouble, malgré eux, le
mens divinior du vieil Horace. Mais à sa verve devenue plus ar-
dente, la comédie parut un champ trop restreint; ses inspira-
tions le poussèrent vers l’ampleur et les émotions du drame, et
il'eut Padmirable pensée de transplanter sur la scène une belle
fleur de roman, la grande figure de Corinne. C'était, à coup sùr,
une entreprise avenlureuse, peut-être mème téméraire, aux lueurs
dangereuses de laquelle plas d'un papillon moins heureux se fût
brulé les ailes. Ne fallait-il pas lutter avec la création première,
la reproduire sans la copier, traduire en beaux vers une remar-
quable prose ? Ne fallait-il pas réveiller, sans l’affaiblir, l'impres-
sion profonde encore que gardaient les contemporains de l’œuvre
de Mu de Staël ? A pareille tâche le poète ne faillit point, et habile
à contourner les nombreux écueils, faisant preuve d’un tact et d’un
goût exquis, créant encore avec la création dont il osait s’empa-
rer, il fit de Corinne un beau et noble drame dans un temps où
le vieux mélodrame régnait encore en maitre sous les auspices
de Pixérécourt.
Le suceès des représentations fut incontestable, et, quoiqu’m-
tervenant au milieu des orages de la révolution de 1830, elles su-
rent captiver un public plus accoutumé cependant aux bruits des
_ discordes politiques qu'à celui de l'harmonie des beaux vers, et
aux émotions de la rue qu’à celles de la scène. C’esten vain, d'ail
leurs, que le publie demanda le nom du modeste auteur obstiné
à le dissimuler, car déjà les évènements le détachaient de la car-
rière littéraire et lui inspiraient d’autres désirs.
C'est un grand malheur sans doute quand les commotions de
l’ordre politique viennent troubler les luttes littéraires, et détear-
ner de leur voie les esprits choisis qui en faisaient leur prin-
336 BIBLIOGRAPHIE.
cipale préoccupation. Ce malheur fut senti par les amis des lettres
quand M. Monier de la Sizeranne en déserta la lice, mais une
consolation contribua à l'adoucir; c'est qu'à la différence des
hommes de lettres qui, dans des jours plus récents, ont fait un si
déplorable essai de la politique, M. Monier ne fit que changer
d'ordre de mérite, et brilla, dès son entrée aux affaires publiques,
par une rare aptitude, un coup d'œil sûr et droit, et cette capa-
cité qui n’est ordinairement que le résultat de l'expérience. Dé-
signé par les suffrages intelligents de ses concitoyens du dépar-
tement de la Drôme, d’abord au Conseil général, et bientôt après
à la députation, il sut garder et justifier cette confiance pen-
dant toute la durée du dernier règne , et prouver une fois de
plus que les facultés littéraires n’excluent pas chez certains
hommes les facultés plus positives des affaires. C'est pourtant la
crainte de l'opinion contraire qui avait arraché le jeune député
à ses premiers travaux, et c'est ce qui lui fait dire dans ses
Souvenirs liltéraires : « Des idées de députation germaient
« dans ma tête. Or, pour ne pas être victime de l’imbé-
cile préjugé qui refuse l'aptitude aux affaires à tout homme
« convaincu de g8’être particulièrement consacré aux travaux de
« l'intelligence, il m’importait de ne plus occuper de moi le feuil-
« leton littéraire. »
Qu'il me soit permis de rappeler ici quelle probité politique,
quelle haute intelligence, quelle consciencieuse activité l’ex—itté-
rateur apporta dans l'exercice de ses éminentes fonctions de dé-
puté et de Président du Conseil général. Peut-on, quand on l’a
connu de près, oublier l'amitié sincère, l’exquise bienveillance,
le dévouement inépuisable et Jésintéressé qu'il mit au service
de ses amis ? Certes, nul mieux que lui n’a compris le bien qu’en
pourait faire avec le mandat dont il était investi. Et si l’on me
reproche do parler autant de l’homme politique, quand il s’agit
spécialement ici de l’homme littéraire, c’est, répondrai-je, qu'il
est certaines natures d'élite si complexes que toutes les qualités s’y
touchent et s’y confondent, et que la lumière, venue d’un point,
illumine les autres en s’y projetant; de sorte que l’on estime en-
core mieux le noble, le pur, le chaleureux auteur de Corinne,
BIBLIOGRAPHIE. 337
quand on a recueilli quelques données sur sa vie politique, cette
seconde face de son mérite.
. Néanmoins, tout en cessant de produire, le jeune député se
ft l'ami et le protecteur des lettres, et resta en communion avec
les meilleurs esprits et les intelligences les plus élevées. Hs ai-
maient son spirituel salon où brillaient tour à tour les réputa-
tions toutes faites, les Charles Nodier, les Lamartine, les Émile
Deschamps, les Alexandre Guiraud; où l'on patronäit les nais-
santes renommées des Charles Reynaud, des Ponsard, etc.
L'orage de février vint interrompre une carrière si précieuse à
tant de titres, etla dignité naturelle de M. Monier de la Sizeranne
l'empêcha de se mettre sur les rangs de la représentation répu-
blicaine, malgré le précédent favorable que lui créait le parti de
l'opposition modérée auquel il avait appartenu sous le dernier
règne. Ce répit, bien court il est vrai, puisque trois ans après
il redevenait membre de l'assemblée législative où il siège encore
aujourd'hui , ce répit fut par lui immédiatement consacré aux
Dieux de sa jeunesse, aux travaux littéraires, et, de ce fécond
loisir, on vit éclore une œuvre de longue haleine, un drame en
cinq actes et en vers, intitulé: Régine, ou Vienne et Paris
en 1815. |
Cet ouvrage remarquable que des motifs particuliers et par-
faitement expliqués par l'auteur ont éloigné jusqu'à présent de
la scène, serait pourtant de nature à y exciter un véritable in-
térêt;, nous espérons que l’abstention du poète cessera bientôt, et
qu'il livrera enfin ce drame au théâtre heureux de l’ac-
cueillir.
C’est avec ces trois œuvres, L'amitié des deux âges, Corinne
et Régine, que M. Monier de la Sizeranne a formé un charmant
volume qui malheureusement n’est pas encore dans le domaine
de la publicité, et dont les bibliothèques des amis de l’auteur ont
seules été enrichies. (1)
Autour de ces trois œuvres dramatiques, l'écrivain a groupé
(4) Depuis lors, la pièce de Régine a été imprimée à part, et se trouve eu
vente chez l'éditeur Amvat, ruc de la Paix.
22
333 BIBLIOGRAPARIE.
quelques charmants récits : Les eaux d'Aix en 1825 ; Un auteur
dramatique à la grande Chartreuse; Une lecture à l Abbaye-
aux-Bois , qui tous renferment d’intéressantes et précieuses
anecdotes, jéyaux qui projetent un lumineux reflet sur certains
détails de l’histoire de la littérature contemporaine, et princi-
palement sur la vie de cette grande artiste qui avait nom Mlle
Mars. Le tout a été réuni sous ce titre modeste: Mes premiers
et derniers Souvenirs littéraires, titre dont nous déclarons n'ac-
cepter que la première partie, car il nous serait pénible de croire
que l'auteur, encore dans la force de l'âge, dût clore désormais
les productions de cette plume si délicate, si chère à ses amis
et au public, quand il veut bien le mettre dans sa confidence.
D'ailleurs, ce public n’en a pas moins été un demi confident, en dé-
pit de la modestie de l'écrivain. D'heureuses indiscrétions ont trabi
son incognito. Les journaux belges ont d’abord parlé de son livre:
une plume éminemment spirituelle, celle de M. Emile Des-
champs, profite sans désemparer de la brèche pour entrer dans
la place, et son article publié dans le journal de Versailles est
reproduit par ceux de la Drôme, ce pays de l’affection du poëte.
Ce beau livre, connu maintenant de tous les gens de goût, tom-
be dans le demi-jour de la publicité, et j'en profite à mon tour
pour oser en parler. En mettant à part le mérite de la forme, le
plus bel éloge que je puisse en faire, c’est que chaque pensée y
porte éminèmment le cachet d'une âme généreuse et loyale ; {’A-
milié des deux âges en cst le premier reflet ; le poète y soutient
une thèse neuve, hardie, en prenant le contrepied de cet axiome
de La Bruyère : « que la véritable et solide amitié ne peut se
fonder que dans l’âge mûr. »
L'âme chaude et sympathique du poète, effarouchée d’une
telle maxime, qui lui semblait un paradoxe, a voulu prouver, au
contraire , que les vrais élans de l’amitié, que les dévouements
sans calcul sont précisément l'apanage de la jeunesse. Valmore,
le héros de la pièce, accomplit en faveur d’un ami le plus béroi-
que sacrifice que puisse recevoir l’autel de l’Amitié, celui d’un
amour sincère et profond ; la jeune fille qui en est l'objet est
unie par lui à son rival, au bonheur duquel il à mis le comble
BIBLIOGRAPHIE. 339
eu lé sauvant d'une proscription politique. Quelles touchantes
paroles inspire à Valmore l'admirable dévouement qui met le
sceau à la félicité de ceux qu’il aime !
À vous, Ô mes amis, que pourrais-je offrir ? rien ;
Vous tenez le bonheur ; est-il un plus grand bien ?
Et la vie à vos yeux va s'embellir encore.
Mais, dans son heurcux cours, n’oublicz pas Valmore.
Vous ètes tout pour lui ; qu'au moins son souvenir
À vos doux entretiens parfois vienne s'unir. -
Vous le devez pour prix de sa vive tendresse,
De son coursge, enfin de tout ce qu'il vous laisse. |
Adicu, je vais partir, et si je puis un jour,
En servant mon pays, oublier mon amour,
Je rentrerai peut-être au port après l'orage.
Adieu !
GErxoND.
Quel devoument !
DurrEsne.
. C'est celui de cet âge,
Où dans un cœur ardent tout règne de moitié,
Le courage ct l'honneur, l'amour ct l'amitié.
Quant à Corinne, tout en répétant que ce drame est une belle
reproduction en langue poétique de l'inspiration de Me de
Staël ; que l'effigie de l'héroïne a passé tout entière et sans mu-
tilation des plis du roman aux draperies de la scène ; que les
figures d'Oswald et de Lucile s’encadrent harmonieusement
parmi les riches détails de l’œuvre, je ne puis résister au plaisir
de laisser dire Corinne, parlant de Rome :
Ailleurs, pour ses désirs l’espace manque à l'homanc :
Des ombres rien ici ne trouble le repos,
Elles habitent sans rivaux
Les palais dépeuplés, les ruines de Rome.
Rome n'est-elle pas la ville des tombeaux ?
Ce qui fait aujourd'hui son orgueil, sa richesse,
Ces prodiges de arts, ces merveilleux trésors,
Arrachés autrefois à l'Egypte et la Grèce,
Par tant d’héroïques efforts,
Deviennent à nos yeux des monuments funébres ;
Sur le sol que nous chérissons, :
Les morts sont honores, les morts seuls sont célèbres :
Ils durent et nous passons.
Nous passons, obseurs, en silence,
Fiers d’un passé sans avenir,
Notre obscurité même agrandit leur puissance, ”
Et dans ces licux remplis de leur présence,
Aucun bruit ne se fail autour du souvenir :
340 BIBLIOGRAPHIE.
Régine qui ferme cet écrin poétique, est un ouvrage sérieux
et savant, largement conçu et largement exécuté. Comme toutes
les figures de femmes qu'a idéalisées l’auteur, Régine est une
jeune fille de grand et noble caractère, autour de laquelle vien-
nent se grouper d'autres personnages essentiellement caractéris-
tiques, et dont plusieurs, fort reconnaissables sous le masque
comique, prennent part au grand événement de mars 1815, la
rentrée de l'Empereur en France. Dans ce drame vigoureux , la
vile intrigue et la basse ambition sont flétries de main de mat-
tre, et mises, avec un relief merveilleux, en lutte avec les nobles
passions de l'humanité. Le meilleur sel comique fait souvent
diversion à la gravité du sujet, et le lecteur prend un vif plaisir
à ces deux figures du duc d’Arlande et du prince d’Alban, sous
la transparente allégorie desquels il reconnaît, sans peine, deux
célèbres réalités, Talleyrand et Fouché' Le vers est plein,
sonore, coulé dans un moule sévère. Îl ressemble à ceux que
nous allons citer, comme empruntant aux événements un émou-
vant intérêt d'actualité , et qui sont pourtant antérieurs à ces
choses qu'une espèce d'’intuition prophétique révélait au
poète.
Rappelons-nous que ces paroles ont pour date 1815 :
L'Europe! elle voudrait cacher sous ces grands mots
De tyran, d'oppresseur, la gloire du héros.
Vain espoir ! cette gloire éternelle et féconde,
Rayonne sur la France, en étonnant le monde.
Les rois oui, chacun d'eux en sa haine insensée,
Ne songeant qu'à venger sa défaite passée,
Surexcite son peuple, et lui met à la main
Des armes qu'il voudra plus tard reprendre en vain.
Les princes ont entr'eux un licn solidaire ;
Jamais impunément ils ne se font la guerre.
Et qui présentent-ils sous un aspect si noir ?
Un symbole vivant de force et de pouvoir ;
Celui qui, dans la France appauvrie, abaissec,
. Détrôna l'anarchie, ennoblit la pensée,
Organisa les lois, releva les autels,
Et fut alors pour tous, le plus graud des mortels.
Les peuples, mais lui-même, il faut qu'on s'en souvienne,
A feit marcher leur cause en grandissant la sienne.
Quel autre osa passer sur chaque sommite
Le niveau du mérite et de l'égalité ?
, BIBLIOGRAPHIE. 341
Abaissa si souvent cette barrière immense,
Qui sépare un soldat d'un maréchal de France,
Et, par sou propre exemple, enfin, sut démontrer
Qu'à présent le génic à tout peut aspirer !
De tels faits vont répondre aux instincts populaires,
Et révélent pourquoi, malgré ces longues guerres
Qui couvrirent de deuil la moitié du pays,
Jusque dans la chaumière où manque un dernier fils,
Avec tant de respect on garde la mémoire
Du grand nom qui résume ordre, puissance ct gloire :
Pourquoi, comme on l’a vu, si rapide ct si fier,
L'aigie qu'on exila sur un roc de la mer,
Arrive, en traversant un peuple qu'il cnflamme,
De clocher en clocher, aux tours de Notre-Dame,
Et pourquoi, s’il n'y reste, il pourra devenir,
A force de malheurs, l'espoir de l'avenir.
Qu'un éloge, bien consolant pour celui qui le mérite, cou-
ronne cette appréciation déjà longue, et que pourtant j'ai regret
de terminer sitôt : l’auteur qui connait et aime cette vieille parole
de Plaute : « Homo sum, et nihil humanum a me alienum puto»,
qui, par conséquent, a promené son pinceau sur la palette des
passions humaines, a trouvé pourtant le beau secret et le rare
courage de conserver à ses écrits le sceau de la plus irréprocha-
ble moralité. Dans son livre, pas un mot, pas une pensée qui
puisse amener la rougeur sur le front de la jeune femme ou de
la jeune fille qui le lirait. Cet éloge est un de ceux dont on est
avare , de nos jours où si peu d'écrivains ont la force de rester
complètement purs.
En terminant la lecture de ce livre, sous l'impression des
idées que j'y ai recueillies et du style qui m'a charmé, je me suis
remis en mémoire ces paroles remarquables de M. le duc de
Lévis, dans ses Maximes et Réflexions :
«“ Lorsque les gens du monde savent écrire, ils ont, à esprit
égal, de la supériorité sur les gens de lettres. S'ils traitent un
sujet léger, ils ont, d'ordinaire, plus de grâce et le goût plus dé-
licat ; si c’est une matière sérieuse, leur jugement est plus sain,
parce qu'ils joigaent, à l'expérience des affaires, une plus grande
connaissance du cœur humain. »
MAURICE SIMONNET.
CORRESPONDANCE.
A MONSIEUR JOSEPII BARD, DE LA COTE D'OR.
Paris, le 16 octobre 1854.
Moxsierr ,
Je viens de lire la première partic de votre Itinéraire du chemin de fer
de Lyon à Chalon. Permettez-moi de vous soumettre quelques observa-
lions à ce sujet. Naguère je reprochais à un écrivain lyonnais de ne nous
avoir pas donnc le nom latin des localités qu'il décrivait. Je crains bien
d’avoir à vous adresser un reproche contraire. Suivant vous , Collonges
vient de collis longa ; Villevert , de villa veridis ; Trévoux , de tres valles ;
Saint-Gcorges-de-Reneins, de S. Georgius 2b arenis ; Romanèche, de Roma-
niscæ villa ; Crèche, de Cropium ; Vinzelles , de vini cellæ , cte. Ne pren-
driez-vous pas vos théories pour des faits ? Où donc avez-vous vu ces noms
latins ? Bien loin de faire avancer les études historiques, l’abus de la
scienee Îles retarde. Pour Dicu, messieurs les étymologistes , laissez un
peu dormir les Grecs et les Latins. La plupart des noms de lieux cn France
datent d'avant la conquête, comme le prouve la forme qu'ils affectent dans
les plus anciens documents. S'il était possible d'en dresser une liste com-
plète à l’aide des chartes, on verrait, j'en suis convaincu, qu'ils n'ont rien
de romain. Peut-être mème nous feraient-ils retrouver cette langue gau-
loise on cellique , qu'on cherche en vain depuis si longtemps. En cffet, la
plupart de ces noms anciens ont un sens, comme l'indique leur emploi ré-
pète pour désigner des localités différentes , mais situces dans des posi-
tions analogues. C’est ainsi qu'on a constaté depuis longtemps que tous
les Conflans, si nombreux en France, se trouvaient au confluent de deux ri-
viéres. Mais comment arriverons-nous à connaître Ja véritc si, au lieu de
dire simplement que le nom de Trévoux s'écrivait Frevos au Xe sièclo.
vous prétendez qu'il faut l'écrire Tres valles, co que vous n'avez vu certai-
nement nulle part. Saint-Georges-de-Reneins, que vous faites vonir de Sanc-
lus Geurgius ab arenis, s'appelait Lout simplement Ronincum au X° siéelc,
c'est-à-dire dans les plus anciens documents où il soit question de celte
localité. Ce mot n'a , il me semble , aucun rapport avec Arène. J'en dirai
autant de Vinzelles, que vous faites vrnir , je ne sais pourquoi , de Fini
cellæ, cte., cle. Si vous n'avez pas la preuve de ce fait, pourquoi l'avan-
CORRESPONDANCE. 343
cer ? La sugesse des nationsne dit-elle pas : « Dans le doute, abstiens-toi.»
Pour moi, qui m'océupe depuis une vingtaine d'années sérieusement
de ces matières , j'avoue n'avoir jamais rencontré vos étymologics. J'ai,
au contraire, constaté que dans les plus ancicns documents latins que nous
possédons la plupart des noms de lieux sont donnés tels quels, sauf par-
fois une désinence latine ; mais toujours sans traduction. Ce n'est que de
nos jours que l'amour des étymologies a fait ses ravages dans la géographie
historique. Si vous m'en croyez, Monsieur, vous renoncercz donc à ce sé-
duisant entrainement qui a perdu déjà tant de savants , et vous vous con-
tentercz de la vérité toute nue; c’est là seulement qu'est l'avenir de l'histoire.
Veuillez agréer, Monsieur , l'assurance de ma considération distinguée ,
Auguste Bennano.
Cogny cn Beaujolais.
Mox cuen Dinecrerr ,
Je m'aperçois, mais un peu tard, que dans la liste des ouvrages de
Restif j'ai oublié deux des plus curieux. c’est l'Homme volant el la Semaine
Nocturne. Comme ce dernier est une suite des Nuits de Paris, l'oubli est
peu important. M cn scra d’ailleurs fait mention dans un autre article, qui
sera pour l'été prochain si Dicu nous prête vie, et aura pour matière unc
collection de lettres inédites de Grimod de la Reynière, accompagnées
d’une foule de notes historiques sur ce personnage non moins bizarre que
Restif et qui appartient un peu aux biographies lyonnaises.
Votre tout dévoué, L. Morer ve Voix.
THÉATRE DES CÉLESTINS. — M. GEOFFROY.
Comment parler, dans les quelques lignes qui nous restent, du spirituel
comédien da Gymnase , de Geoffroy, dont les habitués de notre seconde
scène viennent de faire l'agréable connaissance ! Nous avons vu passer sous
nos yeux les plus importantes créations de cét artisle ; ct, Mercadet, sur-
tout , nous a perinis de l’apprécier dans tout son jour ; c'est In nature,
cest la vérité prises sur le fait. Avce Geoffroy, on ne voit plus l'acteur, on
voit le personnage , on est en pleinc réalité ! Le Théâtre-Français revendi-
quera bientôt le comique du Gymnase, et là il sera à sa place, car il y trou-
vera un répertoire plus digne à inlcrprêter et un entourage à la hauteur de
son talent. Notre public ne s’est point mépris sur la valeur de ect artiste, et
son empressement à se rendre aux représentations données par M. Geoffroy
fait à la fois l'éloge de l’un et de l'autre,
CHRONIQUE LOCALE.
LE JARDIN DES PLANTES LIVRÉ A LA COMPAGNIE DES EAUX.
+
a —
Encore une dévastation ! le Jardin-des-Plantes est bouleversé de fond en
comble par la Compagnie des eaux. Cette jolie coquille de verdure , qui
occupait si bien le centre du jardin , est livrée aux terrassiers , qui cou-
pent sans pitié les beaux arbres , et font disparaitre les derniers vestiges
de l’amphithéâtre romain, dont le relief du terrain racontait l'existence aux
générations présentes. C’est une désolation de voir les magnifiques troncs
jonchant le sol, victimes regrettables des hauts barons de notre époque,
qui ont conserve le droit impitoyable de {a faille. Le superbe peuplier de la
Virginie, que chacun admirait, n’est plus qu'un cadavre dépouillé de ses
membres. Ses branches sont déjà métamorphosées en fagots, et son im-
mense tronc est probablement destiné à être débite en planches. Le pro-
grès véritable ne devrait pas se faire vandale, et lui qui, quotidiennement,
dans nos journaux, plante des jardins dignes du paradis terrestre, devrait
au moins respecter ceux qui existent. Pense-t-on qu'il n’y ait pas quel-
qu'agrément à se promener à l'ombre de beaux arbres, d’une autre essence
que ce vulgaire platane que l'on rencontre partout, et dont on ne fait tant
de cas que parcc qu’il a une croissance rapide et unc vie courte ? Penser
à la postérité est un préjugé ridicule : après nous le déluge !
Cette Compagnie des eaux de France fait preuve d’une grande sécheresse
de cœur, en coupant les arbres qui nous sont chers, les arbres qui ont
abrité les jeux de notre enfance , et que nous pensions devoir vivre plus
longtemps que nous. Rien n’est plus attristant que d'entendre le bruit
de la cognée dévastant ces vieux massifs de verdure qui embellissaient le
paysage et fournissaient gratuitement leur ombre. La mythologie antique
u'était pas dépourvuc de raison, en animant kes arbres et les mettant sous
la sauvegarde de la religion et de la poésie, par la création des Nymphes
ct des Génics. Quand on songe à tout ce qu'il faut de soins et de temps
pour amener un arbre à être beau et utile, on ne peut s'empécher de
gémir en voyant détruire d’un coup de scic l’objet de tant de peincs.
Nous ne voulons pas discuter si la Compagnie des caux n'aurait pas pu
trouver un autre local pour établir son réservoir, ct si l'emplacement choisi
est indispensable à ses travaux ; mais alors nous déplorons cette nécessité.
Le progris tel qu’on l’entend de nos jours, est une médaille ayant une
belle face et un revers parfois horriblement désagréable. P. S.0.
Aimé Vinctrinier, directeur-gérant.
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NOTICE HISTORIQUE
SUR
LE DIOCÉSE DE LYON.
PREMIÈRE PARTIE (1.
ll y à quelques années, je publiai dans le Recueil de la
Société des Antliquaires de France (2) un travail assez étendu,
intitulé : Mémoire sur les origines du Lyonnais (3). Dans ce
travail, auquel je renvoie le lecteur qui désirerait de longs
développements sur ce sujet, je démontrai, à l’aide des mo-
numents, que le véritable nom du peuple gaulois sur le
(4) Ce travail a reçu en partie la publicité dans l'introduction des
Cartulaires de Savigny et d’Ainay; maisil est ici considérablement modifie,
et renferme une portion entièrement inédite.
(2) Tome xvu.
13) Ce Mémoire fut aussi publié en un vol. in-$o Paris, 1446).
)u+*
346 NOTICE HISTORIQUE
(erritoire duquel fut bâti Lyon était Segusiaut et non Segu-
siani, comme on l'avait loujours écrit jusqu'ici. Depuis la
publication de ce Mémoire, mon opinion, qui avait d'abord
élé reçue avec méfiance, ou rejetée comme paradoxale, a été
corroborée par de nouvelles découvertes (1), et enfin admise
par tous les hommes sérieux. C'est aujourd'hui un fait acquis
sur lequel il est inutile de revenir. Il n’en est pas de même
de la question des limites. Celles que j'avais assignées aux
Ségusiaves ont élé contestées sur quelques points : c’est donc
une queslion à trailer de nouveau; je vais le faire sommai-
rement, mais cependant avec assez de développement pour
résoudre, s’il est possible, complétement cette question im-
portante, base de mon travail.
Un fait incontestable, c'est que la colonie romaine de Lyon
fut établie sur le territoire des Ségusiaves. Pline (2) et Stra-
bon (3) sout d'accord sur ce point. Plolémée semble placer,
il est vrai, Lyon chez les Éduens (4), mais c'est une erreur
évidente, qui provient de ce que celte ville était, au temps de
Ptolémée, non pas la capitale des Ségusiaves, mais celle de la
province entière dont Aulun faisait alors partie, c'est-à-dire
la métropole de la Gaule lyonnaise, comme il la désigne lui-
même (5). Du reste , Ptolémée nomme deux autres villes des
Ségusiaves, Æodumna el Forum Segusiavorum, qui sont
. (1) Voir le livre publié par M. l'abbé Roux sous le titre : « Recherches
sur le Forum Segusiavorum et l’origine gallo-romaine de la ville de Feurs. »
Lyon, 1851, in-8°.
(2) « Secusiabbi liberi , in quorum agro colonia Lugdunum. » (Pline,
Hist. nat. lib. IV, cap. xxxu.)
(3) « Acbydouveu roMv ray (E)eyyostaGwv. » Strab. Geogr. lib. IV, ch. 1.
(4) Ptolémée, Géogr. lib. Il, ch. vin, $ 17. Lyon nc figure dans le pa-
ragraphc des Éduens que parce que ce paragraphe est le dernier du cha-
pitre de la Gaule lyonnaise , qui se termine lui-même par le nom de Lyon.
comme couronnement de l’œuvre.
(5! Géagr. eh. vin, $ 14.
SUR LE DIOCÈSE DE LYON. | 347 .
Roanne et Feurs, Vancien chef-lieu de la contrée ; il ajoute
que ce peuple confine aux Arvernes, ce qui ne laisse aucun
doute sur les limites à l'ouest, car il existe sur ce point une
grande chaîne de montagnes qui a dû toujours servir de fron-
lière, et qui sépare encore le Lyonnais de l’Auvergne, ou, pour
mieux dire, le département de la Loire de celui du Puy-de-
Dôme. I! ne peut pas y avoir davantage doute relativement aux
limites méridionales , du moins en ce qui concerne la portion
du Lyonnais située à la droite de la Saône et du Rhône, car
nous (rouvons de ce côté deux peuples qui faisaient partie de
confédéralions distinctes : 1° les Z ellavi, dont la capitale était
Revessio, aujourd’hui Saint-Paulien , el qui, suivant la for-
ane des Arvernes, élaient par conséquent ennemis des Ségu-
siaves, clients des Éduens ; 2° les Allobroges, qui s’éten-
daient sur la gauche du Rhône, depuis Genève jusqu'à
Vienne, et qui occupaient même une portion de la rive droite
du fleuve, près de la dernière ville. Sur les deux points
que je viens d'indiquer, c’est-à-dire à l’ouest el au midi, les
limites des anciens diocèses de Clermont, du Puy et de Vienne,
doivent nous donner celles du peuple ségusiave ; car, comme
on sait, les circonscriptions ecclésiastiques avaient conservé
généralement les divisions romaines, qui, de leur côté élaient
en grande partie fondées sur les nationalités gauloises. En
effet, pour former les cités romaines, on divisa le territoire
des peuples gaulois trop grand pour n’en farmer qu'une, ou.
on réunit dans une seule celui de peuples trop pelits pour en
composer une, mais sans les muliler autrement. C'est de la
même manière qu'on a procédé à la fin du siècle dernier pour
la forination des départements, dans les limites desquels on
peul encore retrouver celles des anciennes provinces créées
par la féodalité. IT n'y a qu'un point sur lequel nos pères se
soient complèlement départis des habitudes gauloises, c'est en
ce qui concerne les fleuves cet les rivières, qui servent fort
348 NOTICE HISTORIQUE
souvent de frontières aujourd'hui, tandis que chez les Gaulois,
au contraire , les deux rives d’un fleuve appartenaient pres-
que (oujours au même peuple (1), et cela avec raison, car
une rivière est plutôt un lien qu’une séparation (2).
Je le répète donc, on doit accepter comme indiquant exac-
tement l’étenduc du territoire ségusiave à l'ouest et au sud les
limites des anciens diocèses de Clermont, du Puy et de Vienne.
Il en doit être de même au nord, où l'ancien diocèsé de
Lyon était limité par ceux d'Autnn et de Mâcon, deux villes
des Éduens. Il est évident que le territoire des Ségusiaves ne
fut pas agrandi sur ce point, puisque la ville de Roanne, que
nous savons avoir appartenu à ce peuple, se trouvait sur les
confins du diocèse ; peut-être, au contraire, fut-il rédait pour
donnes plus détendue au diocèse de Mâcon, formé d’un dé-
membrement de la cité des Éduens : la position singulière de
Roanne dans le diocése de Lyon ; la limitation de ce dernier,
sur ce point, par deux rivières, Ja Loire et le Rhins, contrai-
rement aux usages gaulois ; la formation tardive du diocèse
de Mâcon ; enfin l’affinité particulière de toute la portion mé-
ridionale de ce diocèse avec celui de Lyon, ou du moins ss
dépendance immémoriale de l’église métropolitaine, topt
nous porte à croire qu il y eut sur ce point mutiletion du ter-
ritoire ségusiave ; néanmoins, en l'absence de renseignements
(1) Cette assertion semble en contradiction avec ce que rapportent
César, Strabon et d’autres auteurs, qui, très-souvent, donnent des rivières
pour limites aux peuples gaulois; mais je ferai remarquer que ces écrivains
se sont scrvi d'indications générales, ct que les rivières sont mentionnées
par eux moins comme des limites que comme des points de repères.
(2) I cst bien évident que j'entends parler uniquement ici de La portion
navigable des fleuves ct rivières, de celle dont les deux rivages étaient
également abordables, èt non de celle où des rochers ou d’autres obstacles
naturels en interdisaient la navigation , ou rendaient soit une rive, soit les
deux rives inabordables ; car alors comme aujourd'hui elles pouvaient servir
de limites : ce dont an voit de nombreux exemples.
SUR LE DIOCÈSE DE LYON. " 349
précis, on doit accepter provisoirement les limites diocésaines.
ll est plus difficile d’arriver à un résultat satisfaisant, du
côté de l'est, parce qu'il est certain qu'on adjoignit aux Ségu-
siaves, de ce côlé, poar composer la cité de Lyon , au moins
un des pelits peuples de la confédération éduenne. Nous n’a-
vons pour nous renseigner à cet égard que ce que disent
César et Strabon, et cela est bien vague pour nous permettre
‘de résoudre complétement la question des limites. Voyons
toutefois quelles lumières nous en pourrons lirer.
Strabon dit que les Ségusiaves sont entre le Rhône et le
Doubs (1). On pense que ce dernier nom est venu par erreur
sous sa plume ou celle de ses copistes, parce que, d’après cette
donnée, la ville de Lyon, bâtie sur la montagne de Fourvière,
comme l'indique son nom lalin et comme le rapporte Strabon
lui-même, se serait (rouvée par le fait hors du (erriloire du
peuple Ségusiave, limité, dans ce cas, par la Saône à l'ouest.
Il est certain que l'explication de Strabon est incomplète, puis-
que nous avons la preuve que les Ségusiaves s’élendaient à la
droite de la Saône, où se trouvaient leurs principales villes,
Feurs et Roanne, el où tous les monuments épigraphiques qui
font mention de ce peuple ont été découverts ; mais les com-
mentateurs de Strabon se trompent également en substituant
purement et simplement le nom de la Loire à la place de celui
du Doubs : c’est remplacer une erreur par une autre ; car il
est cerlain que les Ségusiaves occupaient les deux rives de la
Loire. La description de Strabon se rapporte sans doute à la
portion du territoire que possédaient les Ségusiaves à la gau-
che de la Saône, et qui se trouvait, en effet, entre le Rhône et
le Doubs, quoique fort éloignée de cette dernière rivière.
Strabon parle encore ailleurs de celle portion de territoire sé-
gusiave, dont l'existence est ainsi constatée dela maniérela plus
(14) Géogr. liv. IV, chap. ur.
350 NOTICE HISTORIQUE
positive. « Le Rhône, dit-il, se réunit à la Saône près de
Lyon, après avoir arrosé les plaines des Allobroges ét des Sé-
gusiaves (1). » Mais rien ne nous indique quelle était l'étendue
précise de celte portion de territoire. Voyons si nous pour-
rons tirer plus de lumières de César.
Le conquérant des Gaules parle en plusieurs endroits des
Ségusiaves. Dans un passage de ses Commentaires , il nous
apprend que ce peuple était client des Éduens (2), et, dans un
autre, il dit que les Éduens et les Ségusiaves étaient limitrophes
de la province romaine (3), qui s'élendait, comme on sait, le
long du Rhône jusqu'à Genève , comprenant , outre les pro-
vinces méridionalès de la Gaule, tout le territoire des Allo-
broges. L'expression de César ne peut s'appliquer aax Édaens
qu'à cause de leur clientèle sur les Ségusiaves, car ces derniers
seuls touchaient à la province romaine. C’est, au resle, ce que
confirme César dans un autre passage de son livre qui nous
reste à citer. Mais ici je suis forcé d'entrer dans quelques
développements, car ce passage, qui est le plus important de
tous, peut nous offrir la solution cherchée. Il se trouve au
début des Commentaires, et nous fait connaître comment le
général romain fut amené, presque sans y songer, à la con-
quête des Gaules. Voici l'analyse aussi abrégée que possible
de ce passage curieux :
« César ayant appris que les Helvétiens se disposaient à
traverser le pays des Allobroges, nouvellement soumis, pour
se rendre dans un autre canton des Gaules, se hâtla de quitter
(1) Géogr. Liv. IV, ch. 1.
(2) De Bello Gall. liv. VIE, ch. 1xxx : « Imperant Heduis atque eorun
D.
"Am
clientibus, Segusiavis, Ambivaretis, Aulercis Brannovicibus, Branuoviis.
mn
EN
millia quinque ct triginta:; parem numerum Arvernis, adjuncetis Eleu-
_
« theris, etc. »
(3) De Bello Gall. Liv. VAL, eh. ixn : « Heduis Segusiavisque qui sunl
finitimi Provinciæ. »
-
4
SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 351
Rome, el de venir dans la Province, dont il avait le com-
mandement. Il se rendit à Genève, qui n'était séparé du
pays des Helvétiens que par le Rhône, et ordonna d’en rom-
pre le pont ou du moins la partie qui touchait à la ville, car
il existe en cet endroit une île qui le partageail en deux (1).
Dès que les Helvétiens eurent appris l’arrivée de César, ils lui
envoyèrent les principaux d’entre eux pour le prier de leur
accorder le passsge à travers la Province, prometllant de ne
faire aucun dommage. César, qui n'avait pas l'intention de
leur accorder leur demande, mais qui ne se sentait pas en
état de leur résister avant que les troupes qu'il avait deman-
dées fussent arrivées, répondit aux députés qu'il avait besoin
de réfléchir à cette proposition, et leur dit de revenir daris
quinze jours. Pendant ce temps, il fit faire, par la légion qu'il
avait amenée avec lui, un mur de scize pieds de haut, avec
un fossé en dehors, sur une longueur de dix-neuf mille pas,
depuis l'endroit où le Rhône sort du lac Léman, jusqu'au
mont Jura (2), qui sépare le pays des Séquanes de celui des
Helvéliens.
« Le jour fixé, les députés helvéliens se présentérent à César
pour lui demander sa réponse; mais alors il leur refusa posi-
(1) C'est ce que César indique ailleurs par ces mots : « pons ad Helvetios
« pertinet » et « pons qui est ad Genevam. »
(2) César étend ici le nom de Jura au mont de Wache qui lui fait suite,
mais qui est sur la rive gauche du Rhône, ce qui a donné licu à beaucoup
de discussions. Il ect bien évident cependant que le général romain n'aurait
pu faire construire une fortification sur la rive droile du fleuve, qui appar-
tenait aux Helvélicns, et qui était occupée alors par toute l& population,
au nombre de quatre cent mille personnes, dans l'attente du passage. Au
reste , on vient de voir que César avait fait rompre le pont de Genève pour
rendre les communications impossibles entre les deux rives du fleuve. Si
le mur cût été sur la droite, César n'eût pas pu dire que les Helvéticns
étaient arrétés par cet obstacle après avoir passe le Rhône , et enfin ces der-
niers n'auraient pu sortir de leur pays par le défilé de l'Écluse.
352 NOTICE HISTORIQUE
tivement le passage, et leur déclara que, s'ils tentaient de
l'oblenir par la force, il étail en mesure de les repousser.
Déçus dans leur espérance, les Helvétiens essayèrent do passer,
tantôl de jour, tantôt de nait, les unsen traversant le Rhône sur
des bateaux, les autres à gué, car le fleuve était très-bas; mais,
toujours arrêlés par le rempart des Romains, ils renoncèrent
à leur entreprise.
__« Îl leur restait une autre route à travers le pays des
Séquanes, entre le mont Jura el le Rhône (1) ; mais elle est
si étroite qu'à peine un chariot peut y passer; eHe est d'ail-
leurs dominée par une montagne fort élevée, en sorte qu'un
petit nombre d'hommes peut en interdire le passage. N’es-
péraut pas pouvoir passer de vive force, les Helvéliens en-
voyèrent des députés au chef des Éduens, afin qu'il solicitat
pour eux auprès des Séquanes... Ayant obtenu ce qu'ils dé-
siraient, ils se mirent en route...
« Oo vint dire à César que les Helvétiens allaient passer sur
le territoire des Séquanes et des Éduens, pour se rendre dans
le pays des Santons.... Il jugea que, si leur projet était exé-
culé, la Province serait en grand danger, ayant dans son
voisinage un peuple belliqueux, ennemi des Romains. Con-
fiant la garde des relranchements à Labiénus, il se rend
aussilôl à grandes journées en Italie, y lève deux légions, en
prend (rois autres qui étaient à Aquilée, et repasse les Alpes
par le plus court chemin. Les Centrons, les Graïocèdes et les
Caturiges, qui s’élaient emparés des hauteurs, veulent arrêter
la marche de son armée ; mais il les repousse dans plusieurs
combats, el se rend en sept journées d’Ocèle (Exille ? ) dans
le pays des Voconces ; de là il conduit ses troupes dans le
pays des Allobroges, puis chez les Ségusiaves (2), qui sont le
(1) Je fonds ensemble les divers paragraphes du récit de César -poar nc
pas trop allonger cette citation.
(2) Le texte porte Scbusiani dans beaucoup d'éditions aussi bien que
SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 353
premuer peuple hors de la province au delà du Rhône.
«a Les Helvétiens avaient déjà traversé les défilés et les fron-
tières des Séquanes, et ils élaient arrivés sur le territoire des
Éduens, qu'ils ravageaient. Ce peuple, trop faible pour se dé-
fendre, envoya demander du secours à César. Au même mo-
ment, les Ambarres, peuple allié des Éduens, viennent an-—
noncer à César que leurs campagnes élaient ravagtes, et
qu'ils pouvaient à peine défendre leurs villes contre les enne-
mis. Enfin les Allobroges, qui possèdent quelques bourgs
au delà du Rhône, s'enfuient vers César, el lui rapportent
que les Helvétiens ne leur ont laissé que les campagnes
nues.
César, touché du récit de ces désastres, ne crut pas devoir
laisser aux Helvétiens le temps d'arriver chez les Santons,
après avoir enlevé à ses alliés toutes leurs richesses. Le pays
des Séquanes est séparé de celui des Éduens (1) par une ri-
vière appelée {rar (la Saône), qui se jette dans le Rhône.
Elle coule avec une telle lenteur, que l'œil ne peut distin-
guer de quel côté est son cours. Les Helvétiens étaient oc-
cupés à passer celle rivière, à l'aide de radeaux et- de petits
bateaux réunis. Lorsque César sut que les trois quarts des
Helvétiens avaient passé l'Arar, il sortit de son camp à la
troisième veille, marcha vers les retardataires, et, les atta-
dans quelques manuscrits : j'avais cru pouvoir en conclure precédemment
qu'il s'agissait ici d’un peuple distinct des Ségusiaves, quoique leur confi-
nant ; mais, après müre réflexion, j'ai renonce à cette hypothèse, qui ne
me paraït pas avoir assez de solidité.
(1) Comme le fait remarquer Hadrien de Valois, à l'article de la Bresse,
il est probable que cette limite n’était pas rigoureuse, ct que les Éduens
s’étendaient un peu sur la rive gauche de la Saône, suivant l'usage gaulois.
En effet, une portion de ce territoire fit plus tard partie des diocèses de
Mâcon et de Chalon, dont les chefs-lieux se trouvaient sur le territoire de
la cité eduenne.
23
354 NOTICE HISTORIQUE
quant à l'improvistle, en lua un grand nombre; le reste prit la
faite et se cacha dans les forêts voisines. Ensuite, César, ayant
fait jeter un pont sur la rivière, se mil à la poursuite du
gros des Helvétiens.. qu'il força bientôt, comme on sait, de
rentrer dans leur pays, après avoir perdu les deax tiers de
_ leur population. »
1l ressort pour nous du récit de César que le territoire du
département de l'Ain était occupé tout entier par six peu-
ples différents: 1° les Helvéliens, à qui appartenait le pays
de Gex ; 2° les Séquanes, qui s'étendaient sur le versant oc-
cidental da Jura jusqu’au Rhône ; 3° les Allabroges, qui avaient
quelques bourgs sur la rive droite du Rhône; 4° les Éduens,
qui avaient quelques lambeaux de terriloirè sur la rive
gauche de la Saône, comme le prouve la composition des
diocèses de Mâcon et de Chalon ; 5° les Ségusiaves, qui occu-
paient la partie sud-ouest du département, où César vin
camper; 6° enfin les Ambarres, dont la position reste à
trouver. |
Pour obtenir ce résultat, il est nécessaire de se rendre
compte du chemin que suivirent les Helvétiens au sortir du
défilé de l'Écluse jusqu'à la Saône; mais, au préalable, il
faut fixer approximalivement le point de la rivière où eut
lieu feur passage. C'est certainement au-dessus de Thoissey,
puisque le territoire des Ségusiaves s'élendait jusque-là, sur
la rive droite de la Saône, au moins, et que ce peuple n'eut
pas à souffrir des ravages des Helvétiens. Tout nous porte à
croire qu'ils passèrent près de Mâcon, afin de gagner im-
médialement les plaines de la Loire, et d'éviter les monta-
ones du Forez et du Cantal, pour se rendre à leur destination
(chez les Santons). |
Voici quelle dut être, dans celte hypothèse, la routc des
Helvétiens : au sortir du défilé, c'est-à-dire aux environs de
Bellegarde, ils prirent la direction de Nantua, après avoir,
SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 35)
au préalable, pillé les Allobroges, qui se trouvaient établis
dans la vallée du Rhône, sur la rive droite du fleuve ; de !à
ils se dirigèrent du côté de Bourg, et enfin arrivèrent à la
Saône, sur les rives de laquelle ils trouvèrent les Éduens, qu'ils
pillèrent également, quoiqu'ils leur dussent le passage à tra-
vers le défilé des Séquanes. Or comme les Ambarres sont, avec
les Allobroges et les Éduens, les seuls qui se plaigairent à
César, il faut en conclure que ce peuple occupait tout l’es-
pace compris entre les Allobroges et les Éduens, c'est-à-dire
au moins loue la portion septentrionale du département de
l'Ain.
Pour achever la démonstration, il convient de fixer ap-
proximativement l'emplacement où César vint s'établir chez
les Ségusiaves. Du pays des Voconces, où il était allé camper
à son arrivée daos la Gaule, il se rendit chez les Allobroges,
et vint sans doute à Vienne, leur capilale; de 1à, longeant
le Rhône, il vint passer ce fleuve près de l'endroit où s'é-
leva plus tard Lyon. Il dut s'établir aux environs de Thois-
sey, sur les bords même de la Saône, pour surveiller plus
facilement l'opération du passage des Helvétiens. C'est là
que les Éduens, puis les Ambarres, puis les Allobroges, vin-
rent iui porter plainte.
Ainsi voilà un fait acquis, les Ambarres occupaient la por-
tion nord du département de l'Ain. On en peut conclure,
d’après les données précédentes, que tout leur territoire est
entré dans la cité, autrement dit le diocèse de Lyon, et que
nous avons, par conséquent, leurs limiles, au nord, à
l’est et au sud-est, dans les limites mêmes de ce diocèse.
Je voudrais pouvoir fixer exactement les limites de ce
peuple à l'ouest, mais la chose n’est pas possible; je crois
toutefois qu'on ne s'écarlerait guère de la réalité en attri-
buant aux Ségusiaves tout le Llerriloire des archiprêtrés d°
Dombes, de Sandrans, de Chalamont et de Meyzieux, et tout
390 NOTICE HISTORIQUE
le reste aux Ambarres, c'est-à-dire les archiprétrés de Co-
ligny, de Bâgé, de Treffort, d'Ambournay et de Morestel. Ce
territoire renferme, en effet, plusieurs localités qui semblent
avoir conservé quelque trace de l'ancien nom gaulois : telles
sont, à peu de distance l’une de l’autre, Ambérieux, Am-
bournay, Ambutrix. La première, qui pourrait bien avoir
été la capitale des Ambarres, est probablement le lieu d’où
est daté le titre £XIV de la fameuse loi Gombette, publiée
au VI siècle par les rois de Bourgogne.
Je viens de dire que Lyon n'existait pas à l'époque de
César. En effet, celte ville ne fut fondée que quelques années
après la conquête des Gaules. Comme colonie romaine, elle
jouit tout d’abord de certains privilèges qui la rendaient indé-
pendante, elle et sa banlieue, du territoire des Ségusiaves,
sur lequel elle se trouvait. Elle acquit bientôl une impor-
tance telle, qu'on la choisit pour être la métropole de la Cel-
tique, qui prit même son nom, Gaule lyonnaise, lors de la
première division régulière des Gaules, sous Auguste.
Plus tard, Agrippa lui donna une importance nouvelle.
« Lyon , dit Strabon (1) , est placé au milieu de la Gaule et
comme le cœur de ce pays, tant à cause de sa siluation au
confluent de deux grandes rivières qu’à cause de sa proximité
de toutes les parties de cettc contrée(2). C'est pourquoi Agrippa
en fit le point de départ des grandes routes. La première de
ces routes, traversant les Cévennes, conduit en Aquitaine et
(1) Livre 1v, ch. iv.
(2) La cite lyonnaise touchait, cn effet, à la Provence par les Allcbroges,
à la Belgique par les Séquancs. à l'Aquitaine par les Arvernes, à la Celtique
par les Ségusiaves. C'est à cette circonstance qu'elle dut l'honneur de voir
ériger sur son territoire le fameux temple d’Auguste, à la construction
duquel contrihuërent presque ous les peuples gaulois. (Voir le Mémoire
que j'ai publie sar l'emplacement de ce Lemple dans la Reruc archéologique,
t. uv, 1847.)
SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 357
jusque chez les Santions ; la seconde au Rhin; la troisième, à
l'Océan, en passant par le territoire des Bellovacs et celui des
Ambiens; la quatrième, enfin, sur le littoral narbonnais el
marseillais. »
Les itinéraires romains qui sont parvenus jusqu’à nous
viennent compléter ces données générales, en nous faisant
connaître les étapes mêmes des routes signalées par Strabon.
Ils nous apprennent que la route d'Aquitaine passait par Forum
Segusiavorum (Feurs), 4quæ Segestæ (Moind, près de Mont-
brison) (1), Zcidmagus (Usson), Revessio (Saint-Paulien), etc.
La route du Rhin, par Æ4sa Paulini (Anse), Lunna ou
Ludna (Belleville), Matisco (Mâcon), Zinurtum (Tournus),
Cavillo (Châlon), etc. De cette dernière ville, un embranche-
ment se dirigeait sur Æuguslodunum (Autun), l’ancienne
Bibracte de César : il avait vingt et une lieues suivant la Table
théodosienne, ou vingt-deux suivant l'itinéraire d'Antonin (2).
La routc de l'Océan, par Forum Segusiavorum (Feurs),
Mediolanum (?) (3), Roidomna (Roanne), Ariolica (Avrilly—
(1) Dans mon Mémoire sur les origines du Lyonnais, j'ai placc 4quæ
Segestæ à Saint-Galmier ; mais je crois devoir aujourd'hui me ranger à l'avis
de M. l'abbé Roux, qui place cette station romaine à Moind. L’ancien nom
de Saint-Galmier parait avoir été vicus Audiliacus, qui lui est donné dans
la légende de son saint patron.
(2) Un autre embranchement, qui n'est pas porté sur les ilinéraires,
mais que les ingénieurs de la nouvelle carte de France ont signalé, ct qui
servit d’ailleurs durant tout le moyen-âge, conduisait de Lyon à Autun
par une voic plus courte, qui se soudait à Lunna (Belleville), et se dirigeait
sur Avenas ct Cluny. (Voy. kevue du Lyonnais, nouv. scrie, t. vin, p. 560.)
(3) Cette portion de la Table théodosienne est très-obscure, ct renferme
évidemment une crreur. Elle indique seize lieues de Lugdunum à Forum,
quatorze Üe Forum à Mediolanum, et vingt-deux de Mediolanum à Roidomna.
Or, il y a près de vingt-deux lieues de Lyon à Feurs, et il n’y en à pas
vingt entre Feurs et Roanne, sans parler de la station intermédiaire de
Mediolanum sur laquelle on n'a aucune donnée, car je renonce à lhypo-
thèse que j'avais présentée à ce sujet dans mon Mémoire sur Les origines du
398 NOTICE HISTORIQUE
sur-Loire), Pocrinium (Périgny-au-Pont), Zulonnum (Tou-
lon-sur- Arroux) et Æugustodunuin (Autun), d’où elle ga-
gnait le nord par Avallon. Ün embranchement venant
d'Æugustonemetum (Glermont), se soudait à cette ligne vers
Ariolica; il se dirigeait sur 7 orogium (Voroux, près de Va-
rennes) et Æquæ Calidæ (Vichy). Outre cette voie, qui ser-
vait à réunir la capitale des Arvernes à celle des Éduens, il
devait en exisler une pour réunir Æugustonemetum à Fo-
rum Segusiavorum, onu, pour mieux dire, à ZLugdunum.
C'est, sans doute, sur cet embranchement, qui devail passer,
comme la route actuelle de Lyon à Clermont, par Feurs el
Thiers, que se trouvait Mediolanum, placé probablement par
erreur entre Forum el Roidomna, sur la Table théodosienne.
La route de la Méditerranée passant par / igenna, ou mieux
ienna (Vienne), où aboulissait aussi la roule de Rome.
Lorsque l'union de la Gaule à l'empire parul complète, ou
plutôt à mesure qne la fusion s'opéra, un changement corré-
latif eut licu dans l’organisation provinciale. Ainsi nous avons
vu qu’'Auguste avait établi Lyon métropole de la Gaule cel-
tique, qui dut prendre alors le nom de Zyonnaise. Sous Dio-
clétien, c’est-à-dire vers la fin du 11!° siècle, ce pays fut
partagé en deux provinces, qui furent appelécs Première el
Seconde Lyonnaise, et dont les chefs-lieux respectifs furent
Lyon et Rouen (1). Un siècle plus tard, sous Gralien, chacune
de ces provinces ful elle-même partagée en deux, et la Cel-
Lyonnais. La route de Feurs à Roanne devait venir rejoindre la vieille route
de Montbrison à Roanne aux environs de la Bouteresse. On a trouve dans
cette direction deux pierres milliaires qui semblent le prouver. (Voyez l'ou-
vrage de M. l'abbé Roux , p. 77.) Peut-être faut-il tout simplement suppri-
mer ici cette station inutile de Mediolanum, et la placer sur une autre
roule.
(1) Par suite de cette division, la Gaule sc trouva partagée cn quatorze
provinces, qui sont nommées dans l'histoire que Rufus Festus dédia à l’em-
pereur Valens.
SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 399
tique furma alors quatre provinces, qui prirent les noms de
Première, Seconde; Troisième, Quatrième Lyonnaise, el
dont les chefs-lieux furent Lyon, Rouen, Tours et Sens (1).
Le remaniement administratif du pays ne s'arrêta pas là. A
une époque qu'il est impossible de déterminer d’une manière
précise, mais qui n'est pas postérieure aux dernières années
du 1V° siècle, on réorganisa sur de nouvelles bases les subdi-
visions des provinces. La Première Lyonnaise, en particulier,
fut divisée en trois grandes circonscriplions, correspondant
aux (rois villes principales qu'elle renfermait : Lyon, Autun
et Langres, el entre lesquelles on partlagea tous les petits
peuples qui les composaient , et qui avaient conservé jusque
là leur autonomie ; c’est ce que nous apprend la Notice des
Gaules, rédigée au plus tard à la fin du IV® siècle (2), et par
laquelle on voit que la Première Lyonnaise ne renfermait plus
que trois cités, dont voici les noms :
Metropolis civitas Lugdunensium (3) (la cilé des Lyonnais,
métropole); |
1) Les autres parlics de la Gaule éprouvant des modificalions analogues,
dont je n'ai pas à m'occuper ici, ce pays se trouva alors parlagé en dix-sept
provinces. {Voyez la dissertation de Dom Vaissète sur ce sujet, Hist. de
Languedoc, t. 1, note xxxm, p. 627.)
(2) La Notice des Gaules n’est pas postéricure au IV: siècle, puisqu'elle
ne mentionne pas la province d'Arles, créée à la fin de ce siècle, lorsque le
siège du préfet du prétoire fut transféré dans cette ville, au préjudice de
Trèves, qui avait succédé à Lyon vers la fin du Ile siècle. (Mém. de l’Acad.
des inscript. L. vin, p. 423, 428). Trèves était encore la capitale de lu
Gaule chevelue en 380, d’après Grégoire de Tours. La translation du pre-
toire à Arles fit disparaitre la barrière administrative qui séparait encore .
depuis la conquête, les deux Gaules chevelue et à bruyes : elles n'eurent
plus qu'un seul chef-lieu, Arles. Toutefois chacune conserva un vicaire par-
ticulicr et reeut un nom plus conforme à l'élat de la civilisation. La Gaule
chevelue, comprenant dix provinces , fut appelée absolument Galliæ, les
Gaules : et la Gaule à braves, Septem provinciæ , les sept provinecs.
(3, Un manuscrit du X° sigele porte Lugdonenshen (Bibl. imp. 1451).
360 NOTICE HISTORIQUE
Civitas Heduorum (la cité des Éduens);
Civitas Lingonum (la cité des Lingons).
A la suite de ces trois cités, la Notice mentionne comme
les localités les plas importantes de la province, ou peut-être
comme des chefs-lieux de subdivisions, deux châteaux ou
camps (castra), Châlon (1) et Mâcon, qui eurent aussi le titre
de cité un peu plus tard, mais qui faisaient encore partie de
celle des Éduens au temps de la rédaction primitive de la
Nolice.
Nous venons de voir que les Lingons étaient alors de la
Première Lyonnaise; il faut donc admettre qu'ils avaient été
délachés de bonne heure de la Belgique , dans laquelle ils
avaient êlé compris par Auguste, comme on peut l'induire
du livre de Ptolémée : cette distraction eut probablement lieu
lors de la création de la Grande Séquanaise.
Comment procéda-t-on à la composition des nouvelles cités
de la Goule ? C'est là une question bien difficile à résoudre
maintenant. Toutefois, il semble naturel de penser que les
nationalités gauloises qui subsistaient encore lui servirent de
base. Sans doute toutes ces nationalités ne survécurent pas :
la chose n'était pas possible, car les peuples gaulois n'avaient
entre eux aucun rapport d'élendue, et, d’ailleurs, plusieurs ne
possédaient aucun centre de population dont on püt faire un
chef-lieu administratif, mais il est probable qu'on conserva
toutes celles qui avaient une existence politique réelle; autour
d'elles on groupa les petits peuples qui en dépendaient sous
le titre de clients fort répandu dans la Gaule, où il préparait
la fusion. On créa ainsi de nouvelles cités plus régulières que
les anciennes, et où plusieurs de celles-ci furent fondues, il
(1) Châlon était la résidence du préfet de la flotte établie sur la Saône.
et dont fait mention la Notice des dignités de l'Empire, redigée sous Valen-
tinien HT.
SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 361
est vrai, mais moins en conséquence d’une mesure systéma-
tique des Romains pour dénalionaliser la Gaule, que par suite
de la marche naturelle des choses. La circonstance qui con-
tribua le plus peut-être à faire disparaître la trace des peu-
ples gaulois, ce fui l'imposition de nouveaux noms aux villes
de la Gaule : or ces changements doivent être attribués bien
plutôt à la courtisanerie des vaincus qu’à un plan systémati-
que des vainqueurs (1). C’est de la sorte que Bibracte , l’an-
cienne capitale des Éduens du temps de César , porta le nom
d'Auguste (Æugustodunum), et l'imposa bientôt après au ter-
ritoire ou, pour mieux dire, à la cité des Éduens.
Quoi qu'il en soit, il est aujourd’hui bien difficile de déter-
miner exactement l'emplacement qu’occupaient les anciennes
nations gauloises. Ainsi, daus la Première Lyonnaise, nous
voyons bien représentés les Éduens, les Lingons et les Ségu-
siaves, encore ces derniers ne sont-ils pas nommés expressé-
ment ; mais que sont devenus les Æmbarri, les Æmbivareti,
les Aulerci Brannovices, les Brannovü, les Bot, les Znsubres,
les Mandubü, que les anciens auteurs (2) disent avoir fait
(1) Hélas! il ne nous sicd guère , à nous autres Français, qui changeons
tous les jours, par esprit de scrvilisme , les noms des villes de nos colonies
et de la France elle-mème pour leur imposer ceux de nos princes, de repro-
cher aux Romains leur prétendu csprit de dénationalisation. Qui voudra
bien ctudier sans prévention l'histoire de la domination romaine recon-
naitra qu'il n’y en eut jamais d'aussi peu tracassière. Si l’on excepte la per-
sccution bien excusable des Druides, les Romains ne génèrent en rien les
habitants du pays, et, en échange d'un peu d’or. leur donnèrent la civilisa-
tion, ce bien qui ne saurait ètre payc trop cher. Pour mon compte, je ne
mels pas cn balance ce que Ja Gaule perdit et cc qu’elle gagna à la conquetc:
lc bilan est tout cn sa faveur. :
(2) Les Insubres sont mentionnés par Tite Live (V, 34), qui donne à leur
pays le titre de pagus Heduorum. Quant aux autres noms cites ici, ils sont
tirés des Commentaires de César (1, 11 et 28, et VII, 68 et 75), qui donne
à tous ces peuples, le dernier excepté, le titre de clients des Éduens.
302 NOTICE HISTORIQUE
partie de la confédération éduenne, et que leur position a dd
faire comprendre dans la Première Lyonnaise ?
Je crois avoir démontré précédemment que les Am-
barres occupaient la partie nord et sud-est du département
de l’Ain. La carte de l’ancien diocèse de Lyon prouve qu'ils
furent adjoints aux Ségusiaves pour former la civitas Lugdu-
nensium. On en peut conclure que c'est à eux qu’appartenait
la vallée de la Bienne, dans laquelle se trouve Saint-Claude,
et qui s'avançail fort loin dans le pays des Séquanes (1). Cette
vallée débouchait daus celle de l'Ain, qui, à partir de là, ap-
partenait sans doutc également aux Ambarres jusqu'au Rhône,
au-delà duquel ils avaient même un pelit Lerritoire, qui forma
plus lard l’archiprêtré de Morestel. 11 n’y a point d'autre ma-
nière, suivant moi, d'expliquer la disposition singulière du
diocèse de Lyon de ce côté, disposition qui s'accorde parfaite-
ment d'ailleurs avec les habitudes des peuples gaulois, les-
quels, ainsi que nous l'avons vu, occupaient presque loujours
les deux rives des fleuves et rivières.
Par l'effet de cet emprunt de territoire, Lyon, qui se trou-
vait presque sur les confins des Ségusiaves, fut entouré de
tous côtés d’un vaste arrondissement. C’est peut-être à celte
circonstance, jointe à l'honneur qu'avait Lyon d'être une co-
lonie romaine, qu’on doit attribuer la subslilution du nom
Quelques commentateurs mettent encore, mais à tort suivant moi, au
nombre des clients des Éducns les 4tesui mentionnés par Pline (His!. nat.
hb. IV, ch. xxx).
(1) Lorsqu'on créa la cité ou le diocèse de Belley, au commencement
du Ve siècle, sans doute pour indemniser la Séquanaise de la cession du
territoire de la cité de Nyon, reuni à celui de la cité de Genève, on ne prit
pas garde à cette languc de terre que possédait la cité de Lyon dans le pays
des Séquanes, et il cn résulta que la nouvelle cité, Belley, fut complètement
séparée de sa métropole, Besançon, d'un côté par le diocèse de Lyon, de
l'autre par celui de Genève. Cet état de choses s'est perpétue jusqu'à la
Revolution.
SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 363
des habitants de cette ville à celui de Stgusiaves dans la liste
des cités donnée par la Notice des Gaules. En effet, dans
l'ordre naturel des choses, les Ségusiaves, formant la portion
la plus considérable el la plus importante de la nouvelle cité,
avaient le même droit à lui imposer leur nom que les Éduens
et les Lingons à la leur, et cependant il n'en fut pas ainsi. A
la vérité, si le nom de Lingons persisla toujours à figurer
dans la liste des cités, ce fut moins, peul-être, comme nom
de peuple que comme dénominalion des habitants de la ville
capitale de la cit, qui prit alors le nom de Zingones, car la
cité dont Autun élait le chef-lieu est fort souvent elle-même
appelée civitas Augustodunensium (1). Celle dénomination
était, en effet, plus exacte que l'autre, vu la composilion des
cités nourelles, où se trouvaient fondues plusieurs nations
gauloises.
Ainsi le pays des Mandubii, sur lequel se trouvait la fa—
meuse ville d’Alise (2), et qui correspond par conséquent à
l'Auxvis, fut comprise dans la cité d’'Autun. Il en fut de même
des Brannovü, qui, je crois, occupaient le Brionnais. Bau-
drant et Expilly (3), dans leurs grands dictionnaires géogra-
phiques, font dériver le mot de Brionnais de celui d’une
« ville appelée Brienne ou Brionne, el dont on ignore l'em-—
placement. » Mais celte explication n’est pas admissible, car
le nom de Brionnais (en latin Briennensis), que nous voyons
paraître au x1° siècle (4), se serait perdu avec la ville qui lui
avait donné naissance. 11 serait, d’ailleurs, bien extraordinaire
que la ville, chef-lieu de ce pelit pays, qui aurait pour le
moins existé jusqu'au x° siècle, ait disparu depuis sans laisser
(1) C'est le nom qui parait à la suite de la signature de l'évèque de cctte
ville, Retice, au premier concile d’Arles , en 314.
(2) César, De Bello Gall. liv. VIE, ch. ixvur.
(3) Hadrien de Valois n’en parle pas.
(4) Voyez Cart. de Sarigny et d’Ainay, page 1099.
364 NOTICE HISTORIQUE
de trace : il semble plus naturel de croire que ce mot est une
corruption de celui de Brannovi (1).
Quant aux autres peuples, nous ignorons (otalement leur
situation. Peut-être pourrait-on conclure de certains indices
historiques que les Znsubres occupaient le canton de Matoar,
el par conséquent furent aussi incorporés à la cité des Éduens.
1 semble, en effet, résulter d'un passage de Tite-Live que le
pays des Insubres, qui était une fraction de celui des Éduens,
renfermait une ville appelée Mediolanum (2) ; or nous voyons
qu’au X: siècle une localité du canton de Matour (Meulin) por-
lait le nom de Mediolanum, et l’imposail à tout son territoire :
ager Mediolanensis (3).
Quelques auteurs placent les 4ulerci Brannovices dans le
Roannaïis; mais le possage de Ptolémée que j'ai cité (4) ne per-
mel pas de distraire le Roannais du pays des Ségusiaves. La
légende de saint Pélerin d'Auxerre semble autoriser, au con-
traire, à placer ces Aulercs dans le pays dont Antrain et Cle-
mecy sont les villes principales (5) : ce peuple fut donc aussi
(1) Une opinion analoguc a déjà été émise par Courtépéc (Descrip. de la
Bourgogne).
(2) Tite-Live, 1. V, c. xxxiv.
(8) Voyez Cart. de Savigny et d'Ainay, page 1099. Au reste, ce nom de
Mediolanum était fort répandu dans le Gaule. Nous avons vu précédemment
qu'il y avait chez les Segusiaves une localité ainsi appelée. Il parait qu'on
donnait aussi ce nom à Mälain , entre Arnay-lc-Duc et Dijon : c'est là que
M. Garnicr établit les Insubres (Chartes Bourguignonnes, p. 48 ct 71).
M. Valentin-Smith a publié dans la Revue du Lyonnais (2° serie, t. 1er,
p. 185, 1850) un long travail sur les Insubres ; mais je ne crois pas pouvoir
en adopter les conclusions. Pas un seul monument, à mon avis, n’autorisc
à placer les Insubres sur les bords de la Saône, comme le fait M. Valentin-
Smith. Tout ce qu’on peut induire des récits des auteurs latins, c'est que
ce peuple gaulois , qui joua jadis un grand role, etait voisin des Éduens.
(4) Page 345.
(5) Voyez p. 107 ct 261 de l'Histoire de l'antique cité d'Autun, par
SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 365
fondu dans la cité des Éduens. Au reste, il ne devait pas être
considérable: c'était probablement une fraction des Aulercs
Cénomans ou Eburons, déplacée à la suile d'une de ces révo-
lutions si fréquentes dans la Gaule; peut-être est-ce leur si-
tualion près des Prannovii qui leur avait valu le surnom de
Brannovices, qui les distingue des autres Aulercs.
Restent les Boi et les 4mbivareti. On s’accorde généra-
lement à placer les premiers dans la partie du Bourbonnais
qui était jadis du diocèse d'Autun, c'est-à-dire du côté de
Bourbon-l'Archambault : on sait, en effet, qu'ils farent éta-
blis par César dans le pays des Éduens, à la demande de
ceux-ci. Quant aux derniers, Sanson les met dans le Nivernais;
mais je crois qu'il se trompe ; car la capitale de ce pays, Vovio-
dunum (Nevers), faisait partie du territoire éduen (in Heduis),
comme on l'apprend de César. Les 4mbivarèles, cilés au livre
VII des Commentaires, ne sont peut-êlre pas autres que les
Ambarri du livre 1e", dont nous avons vu précédemment la si-
fuation, car les seuls Ambivarèles qu’on connaisse sont fort
loin de la Première Lyonnaise.
Ce qui contribue à jeter de l'obscurité sur celte matière,
c'est lu création tardive de trois nouvelles circonscriplions
terriloriales dans la Première Lyonnaise, créalion qui eut lieu
dans le cours du V° siècle, comme semblent le démontrer
quelques copies fort anciennes de la Notice des Gaules. En
effet, ces copies donnent cinq cités à la Première Lyonnaise,
en faisant précéder les noms de Châlon et Mâcon du mot de
civitas au lieu de castrum, el portent Nevers parmi les cilés
de la Quatrième Lyonnaise, détachée elle-même depuis peu
de la Première Lyonnaise (1}. En tout ca8, nous avons la preuve
Edme Thomas, édition annotéc par M. l'abbé Devoucoux, ct publiée à
Autun en 1846.
(1) Voyez la Notice des Gaules, annotce par M. Guérard , Essai sur le
systeme des divisions lerriloriales de la Gaule, p. 12 ct suiv.
366 NOTICE HISTORIQUE
qu'il y avait déjà un évêché à Chalon en #70 (1), à Nevers en
517 (2), à Mâcon en 538 (3), et ces dates ne sunt évidemment
pas celles de leur création.
On voit par le nom des trois villes que je viens de men-
tionner, el qui toutes trois faisaient précédemment partie
du territoire propre des Éduens, que les créations nouvelles
eurent lieu au préjudice de la cité de ces derniers (4), soit qu’on
lui ait d'abord donné trop d’étendue, à cause du rôle ancien
et de la prépondérance de celte nation, soit que seale elle
renfermät des localités assez importantes pour servir de chefs-
lieux aux nouvelles circonscriptions. Toutefois, on peut sup-
poser que les cités voisines furent aussi mises un peu à con-
tribution, car il paraît difficile d'admettre qu'on ait pu for-
mer quatre cilés avec une seule, tout en conservant intact,
sans trop de disproporlion, le territoire des autres. Nous
pensons donc que la cilé de Châlon dut prendre quelque
chose à celle des Lingons ; la cité de Mâcon à celle des Lyon-
nais: et la cité de Nevers à celle des Auxerrois. Quelle fat
(4) Le la Mure, Hist. du dioe. de Lyon, p. 58; Gallia christ. 2e édit.
Un, pr. col. 221.
(2) Carte du premier royaume de Bourgogne , par M. Roget de Belloguct,
p. 156 ct suiv.
(3) Gall. christ. t.1v, col. 1039. L'absence de la signature de l’évêque
de Mâcon au célèbre concile d'Épaonc, tenu en 517; et qui permet de fixer
d'une manière précise l'étendue du royaume de Bourgogne, ne prouve pas
du tout que la cité de Mâcon ne fût pas créée déjà. Mille circonstances ont
pu empécher l'évêque de Mäcon, en supposant qu’il v en eût un vivant
alors, d'assister à ce concile.
{&) C'est ce qui explique, à mon avis, l’exiguité des trois diocèses de
Chälon , Nevers et Mâcon, ct particulièrement de celui-ci, créé le dernicr.
Telle est, en effet, la marche ordinaire des choses humaines : on va tou-
jours du plus grand au moindre. Cette régle fut même poussée si loin, qu'on
finit par créer des diocèses qui n’avaient pas cent paroisses. Aussi pouvail-
on conclure presque généralement , à la fin du XVIIe siècle, de F'antiquite
des circonscriptions épiscopales par leur ctendue.
SUR LE DIOCÈSE DE LYON. _ 367
la part que perdirent les trois anciennes cités? C'est ce que
nous ignorerons probablement toujours ; mais un fait vient
à l'appui de mon opinion: c'est lu réunion de la cité de Nevers
à la Quatrième Lyonnaise. On peut conclure, il me semble, de
celle circonstance, que la portion auxerroise de la nouvelle cité
élait plus considérable que la portion éduenne, et qu’elle em-
porta le out dans la province dont elle faisail partie, quoique
le chef-lieu fût dans la province lyonnaise. Quant à la cité de
Mâcon, comme je l'ai dit déjà, quelques circonstances parli-
culières semblent indiquer qu'elle emprunta à la cité des
Lyonnais loute la portion du terriloire qu'embrassail encore
l'archiprêtré de Bcaujeu au commencement du XVIII siè-
cle. Ces circonstances sont : 1° l’enclave que cette portion
formail dans le diocèse de Lyon; 2° la délimitation sur ce point
des deux diocèses par des rivières, contrairement aux usages
gaulois; 3° Ja confusion lerritoriale qui a toujours régné, au
point de vue politique, dans ce canton; 4° eufin la propen-
sion qu'ont eue les habitants de cette portion du diocèse de
Mâcon à se raltacher au Lyonnais.
Quoi qu'il en soit, l'étendue de la cité des Lyonnais, en
admeltant même qu’elle n'ait subi aucune altéralion par la créa-
lion du diocèse de Mâcon, était considérable : elle embras-
sait loute la portion du terriloire des Ségusiaves siluée à la
droite du Rhône et de la Saône, remontait celte dernière
rivière jusqu à la Seille, passail au-dessous de Louhans(t),
gagnait de là, par une ligne allant du nord-est au sud-est, lu
Bienne, à l'endroit où cette rivière se jelte dans l'Ain, la re-
montait jusqu’à sa source dans le Jura, ct descendait par la
vallée de la Vailserine jusqu’à Nantua; de là elle gagnait le
Rhône au midi, en suivant deux chaînes de montagnes assez
(1) Quelques actes placent mème Louhans dans le territoire Iÿonnais
“Ain pago Lugdunensi). (Vos. Chifflet, Hist. de Tournus, pr. p. 229, 231.1
L
368 NOTICE HISTORIQUE
saillantes, (raversait ce fleuve au-dessous de Belley, et le re-
joignait près du confluent de l’Ain, le quittait de nouveau
au même endroit pour le rejoindre encore au-dessous de Lyon,
près de Saint-Symphorien-d'Ozon, où elle atteignait le terri-
loire des Ségusiaves.
Je viens de faire connaître les divisions générales de la
Gaule sous les Romains; mais ces divisions ne s’arrêlaient
pas là. L'administration d'anssi vastes territoires que les
cités nécessitait des subdivisions nombreuses. Et, en effet, on
voit par quelques documents, malheureusement bien rares,
que les cités étaient elles-mêmes subdivisées en pag: ou can-
tons ruraux. Le Digeste nous fouruit à ce sujet un document
curieux dans sa partie relative au cens; il porte: « Forma
« censuali cavealur ut agri sic in censum referantur : nomen
a fundi cujusque, et in qua civitete et quo pago sit, et quos
« duos vicinos proximos habent, etc. (1); » c'est-à-dire :
« qu'on ait bien soin de spécifier dans la déclaration du cens le
nom du fond, dans quelle cité et dans quel pagus il se trouve;
quels sont ses deux plus proches confins...» Au reste, ce
mode de division était emprunté aux Gaulois eux-mêmes. En
effet, César nous apprend que la cité des Helvéliens était
diviséeen quatre pagi (2) ; Pline mentionne également un pa-
gus V’ertacomicoris (le Vercors?) dans la cité des Voconces (3);
Tive-Live nous dit queles Insubres de l'Italie tiraient leur nom
d’un pagus de la cité des Éduens (4), et le rhéteur Eumène,
qui vivait à la fin du ITI° siècle à Autun, sa patrie, place
également dans la cité des Éduens le pagus Arebrignus (5).
(1) Dig. liv. L, titre xv, De censu, lex à.
(2) César, De Bello Gall. liv. I, ch. xu : « Omnis civitas Helvetia in
« quatuor pagi divisa est. »
(8) Pline, Hist. nat. 1. TI, c. xxr de l'édition Panckouke.
(4) Tite-Live, V, xxuv.
(5) Bouquet, t. 1, p. 728. M. Garnier (Chartes Bourguignonnes. p. 50)
pense que ec pagux s’'étendait des bords de l'Arroux à ln Saône.
SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 369
Comme on a dû le remarquer, la division territoriale de la
Gaule eut pour base les grands centres de population , qui
devinrent presque tous chefs-lieux de nouvelles circonscrip-
tions. Celles-ci furent, en outre, rangées dans un ordre hié-
rarchique. Toute la vie politique de la Gaule se trouva par lé
concentrée dans quelques ville principales, séjours des hauts
fonctionnaires, dont les ordres descendaient rapidement, grâce
à une filière administrative bien combinée, jusqu'aux plus pe-
tites localités. Voici, en ce qui nous concerne, el d'une mae-
nière générale, la hiérarchie territoriale de l'empire. Toute
l'étendue de la république était partagée en qualre grandes
préfectures (1). L'une de ces préfectures était formée de trois
diocèses : l'Espagne, la Grande-Brelagne et la Gaule ; cette
dernière élail parlagée en quatre parties: la Province, l'A-
quitaine, la Belgique et la Celtique ou Lyonnaise. Celle-ci
était parlagée à son tour en quatre provinces : la Première, la
Seconde, la Troisième et la Quatrième Lyonnaise; enfin, la
Première Lyonnaise était divisée en cinq arrondissements (er-
ritoriaux, dont les chef-lieux étaient Lyon, Autun, Langres,
Châlon et Mâcon.
Dans ce système, la ville de Lyon jouait un rôle fort im-
portant, car elle était à la fois capitale de la cité lyonnaise,
métropole de la Première Lyonnaise, primatiale de la Celtique
ou Gaule proprement dite, et fut longtemps chef-lieu des trois
provinces chevelues (l’Aquitaine, la Belgique et la Celtique
réunies). Le poële Claudian dit même qu’on eul un momeni
l'idée d'y transférer le siège du gouvernement de l'empire ro-
main, lursque Alaric vint menacer Rome au IV° siècle (2).
(1) Je ne parle ici que des divisions civiles et administratives. Il y eut
aussi différents systèmes de divisions militaires et politiques ; mais, comme
ils n’avaicnt rien de fixe et d’ailleurs ne touchsient pas à l’organisation pro-
vinciale , je ne crois pas nécessaire de les rappeler.
(2) Claudian. De Bellou Getico, v. 296 à 301 -
Quid turpes jam mente fugas , quid Gallica rura
24
370 NOTICE HISTORIQUE
Il fallait que l'aspect du pays fût bien changé pour qu'une
ville qui n'existait pas encore du temps de César, el qui, d'ail-
leurs, étail siluée sur le territoire d'un peuple de second or-
dre, fût devenue lout à coup le eentre de toutes les affaires
de l'Occident. C'est qu’en effet la civilisation avait entière-
ment brisé l'ancien ordre de choses, et transformé la Gaule.
L'organisation que je viens de décrire ne fut complète, ilest
vrai, qu'au déclin de la puissance romaine; mais l'assimila-
tion était telle alors que les Barbares ne distinguèrent pas
les Gaulois des Romains à l’époque de l'invasion; on peut
même dire que ce fut pn Gaule qu'ils détraisirent le dernier
simulacre de l'empire.
Il est inutile de raconter les lulles qui eurent lieu alors
entre les troupes impériales et les Burgundes: ce sont là des
faits obscurs et très-compliqués, qui, sans être d'aucun intérêl
pour nous, demanderaient de longs développements. 11 suffira
de dire que la cité des Lyonnais, aussi bien que toute la Pre-
mière Lyonnaise et beaucoup d'autres provinces gauloises (1),
resla au pouvoir des Burgundes, qui firent de Vienne ou plutôt
de Lyon la capitale d’an royaume auquel ils imposèrent
leur nom. Cette créalion, qui ne fut complèle et définitive
que vers la fin du Ve siècle, n’apporta aucune modification
au système général des divisions territoriales du pays. Les
Burgundes, peuple doux et peu novateur, se contentèrent
de jouir des terres qu'ils s'étaient fait accorder, et laissèrent
aux Gallo-Romains leurs lois et leurs coutumes. Toutefois,
il s'opéra de fait, sous leur domination, un changement dont
Respicitis, Latioque libet post terga rclicto
Longinquum profugis Ararin præcingcre castris ?
Scilicet, Arctois concessa gentibus Urbe,
Contidet regnum Rhodano, capitique superstes
(1) Pour connaitre l'étendue exacte du royaume de Bourgogne au rom-,
+
»
SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 371
il convient de parler, parce que, quoique purement nomi-
nal en apparence, il n'en eut pas moins une portée réelle.
On a vu que quelques copies de la Notice des Gaules don-
nent le titre de civitas(1) aux nouvelles comme aux anciennes
circonscriptions. Évidemment ce mot n’a plus là le sens qu’il
avait précédemment; il ne sert plus à désigner que la ville
chef-lieu, la cité (2), comme nous le disons aujourd'hui. Pour
désigner le terriloire rural affecié à chaque cité, on se servit
d'un autre mot déjà en usage dans la Gaule, mais auquel on
donna un sens plus précis et plus large, celui de pagus, qui
remplaça presque complétement le mot de civitas. Il paraîl,
d'ailleurs, que ces deux mots avaient entre eux un certain
rapport, cer ils sont parfois employés avee le même sens dans
la langue latine. Ainsi, Pline (3) donne à la cité des Gaboles,
peut-être, il est vrai, à cause de son exiguïté et de sa dépen—
dance des Arvernes (4), le nom de pagus Gabalicus.
Quoi qu'il en soit, l’application du mot de pagus à l’en-
semble du territoire des cités gallo-romaines est un feit im-
portant, qui n'a peul-être pas été assez signalé (5). On s’est
beaucoup plus préoccupé, dans ces derniers temps, des petits
pagi ou pagi minores, comme les sppelle Hadrien de Valois,
que des grands pagi, qui seuls avaient un terriloire régulier, du
mencement du VIe siècle, voyez l'intéressant ouvrage de M. Roget de Bello-
guct intitulé : Carte du royaume de Bourgogne, Dijon , in-8°, 1848,
(1) Chälon est encore qualifié de castrum dans une vic de saint Colomban
écrite au plus tôt au VIIe siècle, et citée dans les notes jointes par M. l’abbe
Devoucoux à l'Histoire de l’antique cité d’Autun, d'Edme Thomas, édit.
de 1846 (p. 30).
(2) La ville de Lyon est appelée civitas Lugduni dans une charte de 521
publiée dans les Diplomata, etc. (édit. Pardessus , t. 1, p. 156-157).
(3) Hist. nat., XI, xen. |
(4) César, De Belle Gall. VII, ixxv.
(5) Hadrien de Valois dit cependant : « Majores pagi a civitatibus nequa-
LS
Æ
quam differunt. » (Not. Gall. préf. p. x).
372 NOTICE HISTORIQUE
moins si nous en jugeons par ce qui eut lieu dans les diocè-
ses de Lyon et de Mâcon. En tout cas, il est évident que,
dans les pays où le mot pagus fut employé pour désigner l’é-
tendue entière de la cité, l'emploi de ce même mot dans le
sens de simple canton dut être négligé ou tomber en désué-
tude. C'est ce qui eut lieu certainement dans les deux dio-
cèses que je viens de nommer, et où on ne voil pas paraître
un seul petit pagus avant la fin du 1X° siècle, c'est-à-dire
avant la féodalité, qui brisa l'unité territoriale conservée par
les Barbares eux-mêmes.
Mais peut-être la chose elle-même existail-elle sous un
autre nom. En effet, dès le VI siècle, nous voyons le pa-
gus Lugdunensis divisé en un certain nombre de circons-
criptions appelées ager (1). Ce mode de divisions, qui n'est
pas particulier au Lyonnais (2), mais qui semble pourtant
ne s'être pas étendu à toute la Gaule, du moins sous cette
dénomination (3), remonlait peut-être aux Romains (4); ce-
(1) Diplomata, cte. édit. Pardessus, t. 1, p. 1517.
(2) Ibid. t. nu, p. 153 ; dom Plancher, His. de Bourgogne, t. 1, pr. p. 1.
(3) Dans l'Auvergne ct le Vélay, on voit prédominer l'aicis (le cartulaire
de Brioude porte constamment arcis); et dans la Troisième Lyonnaise, le
cundita. On trouve aussi l’actus dans le diocèse de Langres.
(4) C'est l'opinion de M. de Gingins (Bosonides, p. 7) ; mais elle ne s’ap-
puie que sur un passage peu précis, non pas du code Théodosien, comme
ille dit, mais d’un commentaire du X° siècle, connu sous le nom de
Codex Utinensis, publie par Canciani, t. sv de son recueil, et cité par M. de
Savigny, dans son Histoire du droit romain. Voici cc passage, que M. de
Gingins n'a pas reproduit textuellement : « Judices provinciarum opera
« dare debent ut per singulos agros ct loca tales ordinat actores ut sicut
« de puplica causa cura habeant. » (Cod. Théod. I, 6, 4, [E, 7, 5].) M. de
Savigny ajoute : « Ce passage n'existe que dans notre recueil. Le texteet le
commentaire ont un objet tout different ; ils parlent de l'obligation im-
posée au gouverneur de la province de punir les exactions des receveurs,
et non pas de la nomination de ces employés. » (Hist. du dr. rom. irad.
franc. par Guenoux, 1er édit. 1830, Eer vol., p. 336, note 246, ct 2° édit.
1839, p. 281, note e.]
SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 373
pendant nous n’en avons aucune preave, car on ne peul invo-
quer comme lelle quelques passages d'auteurs anciens où le
mot ager a le sens vague de territoire (1). Le nom même de
ces circonscriplions, qui ne rappelle rien de chrétien, serait,
à mon avis, un témoignage plus concluant en faveur de leur
origine ancienne, surtout accompagné de celle circonstance
que c’est dans la province lyonnaise que ce mode de division
du territoire s'est maintenu le plus longtemps. On sait, en
effet, que cette province, où les agri paraissent encore dans
le XIT° siècle (2), était essentiellement romaine, et que, seule
de toute la Celtique, elle conserva le droit italique abandon-
né partout ailleurs pour le droit coutumier (3). |
(1) M. de Gingins {Busonides, p. 7) cite, entre autres passages analogues,
un vers (c'est le 668€) du petit poème intitulé Ora maritima, de Rufus
Festus Avienus, qui vivait au IVe siècle de notre ère. Il est, en effet. ques-
tion, dans ce vers d'un ager Temenicus; mais cet ager, dont M. de Gingins
n'a pas hésité à restituer le nom (c'est, suivant lui, le territoire de Tain,
dans la Drôme), n'est rien moins qu'un ager administralif. Ce mot semble
désigner ici vaguement un pays dont il est impossible d'indiquer la situa-
tion, car il est appelé dans ce mème poème (vers 617€) Cemenice reyiv,
et les anciens éditeurs déclarent la lecture de l’autre passage fort peu cer
taine. M. Guerard mentionne aussi, mais je ne sais d'après quelle autorité,
un pacts Temenicus dans son Essai sur les divisions territoriales de la Gaule
(p. 152).
(2) Cart. de Savigny et d'Ainay, ch. 865, 899, et.
(3) C'est à tort que M. Guérard, dans son Essai sur les divisions terri-
loriales de la Gaule (p. 11), semble ranger la Première Lyonnaise, avec
toutes celles auxquelles Lyon donnait son nom, dans le pays de droit cou-
tumier. Lyon ni son territoire ne subit jamais cette législation barbare.
Voici ce que dit à ce sujet ke forésien Jean Papon dans le Prologue du
second volume de son livre intitulé Le Notaire (3 vol. in-fol. Lyon 1568, 74,
78) : « Paul, jurisconsultc, en la dernière loy de censibus, nomme trois pro-
vinces en France dudit droit (ecrit): Luydunenses, inquit, Galli, item et Vien-
nenses Gall, et Narbonenses Galli juris italici sunt.Par la Première Lyonnaise
sont assez entendus les pays de Lyonnois, Forez, Maconnois et Beaujolois.…
Le surplus des provinces francoises a retenu la coutume, dont la source
374 NOTICE HISTORIQUE
Quoi qu'il en soil, nous sommes certains que le pagus
Lugdunensis élait divisé en agri au VI siècle. Nous n'avons
pas , il est vrai, de données pour fixer le nombre el l'étendue
de ces agrr durant les premiers siècles du moyen-âge; mais
nous pouvons nous en faire une idée, à partir du IX° siècle,
grâce aux documents parvenus jusqu’à nous.
Nous ne trouvons, à la gauche de la Saône et du Rhône,
que six agri qui mérilent une mention particulière : 1° l'ager:
Saxiacensis, situé aux confins extrêmes du pagus ou diocèse
de Lyon, et dont Cessieux paraît avoir été le chef-lieu;
20 l'ager Candeacensis , silué dens l’archiprètré de Morestel,
et dont Chandieu était le chef-lieu; 3° l'ager Strabiacensis ,
dont le chef-lieu était Tramoyes en Bresse, mais qui parait
avoir élendu sa circonscription jusque dans l’archiprêtré de
Meyzieux; 4° l'ager Janiacensis, dont le chef-lieu était
Genay el qui comprenait Trévoux ; 5° l’ager Balgiacensis,
dont le chef-lieu était Bâgé, et qui s'étendait jusqu'à Saint-
Trivier-de-Courles; 6° l’ager Romanacensis, dont le chef-
lieu était Romenay, et qui comprenait Curtiat. |
Sur la rive droite de lu Saône, nous ne voyons, dans le
pagus Lugdunensis, qu’une dizaine d’agri qui méritent d’être
notés; ce sont les suivants : 1° l'ager Rodanensis, dont le
chef-lieu était Roanne, et qui embrassait à peu près l'archi-
prêtré da même nom ; 2° l’ager Solobrensis, dont le chef-
lieu était Solore, aujourd'hui Saint-Laurent-sous-Rochefort ,
n'a esté que de l'ignorance du droit et de la jurisprudence. Pour nostre
premier propos, l'usage du droit écrit commence dez le bourg de Saint-
Martin de Chasteaumorand, vers le septentrion qui, est coustumier, et tend
contre le midi, qui est de droit écrit, vers une croix qui est près de là venant
du Bourbonnois, duquel là mesmes est faite La séparation d'avec le Forez. En
la pierre de ceste croix y avoit plusieurs mots gravés, dont seulement l'on
pouvoit lire ces deux : IVRIS SCRIPTI. Je l'ai souvent visitée pour essayer
de connoistre et lire lc reste. Nos nouveaux religieux soy disant réformes,
Jorsqu'ils commencèrent de courir les champs, l'abattirent et brisèrent. »
SUR LE DIOCÈSE. DE LYON. 375
et qui sélendait sur la partie occidentale des archiprêtrés de
Montbrison el de Pommiers; 3° l'ager Forensis, dont le
chef-lieu était Feurs, et qui s'étendait sur Îles archiprètrés
de Montbrison, Pommiers, Néronde et Courzieux ; 4° l'ager
Jarensis, qui Urait sou nom de la rivière du Gier, el em—
brassait toute la portion méridionale de l'archiprètré de Jarez;
5° l'ager Gofacensis, qui avait Goiffieu pour chef-lieu, et
qui comprenait loule la portion est de l’erchiprètré de Jarez;
6° l'ager Bebronnensis, qui lirait son nom de la rivière ap-
pelée Brevenne, et qui comprenait à peu près tout l'archi-
prêtré de Courzieux ; 7° l’ager Veriacensis, dont le chef-lieu
était Vaugneray, et qui correspondait à la portion nord de
l’archiprètré de Jarez; 8° l'ager Monsaureacensis, qui tirail
son nom du Mont-d'Or, près de Lyon, el comprenait la por-
tion méridionale de l’archiprêtré d’Anse el la portion orien-
tale de celui de l'Arbréle ; 9° l'ager 4nsensis, dont le chef-
lieu était Anse, el qui comprenait l'ancien archiprètré du
même nom, sauf la portion ressortissant à l'ager précédent ;
10° l'ager Tarnantensis, qui avail pour chef-lieu Ternand,
et qui occupait l'archiprêtré de l’Arbrèle, sauf la portion
ressortissant à l'ager Monsaureacensis.
Dans le pagus Matisconensis, au milieu d’une quantité
innombrabie d'agri, nous n’en voyons également que six qui
aient de l'importance; ce sont les suivants : 1° l'ager ou
pagus Tulveonensis, qui lirait son nom de la montagne de
Turvéon, près de Cheneletles, el qui comprenail tout où
partie de l’archiprêtré de Beaujeu; 2° l’ager Fusciacensis,
dont le chef-lieu était Fuissé, el qui comprenait loule la
portion nord de l’archiprètré de Vaurenard ; 3° l’ager Ibgia-
censis, dont le chef-liea était Igé, et qui comprenait la partie
sud-est de l’archiprêtré du Rousset ; 4° l'ager Maciacensis
dont le chef-lieu étail Massy, et qui comprenait la partie
centrale de l'archiprètré du Rousset ; ñ° l’ager Caraniacensis,
_
376 NOTICE HISTORIQUE
dont le chef-lieu était Chevagny-sur-Guye, et qui-compre-
nait la partie nord de l'archiprétré du Rousset; 6° l'ager
Viriacensis, qui avait pour chef-lieu Virey, ct qui compre-
nait la majeure partie de l'archiprêtré de Vériset.
La division du territoire en agri éprouva au X° siècle ane
altération considérable par suite de la création de nouvelles
subdivisions opérées par la féodalité. Ainsi nous voyons pa-
raltre : 1° le suburbium ou terriloire propre de Lyon, dont
l’on fit plus terd l’archiprêtré des suburbes ; 2° le pagulus
Lugdunensis, dans lequel se trouvait Chavériat, ei qui com-
prenait probablement les archiprétrés de Sandrans et de Cha-
Jamont ; 3° le vicecomilatus Lugdunensis, dans lequel se
trouvait Thoissey, et qui embrassait l’archiprètré de Dombes ;
L° le petit pagus ou comitatus Rodanensis, comprenant à
peu près l’ancien archiprêtré de Roanne; 6° le petit pagus
ou comitlatus Forensis, comprenant, outre l'archiprêtré de
Montbrison, ceux de Néronde et de Pommiers el une partie
de celui de Courzieu; 6° le grand ager ou petit pagus Ja-
rensis, comprenant l'ancien archiprêtré de Jarez ; 7° le petit
pagus Lugdunensis, comprenant le territoire des archiprètrés
d'Anse, de l’Arbrèle ct de Courzieu, répondant aux grands
agri d'Anse, de Ternand et de la Brevenne.
Nous pouvons encore joindre à ces divisions le pagus
(minor) Tulveonensis, correspondant à l’archiprêtré de Beau-
jeu, ct qui semble dès ce moment détaché du pagus Matis-
conensis pour faire parlie du grand comié de Lyon.
Mais la féodalité ne s'arrêta pas là : fractionnant, muti-
lant sans cesse le pays au gré des intérêts dynastiques, elle
eut bientôt fait disparaître toute tradition , toute règle, toute
délimitation régulière. De plus, l’esprit de lutte, qui était le
caractère distinctif de l'époque, changea complètement l'as-
pect du pays. Toutes les montagnes se couvrirent de chà-
leaux , sous la protection desquels vinrent s'abriter les popu-
SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 377
lations rurales. La vie politique sembla pour un temps aban-
donner la plaine, et beaucoup (le centres de populations qui
n'étaient pas assez forts pour résister aux coups de main des
gens de guerre disparurent dans la tourmente. Un nouveau
système d'administration fut créé. Le nom dont on se servit
pour désigner la nouvelle circonscription territoriale porte
avec lui, comme l’ancien, l’empreinte du lemps où il fut mis
en usage. À une époque d'ordre, on avait appelé ager ou
pagus la division du territoire, parce que cette division était
surtout agraire; mais, au moyen-âge , où tout était constitué
pour la guerre, on l’appela chétellenie , parce que le ch4-
teau était la base du système féodal. Ce ne serait rien en-
core si cette circonscription avait eu quelque chose de fixe ;
* mais mille circonstances venaient la modifier. Comme tout
était personnel alors, il suffisait d'un mariage , d’une mort,
d’une acquisition pour changer les limites d’une circonscrip—
tion. Aussi n'est-il pas possible de suivre dans un travail
général les transformations successives du territoire : ceci est
du fait de l'histoire locale.
Heureusement , l'Église n’imita pas cette fois le pouvoir
temporel {1). Suivant les vieilles traditions, elle se créa pour
son usage un nouveau système de divisions territoriales fondé
en partie sur l'ancienne délimitation provinciale, qu'elle
conserva intacte , sauf de rares exceptions. C’est cette admi-
nistration, qui seule embrassa tout le grand pagus Lugdu-—
nensis , qui seule aussi va maintenant servir de base à mon
travail, comme elle servit de fondement aux division admi-
nistralives du pays lorsqu'on vit renaître l'ordre du sein de la
confusion féodale. Auguste BERNARD.
(La suite au prochain numéro.)
(1) Je parle ici de l'Eglise en général, et non pas des monastères, qui,
ayant des intérèts distincts et locaux, adoptèrent souvent le système féodal.
Nous en avons la preuve dans la charte 430 de Savigny, où nous voyons
la mention d'une véritable châtellenic d'où dépendaient treize églises qui
étaient du patronage de l’abbaye.
NOTICE HISTORIQUE
LE CARDINAL
JEAN DE ROCHETAILLÉE.
— me ee me me
Il est des hommes célèbres dont il ne s’est conservé que
le nom ou quelques souvenirs vagues, parce que les bio-
graphes contemporains les ont négligés et que l'indiffé-
rence de ceux qui sont venus après a laissé, sans les recueil-
lir, les lambeaux de leur vie épars dans les chroniques et les
collections. Le personnage dont il es question ici est un de ces
hommes. Ï1 sut par ses talents se tirer d’une condition vulgaire,
s'élever par degré au faîle des honneurs ecclésiastiques, se
mêler à tous les grands événements de son siècle, et pourtant
jusqu'ici il est resté inconnu au pays qui lui donna le jour.
Il y a donc une sorte de réparation à arracher de l'obscurité
une existence qui a des droits incontestables à la publicité.
Jean de Rochetaillée naquit à trois lieues de Lyon, au vil-
lage de Rochetaillée (1), dans la seconde moitié du XIV° siè-
(1) Gallia Christiana.t. x, p. 304.—-Joannis Jacob. Chiffletis, Vesontio
Civilas imperialis. Lug.. in-4, 1618, p. 295. — Aubery, His!. génér. des
cardinaux, Lu, p. 118. — Frison, Gallia purpurata, p. 480.
NOTICE HISTORIQUE, ETC. 379
cle; mais on ignore quelle année. Comment s’appelait-il ?
on ne le sait pas davantage. Le nom de son pays sous lequel
il est partout désigné a totalement fait disparatire son nom
patronymique. Il n'est rien demeuré à cet égard dans les sou-
venirs de la localité. Sa maison natale dont il subsiste encore
quelques ruines Ctail anpelée la Maison du Pécheur. Efec-
livement, le père de Jean exerçail le métier de la pèche, c'était
là sa ressource unique pour vivre, el elle n’était pas grande à
celte époque ; ce qui explique la profonde obscurilé dans la-
quelle se famille est restée enveloppée. On sait bien peu de
choses sur l'enfance et la jeunesse de Jean. La tradition da
pays dit que le curé du village, charmé des dispositions qu'il
remarqua en lui, se chargea de sa première éducation, pour-
val généreusement à ses besoins et le fit entrer ensuite parmi
les enfants de chœur de la Primatiale de Saint-Jean de Lyon,
où il continua ses études (1). Plus tard, Jean fil avec succès son
cours de philosophie, celui de théologie, d'où il passa à la ju-
rispradence el reçut le double titre de docteur en droit civil
el en droit canon. On doit présumer que ce fat dans l’uni-
versité de Paris; car, sitôt ces titres acquis, nous le voyons
devenir official de l’église de Rouen (2). Il passa bientôt de
cette charge à celle de correcteur des lettres apostoliques. Ces
nouvelles fonctions lui valurent la dignité de Patriarche de
Constantinople qui lui fut conférée avec l'administration per -
péluelle de l'évêché de Saint-Papoul. C'était au commence-
ment de l’année 1413 (3).
L'Eglise se trouvait daus le plus déplorable élat; depuis
trente-quatre ans un schisme violent, tenace, la désolait. En
croyant remédier à l'anarchie, le Concile de Pise, assemblé
(1) Gallia Christiana, loc. cit. — Frison, loc. cit. — Auberv, loc. cit.
(2) Gallia Christiona, loc. cit. — Frison, loc. cit. — Aubery, loc, cit.
(3) Gallia Christiuna , À. x, p. 304. — Guillaume Cattel. #eémoires de
l'histoire du Languedoc, in-fol., p. 1027.
380 NOTICE HISTORIQUE
en 1#09, n’avait fait que l'aggraver. Au lieu de deux pontifes
rivaux, trois se disputaient la Chrétienté. Grégoire XII, re-
tiré à Rimini, ralliait à son autorité Ja moitié de l'Italie, une
partie de l'Allemagne et les régions du nord; Benott XIII,
du haut du rocher de Paniscola, régnait sur l'Espagne et
l'Ecosse ; enfin, Jean XXIII commandait au reste du monde.
C'était ce dernier pontife qui avait nommé Jean de Roche-
taillée à Saint-Papoul, mais les circonstances ne permirent pas
à l'élu de prendre pacifiquement possession de son évèché.
Le comte de Foix, Jean de Grailili, qui soutenait le part
de Benoit XIIL et qui régissait la province du Languedoc avec
le titre de capitaine général, se servit de l'autorité que lui
conférait sa dignité pour fermer à Jean de Rocbetaillée l’'en-
trée de son église. De son côté, le vicomte de Carmain qui
voulait faire tomber l'évêché à l'abbé de Lezat, son parent,
appuyé du comte de Foix et de Guillaume de Vienne, seigneur
de Saint-Georges, obligea les religieux bénédictins qui com.
posaient le chapitre de Saint-Papoui d'élire cet abbé. L'ar-
chevêque de Toulouse, métropolitain de Saint-Papoul, ayant
déjà approuvé la nomination de Jean de Rochetaillée, refasa
de reconnaître cette élection schismatique. Mais l'abbé de
Lezal s'empara à main armée du palais épiscopal, du château
de Villespin, qui était du domaine temporel de l'évêché, ainsi
que de l'église de Saint-Papoul. Cette affaire qui causa de
grands troubles dans le diocèse, fut portée au Parlement de
Paris (1).
Il est à présumer que ce tribunal qui reconnaissail l'auto-
rité de Jean XXIII prononça en faveur de Jean de Roche-
taillée. Aucûn document ne dit toutefois que ce prélat ait
séjourné à $ainl-Papoul. Nous trouvons même, à la date du
(1) Histoire du Languedoc, t. 1x, liv. xxx, p. #32.— Ex archivio monc-
pelliensi ap. Gall. Christ., loc. cit.
SUR LE CARDINAL JEAN DE ROCHETAILLÉE. 381
15 juin 1413, une lettre de Jean XXIII qui attesterait qu'il
en fut constamment absent, cer cette lettre le chargeait de se
rendre, avec le titre de légat a latere en Espagne, ainsi que
dans les comtés de Foix et d'Armagnac pour en amener les
princes à reconnaître l’autorité du concile de Pise. L’évêque
de Saint-Papoul partit, en effet, pour le lieu de sa légalion,
on lui permit d'exercer librement son mandat pacifique, mais
tout prouve que ses efforts n’aboutirent à aucun résultat (1).
Pendant qu'il travaillait pour le Concile de Pise, une nouvelle
assemblée s'ouvrait à Constance, chargée d'annuler les consé-
quences de la première. [Il y vint en 1415 et prit place dans
le rang des patriarches. Nous retrouvons son nom parmi
les trente députés que les nalions adjoignirent au collège des
cardinaux pour l'élection du souverain pontife ; il eut l’hon-
neur de donner son suffrage à Martin V (2).
Frison et J.-J. Chifilet disent que l’évêque de Saint-Papoul
fat fait patriarche d'Aquilée au Concile de Constance. C’est
une erreur. Le patriarchat d'Aquilée n'était pas vacant; Louis,
duc de Dekk, l'occupait (3). D'ailleurs , Jean de Rochetaillée
ne figure point dans la nomenclature des patriarches d’'Aquilée,
et nous le verrons plus tard désigné sous le même titre de pa-
triarche de Constantinople qu’il portait au Concile. l
Le rôle que joua à Constance Jean de Rochetaillée fut se-
condaire. Il y avait tant de personnages éminents dans l’as-
semblée que, quelque füt le mérite de notre compatriote, il
dut trouver des émules qui le forcèrent à l'obscurité. Avec
des.hommes tels que Guillaume Filastre, Pierre D’Ailly, Fran-
çois Zabarella, Jean Gerson, il était mal aisé de prétendre
au premier rang. Nous ne saurions douter toutefois que sa
conduite n’y ait élé celle d’un homme prudent, modéré, habile
(1) Gallia Christiana, L. xui, p. 305.
{2) Voir la xuie session du Concile de Coust., dans Von der Hardt, 1. v.
(3) Von der Hardt., &. vr. ad insignia patriarcharum.
382 NOTICE HISTORIQUE
à se concilier la faveur des grands, quand on le voit dès lors,
plus que tout autre, avancé dans l'affection de l'empereur Si-
gismond, ainsi que dans les bonnes grâces de Martin V. Il ne
tarda pas à éprouver les effets de ce crédit. Le Concile de
Constance étail à peine terminé qu'il échangeait l’administre-
tion de l'évêché de Saint-Papoul contre celle de l'évêché de
Genève, devenu vacant par la translation de Jean de Ber-
trandis à l’archevêché de Tarentaise. Il prit possession de son
nouveau siége dans les premiers mois de l'année 1419.
Dés le début de son administration, Jean de Rochetaillée
traita une affaire importante qui lui fournit l’occasion de faire
briller sa sagacilé et sa prudence. Ce fait exige quelques
détails.
Es retournant de Constance à Rome, Martin V avail sé-
journé à Genève l’espace de trois mois. Pendant ce temps,
le souverain de la Savoie et du Piémont, Amé VIF, s'était
appliqué à faire sa cour au pontife. On devait bientôt appren-
dre pourquoi. Ce prince que Sigismond venait tout récemment
d'élever à la dignité de duc, prétendait aussi obtenir du pape
la souveraineté de Genève qui, jusque-là, avait été gouverné
par l'autorité de ses évêques. En effet, le 28 mars 1419, six
mois après le départ de Martin V de Genève, Amé lui pré-
senta à Florence une requête dans laquelle il s'efforçait de
persuader au chef de l’église que l'ordre civil et ecclésiastique
ne pouvait que gagner à ce que le souverain de la Savoie
élendit aussi sa juridiclion sur la cité génevoise.
Martin V, qui voulait contenter le duc sans porter alleinte
aux droits des pasteurs de la ville convoitée, appointa la re-
quête, mais avec cette clause : « S'il est expédient et s'il
plaît aux évêques de Grenoble, de Mâcon et à l’abbé de
Saint-Sulpice de l’ordre de Cfteaux, diocèse de Belley. » On
ne saurait dire pourquoi le chef de l’Église avait omis dans
cetle clause le nom de l'évêque de Genève.
SUR LE CARDINAL JEAN DE ROCHÉTAILLÉE. 383
Sans doute, ce n'était pas chose facile que d'obtenir ce tri-
ple consentement, mais il pouvait être obtenu. Jean de Ro-
chetaillée entrevit le coup qui menaçait sa ville épiscopale et
fil mouvoir en cour de Rome des ressorts si puissants, que,
malgré tout son crédit, le dac de Savoie ne put arracher à
la chancellerie l'expédition de la bulle d’investiture. Amé
comprit qu'il n’atteindrait jamais son but s’il ne mettait l’é-
vûque de Genève de son côlé. Il vit donc ce prélat à Cham-
béry, lui expliqua ses vues et le pria de ne pas s’opposer da-
vantage à ses légitimes prétentions, promettant en retour, à
lui évêque ainsi qu'à l'Eglise de Genève, une compensation
dont ils auraient lieu de s’applaudir.
Si enlacé quil dût être par ces offres attrayantes, Jean de
Rochelaillée sut trouver une réponse pour y échapper. Il dit
au duc qu'il avait besoin de conseil pour se décider; qu’ap-
pelé depuis peu de temps à l'administration de son diocèse,
il n’était pas assez instruit de l’état et de son église el de sa
ville épiscopale pour savoir par lui-même ce qui leur était
avantageux ou nuisible ; qu'au resle, dans tous les cas, la
proposition du duc constituait une question (rop grave pour
qu'il osât la résoudre sans l’avis et le consentement du clergé,
du peuple, des syndics de la commune, des vassaux de l'Eglise
el de la cité. Amé ne pouvait rien opposer à de si justes ob-
servalions, et il se vit obligé d'attendre lc résullat des dé-
marches de l’évêque.
Le dernier jour de février 1420, le clergé, les bourgeois,
les syndics, les vassaux de l'Eglise et de la cité de Genève
s'assemblaient dans le cloître de Saint-Pierre. Là, Jran de
Rochetaillée, après leur avoir donné connaissance de la requête
da duc, de l'approbation du souverain pontife, de l'opposition
que lui évêque avait faite à l'expédition de l’acte d’investiture,
de la compensalion par laquelle Amé s’offrait à dédommager
l'Eglise et la ville, il leur demanda ce qu'ils jugeaient à propos
384 NOTICE HISTORIQUE
de faire. Les députés se retirèrent pour délibérer, après quoi ils |
firent répondre par l'organe d’un bourgeois, Hudriod Héré-
mite, que la ville de Genève et ses dépendances ayant pros-
péré pendant l'espace de quatre cents ans sous l'autorité pa-
cifique de l’Église, il ne leur paraissait ni utile ni honorable
pour l'Eglise et pour le prélat de songer à aucune aliénation
ou échange de domaine; qu'un acte pareil aurait certaine-
ment, pour l'élat et la communauté, les conséquences les
plus funestes; que ce considérant, ils ne souffriraient jamais
qu’on leur imposät une domination étrangère, et étaient fer-
mement résolus à vivre el à mourir comme leurs pères sous
le gouvernement de leur évêque. L'on nous permettra bien,
pour la gloire de notre cause catholique, de prendre acte de
cel aveu solennel. Lorsque le protestantisme helvétique écrase
partout le catholicisme sous le poids de sa lyrannie, il est bon
de remarquer que, un siècle avant de secouer le joug de l'Eglise
romaine, la cité qui devait devenir le foyer de la réforme,
rendait un sincère et éclatant hommage à l'administration
paternelle de ses chefs spirituels.
Après que l’oraleur eut cessé de parler, Jean de Rochetaillée
déclara que le sentiment de l'assemblée était aussi le sien, et,
séance lenante, il fit rédiger par la main d’un notaire un acte
authentique, par lequel l'évêque et les bourgeois s'engageaient
réciproquement à ne jamais consentir à aucune eliénation ou
échange sans l’avis exprès les uns des autres. Puis l’évêque,
la main sur la poitrine et les citoyens la main sur les Évan-
giles, jurèrent de ne jamais contrevenir à cet engagement (1).
Devant une protestation aussi énergique, Amé dut au moins
ajourner ses prétentions. C'est ainsi que, par l'adresse de
(4) Spon , Hist. de Genève, in-4k, 1730, &. 1, p. 79 el suiv., ctt. un,
p. 134, où se trouve la pièce intitulée : Acordium perpetuum inter episro-
pum el consilium generale, ctce.
SUR LE CARDINAL JEAN DE ROCHETAILLÉE. 385
Jean de Rochetaillée, la ville de Genève échappa au plus grand
danger qu'elle eût couru jusque-là de perdre sa liberté.
Pour compléter l'échec du duc de Savoie, trois mois après, le
6 juin 1420, parut un décret de Sigismond, dans lequel l'em-
pereur prenail sous la sauvegarde de l'aigle impériale la ville
de Genève, ses dépendances, ses droits, exemptions el libertés,
défendant à (out prince, baron, quelles que fussent leur di—
gnité ou condition, el spécialement au duc Amé, de troubler
l'Eglise de Genève dans le libre exercice de sa puissance (1).
Cette bulle protectrice était visiblement due à la considéra-
tion dont Jean de Rochetaillée jouissail auprès de Sigismond.
On n’en peut douter quand on voil l'empereur prodiguer à
l'évêque des termes comme ceux-ci : « Notre dévoué, notre
bien-aimé, noster devotus dilectus ; » et déclarer qu'il lient
comple des nombreux mérites de bonté el de vertu par les-
quels le seigneur Jean se distingue à ses yeux. Vos habentes
respectum ad onulla bonitatis el virtutum merila quibus
D. Joannem refulgere comperimus.
Claude Spon, qui nous a fourni ces détails si glorieux à notre
prélat, présume que ce fut Jean de Rochetaillée qui fit cons-
truire le palais de l'évêché de Genève. La raison qu'il en donne
est qu'on voit gravées, sur une des pierres de l’édifiæ, des
armoiries portant une bande chargée de trois dauphins. Or,
Jcan de Rochetaillée portait de gueules à la bande d'or char-
gée de trois dauphins d'azur. Mais celte raison n'’esl pas pé-
remploire.
Notre prélat administra Genève pendant trois ans. En 14929,
il vint remplacer à Paris Jean de Courtecuisse, qui passa lui-
même à Genève, le 22 octobre de la même année. Il serait
impossible d'imaginer des circonstances plus malheureuses
(1) Spon, Hist. de Genève, t. 1. — Bulla imperatoris Sigismundi, parmi
les Pièces justificatives, p. 163.
25
336 NOTICE HISTORIQUE
que celles où le nouvel évêque de Paris prit possession de
son siége. Humilié par trois sanglantes défaites, nutre pays se
voyait forcé de subir le joug de l'étranger. Devena héritier de
la couronne de France par an (railé igrominieux et subrep-
lice, arraché à la faiblesse d'un monarque depuis longtemps
privé de sens, le roi d'Angleterre, le vainqueur d’Azincoart,
Henri V résidail à Paris et dictait la loi à un peuple accablé
de misères el de souffrances. Ce prince mourut, il eat vrai,
le 21 août 1422, au milieu de «es plus grands triomphes,
mais son trépas ne changea rien à l’état des choses, et celui
de Charles VI qui eut lieu deux mois après ne fut qu'une
calamité de plus.
Jean de Rochetaillée arriva comme à point nommé pour
rendre les derniers devoirs à son infortuné souverain, Ce fut
lui en effet qui, accompagné des évêques de Chartres et de
Térouanne, reçut le corps de Charles VI dans l’église cathé-
drale de Notre-Dame et officia à la messe solennelle célébrée
pour le repos de l'âme du monarque (1). L'année suivante,
1423, il ratifia la fondation du collége de la Marche, faite
par Guillaume de la Marche et Beuve de Vinville, confirma
les statuts de l'établissement et ordonna qu’en mémoire des
deux fondateurs il porterail le titre de la Marche-J invilte.
Mais celte double dénomination ne fit pas forlune, et le collége
ne retint que celle de la Marche (2). Un des actes notables
. de Jean de Rochetaillée pendant son administration, fut la
consécration de l’église de Saint-Pierre-des-Assis, qui eut
lieu le 24 mars 1424 (3). Il ne fil du reste que passer à Paris.
(1; Chronique de Monstrelet, liv. 1, ce. cezxxvu.
(2) Les antiquités de la ville de Paris, par Dubreuil, liv. u, p. 347,. —
Histoire de la ville de Paris, par doms Félibien et Lobineau, t. 11, liv. xvi,
p. 805.
(3; Gallia Christiana, t. vu, p. 145. -— Histoire el recherches des anli-
SUR LE CARDINAL JEAN DE ROCHETAILLÉE. 337
Jean de Harcourt, archevêque de Rouen, étant mert, le
Chapitre de l'Eglise de Rouen élat, au mois de février 1424,
” pour le remplacer, Jean de Rochetaillée. Cela n'eut point lieu
toutefois sans opposition. Plusieurs chanoines donnèrent leur
voix à Nicolas Vanderes, archidiacre d’Auch, mais notre pré-
lat l’'emporta sur son concurrent. Il prit possession de son
siége par procureur, vers la fin de seplembre 1424, et, un
mois après, il fit son entrée solennelle dans sa ville archiépis—
copale. C’est avec le litre d’archevèque de Rouen qu’il parut
au Concile de Sienne et fut le chef des prélats français qui
assistèrent à celle assemblée (1).
En voyant notre compatriote accepter de tels honneurs sous
la domination des hommes qui opprimaient la France, nous
éprouvons une impression douloureuse; nous en sommes à dé-
sirer, pour les renseignements, la pénurie que nous regreltons
ailleurs, afin de pouvoir douter au moins des sentiments et de
la conduite de Jean de Rochetailléc. Malheureusement, les té-
moignages sont là positifs et clairs pour prouver que notre
prélat ne marchait point avec le parti français qui défendait
l'indépendance nationale ; qu'il voyait, sinon avec plaisir, du
moins avec indifférence nos belles provinces passer sous le
joug des Anglais. Il n’est que trop vrai qu'il ne fut appelé
de Genève à Paris pour remplacer Jean de Courtecuisse qu’on
haïssail, en étant haï, que parce qu'on était sûr de ses sym-
pathies pour le nouvel ordre de choses. 11 n'est que trop vrai
qu'il devint bientôt l'ami intime du duc de Bedford et entra
dans le Conseil de la Régence avec une pension annuelle de
mille livres tournois (2). Or, si ce fut par l'ambition de pa-
raître sur un plus grand théâtre que Jean de Rochetaillée sa-
quités de la ville de Paris, par Sauval, t. 1, liv. 1v, p. 384.— Aubery, Hist.
des curd., loc. cit.
(1) Galliu Christ., L. x1, p. 87. À
(2) Gallia Christ., t. x1, p. 87.
383 NOTICE HISTORIQUE
crifia son patriolisme, à coup sûr il n’a point cherché la vé-
ritable gloire. L'on préférera toujours le modeste évêque
luttant à Saint-Papoul contre le schisme, à Genève pour
conserver l'indépendance et les franchises de la cité, à l’ad-
ministrateur de Paris et de Rouen, revêtu de litres plus bril-
lants sans doute, mais moins purs et moins honorables.
En 1426, Martin V mit le comble à la fortune de Jean de
Rochetaillée en le faisant cardinal du titre de Saint-Laurent
in Lucina, dans sa promotion du 24 mai (1). La bulle qui
conférait au prélat celte grande dignité lui maintenait l’admi-
nistration de l’archevêché de Rouen. Jean de Rochetaillée fit
approuver celle réserve par le roi d'Angleterre. Toutefois ,
malgré la double autorité dont elle était munie , 4e Chapitre
refusa de l’accepter. Il s'en suivil une longue contestation
qui ne put être terminée que par un trailé entre l'archevêque
el les chanoines (2). |
Jean de Rochetaillée occupa peu de temps l’archevêché de
Rouen après celte transaction. La renommée administrative
qu'il s'était faile, les litres éminents dont il était revêtu en-
gagèrent le Chapitre de la ville de Besançon à le demander
pour pasteur, après la mort de l’archevèque Théobald , el
Martin V confirma son élection au mois d'octobre de l'année
1429 , sans lui ôter toutefois son titre de cardinal de Rouen,
qu’il conserva toujours dans le sacré Collége. Jean de Roche-
taillée devint, par sa nouvelle position , prince de l'Em-
pire (3). Mais le bonheur et la tranquillité ne l'y accompa-
gnèrent pas. Son prédécesseur lui avait laissé des difficultés
à résoudre , et il eut, pendant presque tout son pontificat ,
(1) Ciacconius , t. u, in vita Marlini V, p. 841.
(2) Gallia Christ. , t. x1, p. 87 ct aux Pièces justif. , n. xLix.
(3) Sigismond le nomme uüans deux de ses lettres : notre prince, prin-
ceps nosler.
SUR LE CARDINAL JEAN DE ROCHETAILLÉE. 389
à soutenir, soit avec son clergé, soit avec les citoyens de
Besançon , des luttes qui lui causèrent de l'embarras, el
faillirent le brouiller avec Sigismond , qui lui reprocha , en
1434 dans une lettre, des excès contre la majesté impé-
riale (1).
Au mois de février 1431 mourut le pape Martin V. Jean
de Rochelaillée fut au nombre des cardinaux qui se trouvaient
à Rome à celle époque et qui entrèrent au conclave pour élire
le futur pontife. André Billius raconte, dans sa chronique.
au sujet de cette élection , une curieuse anecdote que l'on ne
retrouve dans aucun autre historien , et qui mérite , par la
même, d'être relevée, car, en général , la narration d'André
Billius nous semble écrite sur de bons renseignements. Voici
cette anecdote extraite aussi fidèlement que nous avons pu le
faire d'un latin presque barbare : « Les suffrages, dit le
chroniqueur, s’éparpillèrent d’abord et ne donnèrent aucun
résultat satisfaisant. Alors ceux qui, par leur autorité et leur
crédit, prétendaient à la papauté, se mirent à solliciter les
suffrages de leurs coélecteurs, promettant à chacun d'eux des
grâces en retour de la faveur qu'ils en espéraient. Un cardinal
espagnol parvint , de celle manière , à réunir un nombre de
voix suffisant pour lui donner la supériorité sur les autres
candidats , insuffisant toutefois pour assurer son élection. I]
s’adressa à un cardinal français qui lui avait de l'obligation,
et lai demanda de compléter les suffrages qui lui manquaient.
Mais , contre son atlente, ce cardinal résista à loules les
instances et refusa obstinément de donner sa voix. Alors le
candidat déçu , voulant échapper à la honte d’un échec,
nomma lui-même Gabriel Gondelmer. Tout le conclave se
rangea à son avis el salua pape ce cardinal qui prit le nom
(1) Non advertendo excessus quos in majestalem nostram commiserul.
lilteræ Sigismundi ad Concili Basil. Ap. Martenne et Durand, t. vint p. 720.
— Voir J.-J. Chifflet, p. 296.
390 NOTICE HISTORIQUE
d'Eugène 1V (1). » André Billius ne dit point, il est vrai,
quels étaient les deux cardinaux , mais on doit présumer que
lo cardinal espagnol était Alfonse Carillo , prélat d'une ma-
gnificence presque royale, ct qui avail de hautes prétentions.
Quant au cardinal français , ce ne peut être que Jean de
Rochelaillée , puisqu'il était le seul cardinal français présent
au conclave.
Quelques mois après cel événement, l'uu des plus éclatsnts
_ de la vie de notre cardinal, le concile de Bâle ouvrait ses
orageuses séances. Convoqué pour travailler à la réforme de
l'Eglise , cette assemblée oubliant son but, ne tarda pas à
tourner contre le souverain pontife son activité et les moyens
dont elle disposait. Les prélats n'arrivaient qu'avec une ex-
trême lenteur. Le lieu qu'on avait désigné semblait ne
pas leur convenir, il n’était point surtout à la portée des Grecs
qui offraient de se réuuir à l'Eglise latine, et demandaient
pour cela une ville d'un abord plus commode. Pénétré de ces
raisons, Eugène IV transféra le concile à Bologne. Mais les
quelques prélats qui se trouvaient déjà à Bâle, s imaginant
que le Pape voulait, par cette translation , entraver l'œuvre
de la Réforme, refusèrent d'obéir. Ils trouvèrent des partisans
et des souverains puissants patronèrent leur résistance. Alors,
grâce à des idées qu’on devait au grand schisme, il n’était pas
clair pour tous les yeux que le chef de l'Eglise pût dissoudre
ou transférer un Concile général légitimement convoqué. Une
lutte déplorable fut la suite de cette erreur, Eugène IV me-
naça, les Pères de Bâle répondirent par des procédures,
el l'assemblée, qui devait par des voies pacifiques accom-
plir la destruction des abus , devint comme une arène où les
pouvoirs de l'Eglise se combaitirent pendant de longues
années , sans profil pour aucune cause.
(1) Andrea Billii, Hist. Mediolanensis, lib. 9, p. 143. Ap. Muratori. ker.
Wal. Scrip., 1. x14. |
SUR LE CARDINAL JEAN DE ROCHETAILLÉE. 391
De même qu'il y eut des princes , des évêques , des doc-
teurs , des universités dans les intérêts du Concile ; il y eut
aussi , dans le sacré Collége , des membres qui partagérent
ses opinions et ses vues. Jean de Rochetaillée fut de ce
nombre, Dès le début du Concile, un décret des Pères avail
sormmé les cardinaux, sous la menace des peines canoniques,
de se rendre à Bâle. Ceux qui le purent obéirent. Mais {à
chose était difficile à ceux qui se trouvaient auprès du Pape.
Jean de Rochetaillée imagina un stratagème qui lui réussit.
11 prétexla des motifs de santé pour sortir de Rome el se
rendre à la campagne, puis de là il s’échappa sous un déguise-
ment (1). Malgré ses efforts, il n'arrive pas à Bâle pour le mais
de seplembre 1432 , époque à laquelle cxpirait le terme de
la sommation. Mais il ne ful pas pour cela déclaré contu-
mace, parce qu'il avait pris à lemps ses précautions, el que
l'auditeur même du président justifia son absence par des
raisons que l'assemblée jugea satisfaisantes (2).
À cetle époque là, Jean de Rochetaillée était auprès de
Sigismoad, qui se trouvait alors en Italie, se rendant à Rome
pour recevoir la couronne impériale. Et ce prince , écrivant
aux Pères du Concile, prenait la peine de leur expliquer
pourquoi notre prélat , au lieu de siéger à Bâle, séjournait à
sa cour. « Nous éprouvions , dit-il, une grande joie de ce
que le révérend Père en J.-C., Jean, cardinal de Rouen,
notre ami très-cher , s'était mis en roule pour se rendre au-
près de vous, car, la présence au Concile d'un homme aussi
puissant que lui en autorité , en sagesse el en expérience ne
peut qu'être d’un grand poids dans l'assemblée. Mais des
négocialions qui intéressaient le saint Empire s'étant engagées
entre notre majesté, d'une part, et la république de Florence,
(1) Garimberti. Vite o Vero Fatti Memor. d'alcuni papi et card. , in-#,
hh. 3, p. 230.
72) Labbe, t. au Sess. v4 Concil. Basil., p. 893.
392 NOTICE HISTORIQUE
de l’autre, nous avons réclamé l'intervention de sa paternité,
comme prince de l'Empire. Celle intervention noas a été
très-utile. Mais voici qu'après deux mois employés à servir
notre cause avec fidélité et zèle, sa paternité revient à Sienne
prés de nous pour la conclusion d’un traité; elle n’y fera
qu'un court séjour, après quoi elle reprendra sa marche
vers le Concile (1). » Cette lettre porte la date du 8 février
1433.
Quelle était cette affaire dans laquelle les bons offices de
Jean de Rochetaillée furent utiles à l'Empereur ? il serait
difficile de le dire. Sigismond en poursuivail alors une im-
porlante, la réconciliation des Florentins, des Vénitiens et du
duc Philippe-Marie Visconti de Milan qui se faisaient depuis
longtemps une gucrre meurtrière , mais ce ne peut être celle
là. L'empereur parle d’une affaire arrivée à bon terme , lan-
dis que la réconciliation des puissances belligérantes ne fut
point menée à boul par les soins de Sigismond, mais bien
par la médiation de Nicolas d'Este et du marquis de Saluce,
qui décidèrent les parties à signer, le 26 avril 1433, à
Ferrare , un traité de paix (2). Or, le traité dont Jean de
Rochetaillée apportait la conclusion à Sienne avait précédé
celui-ci de trois mois au moins. D'où il résulte que l'affaire
dont parle Sigismond ne peut être qu'un traité ayant pour
but des intérêts personnels qui n’ont laissé aucune trace dans
l'histoire. Il parattrait que, le 23 février , c'est-à-dire quinze
jours après , la mission de Jean de Rochetaillée élait accom-
plie , car l'empereur, à celte dale , écrivait au Concile que ce
cardinal se rendait à Bâle (3).
La présence de Jean de Rochetaillée , dans la célèbre
(1) Martenne et Durand, Ampl. Coll., t. vu, p. 533.
(2) Muralori annali d'Italia, anno 1432 — Sismondi, His!. des républ.
Italiennes , t. 1x, p. 17.
(3) Martenne et Durand , wbi Supr., p. 534.
SUR LE CARDINAL JEAN DE ROCHETAILLÉE. 393
assemblée , n’y fit pas cette sensation qu'y produisait alors
celle de Julien Césarini , et qu'y fit plus tard le fameux Louis
Aleman , cardinal d'Arles. Il n'avait ni la brillante éloquence
du premier , ni la fougue révolutionnaire du second ; et si
nous avons bien saisi ses qualités distinctives, son caractère
était positif, son esprit calme , réfléchi, sa conduite mesurée.
Or, ce n’est point avec de telles qualités que l’on acquiert
une influence dominatrice au milieu d’une grande assemblée.
Les natures ainsi pourvues sont plus assorties aux fonctions
administratives , et le Concile nous semble avoir apprécié
notre prélat sous ce rapport , puisqu'il lui confia la charge de
vice-chancelier, lorsqu'il voulut créer une Chancellerie rivale
de la Chancellerie romaine (1). Le cardinal osa accepter cette
dignité schismalique et en exercer les fonctions. Ici la conduite
de Jean de Rochetaillée est de tous points injustifiable. Ne
soyons pourtant pas plus sévère à son ègard qu'il ne convient,
et faisons la. part des circonstances, de l'entrainement, surtout
celle des opinions extrêmes qui égaraient alors les intelligences
les plus éclairées. Hâtons-nous aussi d’ajouter qu'il ne persé-
véra pas longtemps dans sa révolte. Comme tous les hommes
ardemment attachés à l'Eglise, notre cardinal voulait des
réformes sages, non une révolution. Il cessa bientôt de
prendre part aux actes du Concile quand il le vit tendre,
d’une manière ouverte au renversement de l’autorité pontifi-
cale, el vint se jeter aux pieds d'Eugène 1V qui lui pardonna
son erreur d’un jour (2). On ajoute même que le pape le
confirma dans la charge de vice-chancelier et lui donna la
légation de Bologne. Mais ces deux particularités , dont nous
n'avons (rouvé la source nulle part, paraissent au moins
douteuses, la dernière surlout, bien que rapportée par Onu-
(4) Labbe , t. xu , p. 536.
(2) Aubery, Hist. des Curd. ubi Supr. — Garimberti, Vite o Vero Fatti
Memorabili d'alcuni Papi et Cardinali, lib. 3, p. 330.
394 NOTICE HISTORIQUE
pre Panvini (1). La chronique de Bologne, qui note avec
une rare exaclilude les Gouverneurs pontificaux, ne mel
point Jean de Rochetaillée au sombre des légats de Bologne,
elle se contente de dire que ce cardinal faisait pertie de la
cour d’Eugène 1V, lorsque le Pontife ft son entrée à Bologue ;
le 22 avril 1436 (2). Il y mourut le 24 mars de l’année sui-
vante. El ne nous est revenu aucune particularité authentique
sur ses derniers instants. On rapporta son corps en France,
et on l’inhuma, à Lyon , dans le chœur de la primaliale de
Saint-Jean , où ses restes mortels reposent encore sous ane
humble pierre, sans aucune inscription (3).
Le Père Novaës dit que le cardinal de Rochetaillée fit bâtir,
à Rome , le palais de Saint-Laurent in Lucina , qu'habitent
Jes titulaires (4). Nous croyons Novaës dans l'erreur, Ce fut
us cardinal anglais qui, en 1300, jeta les fondements de ce
palais. Peut-être Jean de Rochetaillée y ajouta—t-il, mais
cela est encore douteux. Notre cardinal n'est nommé ni parmi
les constructeurs, ni parmi les restaurateurs de cet Cdifice (5).
Ce qu'il fit pour son pays natal est plus certain. La tradition
locale lui attribue l'ouverture de la route qui longe la Saône
et l'érection de la chapelle qui joint, au midi , la petite église
paroissiale de Rochetaillée. Elle est aujourd'hui dédiée à la
Vierge Marie. On y voyait encore, à la fin du siècle dernier,
les armes du cardinal. On y admirail aussi une belle verrière
que le vandalisme révolulionnaire a détruite, et dont il ne
reste plus qu'un très-intéressant échantillon dans une image
du Christ en croix placé au fond de l'abside de l'église.
(1) In Vila Eugenii 1v.
(2) Cronica di Bologna, ap. Muratori. Rer tal. Scrip., L. xvir. p.651.
(3) Chiffletii Vesontio , p. 296.— Giaccon. in vita Martini V,p. 841.
(5) Storia de” Sommi Pontefici ,t.v,p. 71.
(5) Voir Angelo Rossi , Riltralo di Roma Moderna, p. 338. Et Venuti,
Descrizione di Roma Moderna , t. 11, p. 356.
SUR LE CARDINAL JEAN DE ROCHETAILLÉE. 395
Après avoir exposé la suile des faits auxquels Jean de
Rochetaillée s'est trouvé mêlé, nous nous demandons, tout
naturellement , quelle est la valeur morale d'un tel person-
nage. À en juger par la ligne qu'il a parcourue, elle n'est
point ordinaire. Il serait, en effet, difficile d'expliquer sa
prodigieuse fortune sans lui supposer de rares (alents. Un
génie médiocre peut bien arriver, par la voie de l'intrigue,
à une haute dignité, cela s’est vu plus d’une fois, mais il
n'appartient qu'au véritable mérite de passer par une suc-
cession non interrompue d'éminentes dignités. Jean de Ro-
chetaillée ae fut pourtant pas un grand homme , un de ces
hommes qui marquent dans leur siècle par la supériorité du
génie ou par la puissauce du caractère. Ce fut simplement un
habile homme , un de ces hommes tels qu’il en paraît à toutes
les époques, fins, avisés, souples, entendant l’art de se prêter
aux circonstances, procédant par le calcul et sachant arriver
à propos; de ces hommes qui n'impriment pas le mouvement
à ce qui les entoure, mais le dirigent, qui ne dominent pas
les événements, mais en lirent parti et remplacent Je génie
par le savoir-faire. Les esprits élevés admirent d'autres mérites,
le commun des esprits préfère ces mérites-là. Ils sont moins
éloignés de terre , plus à purtée de la vue. Ils n'éblouissent
pas surtout. Comme personnage politique , comme prince de
l’Eglise , la vie de Jean de Rochelaillée a quelques taches,
nous ne les avons pas déguisées, tant s’en faut. On doit peut-
être les lui pardonner aujourd’hui quand on se reporte
aux temps où il vécut, quand on songe aux divisions qui
ébranlaient alors la Monarchie et l'Église. Les révolutions sont
de rudes épreuves pour les hommes publics, il n’y a que les
grands caracières qui savent y résister. Mais comme prêtre,
comme particulier, la conduite de notre cardinal fut irrépro-
chable , et le pays qui lui donna le jour peut, à juste titre,
s’énorgueillir de sa mémoire.
L'abbé CurisToPne.
LE
GOURGUILLON
AU XIlle SIÈCLE.
On m'a fait le reproche d'aimer les vieilles rues, et je crois
vraiment l’avoir un peu mérité. Je visite souvent les anciennes
maisons du quartier de l’ouest ; dans chacune de mes excursions,
j'y découvre quelque joli détail, et je serai désolé quand le Pro-
grès les fera disparaître (1). Hélas ! ce moment arrivera bientôt.
(1) Le progrès, sous la forme de badigcon blane , jaune , rose , a souille
depuis peu la plupart des remarquables maisons du quartier de l’ouest. Les
jolis intérieurs de cour ont disparu sous une couche de lait de chaux,
| épaisse comme les macons qui l'ont passée. L'hôtel de Gadagne et son élé-
gantc lourclle, colorés d'un admirable glacis que le temps seul sait donner,
cblouissent maintenant les yeux par une blancheur éclatante, et toute la fi-
nesse des ornements et des moulures a été recouverte d’un grossier badi-
geon. Certains propriétaires même ont mis un luxe de mauvais goùt dans
ce travail de régénération. Voir la maison, rue Saint-Jean, 24. Le n° 37
n'a pas subi l’affront d'une prétendue restauration, mais il va disparaitre,
dit-on, bicutôt pour faire place à une annexe de la prison. Je rappellerai
aux artistes badigconneurs qu’ils ont oublié de promener leur pinceau sur
les aqueducs de Bonnant et de Chaponost ; espérons que l’année prochaine
cet oubli sera réparé.
LE GOURGUILLON AU XHI® SIÈCLE. 397
Les nouvelles conditions apportées dans l'existence matérielle des
peuples de notre époque, par le mouvement, les chemins de fer
et l’amour du bien-être, exigent impérieusement des voies
urbaines plus larges , plus aérées et plus en rapport avec l’im-
mense circulation qui tend à animer nos rues. La capitale nous
donne l’exemple : la démolition y passe le niveau de l'oubli sur
tous les souvenirs , et rend le vieux Paris aussi jeune et aussi
prosaïque qu’une ville des États-Unis.
Les hommes qui gémissent sur l'entière disparition des nom-
breux souvenirs de notre histoire nationale sont de plus en plus
rares ; ils deviennent vieux, et le temps se charge de faire jus-
tice. Ainsi, on peut bien leur permettre d’exhaler dans le désert
des plaintes innocentes, dont l’écho ne se propagera que dans
un cercle excessivement restreint. Si quelques jeunes hommes,
insensibles aux ineffables jouissances de la Bourse, veulent per-
pétuer de misérables préjugés, on étouffera leur voix en les
accusant du crime irrémissible d’être ennemis du progrès.
Naguère, M. Saint-Marc-Girardin, parlant du projet d'envoyer
en Orient une commission scientifique, comme cela s’était fait
pour les expéditions d'Égypte et de Morée, s’exprimait ainsi :
« Mais, à Paris, un monument du moyen-âge, qui n’est pas en
Orient, va bientôt tomber sous le marteau des démolisseurs. Je
veux parler de la tour de la cour de Saint-Jean-de-Latran, ou
de la tour Bichat, qui va disparaitre pour faire face à la rue des
Écoles. . ... Je sais bien qu’entre la tour de Saint-Jean-de-
Latran et les études à faire sur la Thrace ancienne et moderne
il n’y a pas le moindre rapport; maïs tous les souvenirs se tien-
nent, et, quand on parle des souvenirs de l'antiquité, j'arrive
presque malgré moi aux souvenirs de notre antiquité, aux sou-
venirs du moyen-âge. » (Journal des Débats, du 23 mai 1854).
Quand on aura tout démoli et tout reconstruit à angle droit,
quand toutes les maisons de Loutes les villes seront bâties dans
le même style: petits pilastres, petits chapiteaux, croisées
étroites, étages surbaissés, au grand avantage de la quantité;
quand tout se ressemblera, on ne voyagera plus que pour affai -
res. En effet, on ne se dérangera pas pour aller voir ce qu'on
398 LE GOURGUILLON AU XIIIe SIÈCLE.
rencontre chez soi. Une ville entièrement neuve et sans souve-
nirs offre peu d'intérêt. Va-t-on à New-York par curiosité? non,
on y est seulement conduit par l’attrait de faire des dollars.
Je crois que le temps approche où toute couleur locale aura
disparu, où la monotonie sera la reine de ce monde , et où le
dessinateur ne trouvera plus à croquer le moindre lambeau de
vieille muraille. Pendant que nous le pouvons encore, faisons
donc quelques promenades dans nos vieux quartiers, et tâchons
d'évoquer les souvenirs du passé :
Lorsque je me dirige du côté Fourvières, j’éprouve un certain
plaisir à gravir le Gourguillon ; j'y trouve des aspects que lon
ne rencontre pas ailleurs, un caractère sut gerertis, qui n’esi pas
un lieu commun, comme l’uniformité de la rue droite et plane.
Je poursuis à la piste les blocs de granite servant de pavés ou de
bornes aux maisons, et, depuis la rue des Prêtres, je soupçonne
une voie romaine, passant par la rue Saint-Pierre-le-Vieux et
aboutissant à la place des Minimes (1).
Voici la petite place de Beauregard : mon imagination rètro-
gradant au X1lle siècle, cherche les traces de la Recluserie de la
Madeleine (2), si cèlèbre dans l’histoire des guerres civiles entre
(1) Les Romains établissaient le pavage au moyen de larges dalles irrc-
gulières , qu'on taillait de manière à obtenir une juxta-position. À Lyon , où
le granite est abondant, on sc servait de cette roche, qui possède beaucoup
de dureté. On peut encore voir une assez grande quantité de ces dalles au
Gourguillon et à la montée St-Barthélemy. On remarquera celles qui servent
à la construction des murs: elles ont été usées et lissées par le pas-
sage des piétons. Dans les travaux faits dans le clos de la Sars, il y a trois
ou quatre ans, on decouvrit une voie ainsi pavée, qui tendait de Fourvières
à la Placc d'armes. Les propriétaires ne virent dans cette trouvaille qu’une
carrière de picrres et en rejetérent, à droite et à gauche, les blocs qui repo
saicnt sur un remblai antique, compose de terre, de débris de marbre et
de poterie. La voie était recouverte d'une couche de même nature.
(2) «Il y avait des chapelles, autrefois destinées à des personnes pieu-
« ses, que l’on nommait reclus et rccluses , parce qu’elles vivaient séparées
« du monde et renfermées dans ces sortes d'oratoires..…. Ste-Madeleine,
« Ste-Marguerite étaient des recluserics de fille » Brossette. Éloye de la
ville de Lyon. 1711, p.77.
LE GOURGUILLON AU XHI® SIÈCLE. 399
le clergé et les bourgenis de Lyon. Que de sang répandu à cette
époque , avec accompagnement de pillage et d'incendie! Ne
regrettons pas le bon vieux temps. Malgré certaines admirations
en faveur du moyen-àge, qui exploitent la réaction, suite inévi-
table de la révolution de février, reconnaissons franchement les
avantages de notre temps et sachons poser une borne à la retro-
cession dans le passé. Mais ne soyons pas trop snperbes, car la
prédominance de la matière menace de nous conduire au progrès
dans la décadence. D'ailleurs, quand on a traversé 93, quand
on a été gouverné par les Voraces, quand on s’est trouvé naguëre
au bord des abimes du socialisme le plus abject, on n’a pas le
droit de blâmer ses ancêtres. La sagesse consisterait dans la
modération, dans l'expérience et dans la science de fabriquer
une chaîne avec les anneaux d’or de toutes les époques.
Cette montée du Gourguillon , si humble , si méprisée par le
progrès matériel , a été le théâtre d’une guerre longue et acharnée,
et a vu défiler, sur ses vieilles dalles romaines de granite —dont
quelques-unes existent encore, — les pompes les plus augustes.
Le Chemin-Neuf n'ayant été ouvert qu'au XVIe siécle par le
baron des Adrets, le Gourguillon était la voie naturelle qui unis-
sait le cloître de Saint-Jean à celui de Saint-Just. Les grands
personnages logeaient ordinairement dans l’un ou dans l’autre,
et les cérémonies religieuses appelant vers la cathédrale les hôtes
de Saint-Just, il s'ensuit que la côte du Gourguillon était fré-
quentée souvent par les cortéges des hommes les plus puissants.
Les princes, les archevèques, les rois et les papes chevauchaient
le long de cette pente rapide, que beaucoup de nos concitoyens
auraient presque honte de gravir, et connaissent à peine de
nom.
Au Xlile siècle, beaucoup de villes jouissaient déjà de fran-
chises municipales très-étendues , obtenues du consentement
libre ou forcé de leurs seigneurs, et avaient mis ces nouveaux
droits sous la protection des rois de France. C'était pour ceux-
400 LE GOURGUILLON AU X1III® SIÈCLE.
ci le premier pas à la souveraineté. L'exemple était contagieux,
et l'intérêt de la royauté favorisait la propagande des idées
d'émancipation communale.
Lyon avait une population considérable, ses habitants s'é-
taient enrichis dans le commerce , l'instruction se trouvait en
progrès, et, tout naturellement, on commençait à discuter les
droits de l’archevèque et du Chapitre de Saint-Jean. Cette dis-
cussion conduisait à supporter péniblement une administration
sans contrôle. Les circonstances commandaient la plus grande
prudence, car le moindre évènement pouvait devenir l’occasion
d’une explosion terrible. En effet, une révolution se préparait,
et elle éclata bientôt.
Quoi qu’on en dise, il est des intérèts politiques très-légitimes
qui demandent parfois satisfaction ; et si malheureusement les
réformes les plus sages sont trop souvent compromises par les
ambitieux sans conscience ou les exaltés sans raison ; il n’en
est pas moins vrai cependant qu'elles sont justes et nécessai-
res. Le gouvernement ecclésiastique ne tenait aucun compte
des idées de ses administrés, et, non seulement il résistait,
mais il semblait jeter le gant à ses adversaires.
Malgré cette résistance, il ne faut pas, comme un des histo-
riens contemporains de Lyon, en parlant des chanoines-comtes,
les appeler des brigands tonsurés (Clerjon, t. 1, p. 269). Ces
expressions de mauvais goût dénotent une passion incapable
d'écrire l’histoire avec impartialité. D'ailleurs, il est très-peu
philosophique de juger les évènements des àges passés, en
se mettant au point de vue des idées de son siècle. Si le Cha-
pitre de Saint-Jean avait aujourd’hui la prétention de s'empa-
rer de la souveraineté de notre ville, ce serait assurément
ridicule; mais, au XIIIe siècle, certains droits, appuyés sur
une longue tradition, n'avaient pas encore élé contestés. Un
pouvoir quelconque est nécessaire à la vie d’une société ; ceux
qui le tiennent pensent toujours être dans la bonne voie en le
défendant, et ordinairement ils ne se trompent pas.
On était dans l’année 1195. De nouvelles taxes furent impo-
sées sur les citoyens. Une violente opposition éclata aussitôt
LE GOURGUILLON AU XIII SIÈCLE. 401
avec grande énergie: cinquante des principaux habitants de
Lyon prirent en main la direction du mouvement et firent
occuper la tour du Pont-de-Pierre, du côté de Saint-Nizier. On
posa des chaînes dans les rues afin de pouvoir arrêter au be-
soin les soldats du Chapitre , et les différents quartiers de la
ville s’organiserent en compagnies armées, sous le nom de
pennonages (pannus). L’Archevéque et le Chapitre se fortifiè-
rent dans les cloitres de Saint-Jean et de Saint-Just et dans
le château de Pierre-Scise.
En 1208, l’Église fit quelques concessions, et le roi Philippe-
Auguste s’entremèla dans cette affaire , qui ne pouvait se ter-
miner que par l’adjonction de Lyon au royaume de France.
Les choses marchérent ainsi pendant plusieurs années, dans
une espèce de provisoire, quand un événement important vint
détourner l’attention, en 1244.
Une longue rivalité entre le sacérdoce et l'empire agitait le
monde , et des prétentions mutuelles exhorbitantes rendaient
toute conciliation impossible. Le procès n’est pas entièrement
vidé, car on sait combien il est difficile d'établir une limite par-
faitement déterminée entre les deux pouvoirs. Aujourd’hui
même, plusieurs états de l’Europe nous donnent encore le déplo-
rable spectacle de ces querelles, renouvelées du moyen-âge.
Innocent IV, nouvellement élevé sur le trône pontifical, réso-
lut de tenir un concile général pour y faire condamner Fré-
déric JT. Le pape ne se trouvait pas en sûreté à Rome, menacée
par les troupes impériales. Les rois d'Aragon, d'Angleterre et
de France, ne voulant pas rompre avec l'empereur, et compre-
nant treés-bien que leurs intérêts temporels étaient plus ou moins
en question, refusèrent de recevoir le pontife dans leurs états.
Celui-ci choisit donc la ville de Lyon, indépendante du roi de
France, et soumise encore à l’archevèque et au Chapitre. Il y
convoqua le concile , et y arriva lui-mème vers le milieu de dé-
cembre 1244, avec douze cardinaux. Il alla loger avec toute sa
26
402 LE GOURGUILLON AU Xi SIÈCLE.
suite dans le cloître des chanoines de Saint-Just, situé entre la
porte actuelle de Saint-Just et le quartier de Saint-Irénée. C'é-
tait une résidence vaste et luxueuse, qui servait de logement
aux rois de France quand ils passaient par Lyon. La basilique
des Macchabées, illustre par ses souvenirs, par ses reliques et sa
somptuosité, occupait le centre du cloître. Hélas à peine trouve-
t-on aujourd’hui quelques vestiges de cette antique magnificence.
Le souffle des révolutions religieuses a tout renversé, Les fana-
tiques ont démoli ; les hommes d’affaires ont vendu les marbres,
les porphyres, les reliquaires et toute la précieuse orfèvrerie que
l’on montrait au peuple dans les fêtes solennelles. Les révolu-
tions, sans exception, se traduisent toujours par le fanatisme et
la cupidité. Ces deux passions, marchant parallèlement, font la
guerre aux œuvres d'art et aux souvenirs les plus patriotiques.
La Suisse nous a donné, dans ces derniers temps, un exemple
de cette ignorance et de cette avidité, en dilapidant et vendant
les frésors des églises et des couvents supprimés par le parti
dominant (1). |
Cent quarante évêques étaient réunis. Beaudoin, empereur de
Constantinople, et Raymond, comte de Toulouse, se trouvèrent
(1) Le Gouvernement français vient de recucillir une de ces épaves
d'autant plus précieuse qu'elle est un souvenir des révolutions des XVe et
XIX° siècles. Il s’agit d’un magnifique retable en or , enlevé à la cathédrale
catholique de Bâle, à l’époque de la réforme. Ce retable étant considéré
par les habitants comme une espèce de palladium , fut conservé dans un
des souterrains de la cathédrale, approprice au culte nouveau. Mais la
guerre civile ayant éclaté dans le canton , en 1834, la campagne se sépars
de la ville , et le résultat de cette révolution fut la formation de deux demi.
cantons. Le parti rural victorieux cxigea qu'on lui cédât le retable, dont il
faisait le plus grand cas, non pour la forme mais pour le fond. Les campa-
gnards, beaucoup plus en progrès que les bourgeois, se disposaient à tirer
un parti raisonnable de leur conquête en la fondant, lorsque le retable ,
après avoir été soigneusement pesé par ces positifs républicains , fut ven-
du à M. le colonel Theubet de Bâle. Cette pièce très-remarquable, don-
née par l'empereur Henri IT à la susdite cathédrale , au commencement du
XIIe siècle , vient d’être acquise par le ministre d'Etat pour le musée de
Cluny. = Voir le Moniteur du 20 juin 1854. Prosp. Mérimée.
LE GOURGUILLON AU XIII® SIÈCLE. 403
aussi à Lyon. Le pape tint une séance préparatoire dans le cloître
de St-Just, le 26 juin 1245, afin de mettre de l’ordre dans les
matières qui devaient se traiter.
La veille de St-Pierre, Innocent IV,suivi de toute la cour papale,
de l’empereur de Constantinople et du comte de Toulouse, se
rendit solennellement à la cathédrale de St-Jean, pour ouvrir le
XIIIe concile œcuménique et passa nécessairement par la montée
du Gourguillon. Le cortége étala toute la magnificence possi-
ble. Les grands personnages de cette époque avaient beaucoup
de luxe dans leurs habillements, et la présence des chevaliers du
Temple et de St-Jean de Jérusalem, chargés de la garde du
concile, devait donner un lustre de plus à la cérémonie. » Ce
fut dans ce concile que les cardinaux parurent la première fois
avec l’habit de pourpre, dont le pape venait de les revètir.
C’était l’habit particulier de nos chanoines. Nos archives et plu—
sieurs anciennes peintures semées dans la province en font foi.»
— Hist. litt. de Lyon, par le P. Colonia. XIlle et XIVe siè-
cles (1).
Pendant la durée du concile qui fut de vingt jours, le pape
étant logé à St-Just, il est à présumer que le cortége descendait
et montait souvent la rude pente du Gaurguillon. Si cette voie
étroite ne permettait pas à la foule de s’y agglomérer, les croi-
sées et les terrasses des jardins étaient probablement garnies
de toutes les notabilités de la ville. A cette époque, le quartier
était occupé par des familles riches : plusieurs maisuns,
d’une date relativement moderne, prouvent par leur architec-
ture que, longtemps après le XIIIe siècle, le Gourguillon était
encore habité par l'élite de la population lyonnaise. Enfin, on
prononça la condamnation de Frédéric IH; on le priva de ses
‘1) On peut voir, chez M. le curé de St-Just, un tableau représentant
Innocent IV, donnant la rose d'or au Chapitre de St-Just. Les cha-
noines y portent la soulane rouge. Cc tubleau, assez faible, mais très-
intéressant sous le rapport historique , fut trouve chez un brocanteur par
M. Boué , ancien curé de la susdite église. Les costumes semblent indiquer
la fin du XVIe siècle.
404 LE GOURGUILLON AU XIII* SIÈCLE.
droits au pouvoir temporel, et ses sujets furent déliés de leur
serment de fidélité. Si l'on se reporte au moyen âge ; on com-
prendra l'émotion de la population, et combien les masses, sous
l'impression de cet événement, durent se porter sur le passage
du pape et de son cortége.
Innocent IV fit un séjour de six ans dans le cloître de St-
Just. Cette côte du Gourguillon, aujourd’hui d’un aspect si mi-
sérable, reçut probablement de la cour papale une animation
extraordinaire. Par suite des querelles entre les bourgeois et les
chanoines, le chef de la chrétienté, pris souvent pour arbitre,
avait acquis une influence presque souveraine. St-Just était le
centre où aboutissaicnt toutes les affaires. Les partisans des idées
nouvelles et les amis du Chapitre devaient souvent gravir notre
montée, au sommet de laquelle on voyait une très-ancienne
croix, vulgairement appelée Croix de colle. Ce nom provenait,
dit-on, de crux decollatorum, croix des décollés, parce qu’elle
avait été élevée sur le lieu où Septime Sévère avait fait déca-
piter un grand nombre de chrétiens. Le P. Ménestrier n’adopte
pas cette étymologie ; suivant lui, aucun document historique ne
confirme cette tradition ; il pense que de crux collis, croix de la
colline, on aura fait croix de colle. Cependant, postérieurement
au P. Ménestrier , la première opinion était encore reçue, car
elle est émise par Nivon, chanoine de St-Irénée, dans le Voyage
du St-Calvaire, Lyon, 1731.
On dit que le pape penchaït en faveur des bourgeois, quoique,
dans sa jeunesse , il eût été membre du Chapitre de St-Jean :
« nous serions peut-être en peine d'en imaginer la cause, si
Matthieu Paris ne l’avoit remarquée en ses annales de l’année
1245, où il dit que la pape ayant voulu donner à quelques
étrangers, ses parents, des prébandes de l’église de Lyon, indé-
pendamment du Chapitre, nos chanoines lui résistèrent en face,
et lui firent dire que si ces prétendants à leurs prébendes parois-
soient dans Lyon, ils les feroient jeter dans le Rhône ». Hist.
consul. Ménestrier, p. 303.
Les bourgeois se révoltaient contre l'autorité excessive des
chanoines, et ceux-ci semblaient leur donner raison en refusant
LE GOURGUILLON AU XIII SIÈCLE. 405
obéissance au pape. C’est l’histoire passée et présente de tous les
partis, qui peuvent mutuellement s’accuser des mêmes inconsé-
quences, et se prévaloir des antécédents de leurs adversaires.
Innocent IV se montra très-reconnaissant envers les chanoi-
nes de St-Just de l'hospitalité qu’il en avait reçue. Il leur ac-
corda de grands priviléges et leur fit présent d'une rose d’or, que
l’on montrait au peuple, le dimanche de la Passion (1). La basi-
lique des Macchabées ayant besoin de grandes réparations, le
pape y consacra des sommes importantes, et par plusieurs bul-
les il accorda des indulgences à ceux qui concoururent à cette
œuvre. Ce fut également à lui que l’on dut l’entreprise de la
construction du pont de la Guillotière (2).
(1) La rose d'or disparut à l'epoque du sac de St-Just, en 1562. Elle était
ornée d'une cornaline antique, sur laquelle on remarquail gravée, dit-on,
une tête d’Hercule. Le P. Colonia prétend qu'on y voyait le portrait du
pape ; mais cette opinion peut difficilement se soutenir, car on n'eût pro-
bablement pas trouvé, au XIIIe siècle, des artistes, graveurs sur pierre dure,
capables de faire un portrait approchant de la perfection antique.
(2) Dans la plus haute antiquité, la difficulté de la construction des
ponts et leur utilité avaient fait regarder ces entreprises comme chose
sainte. Les ponts étaient mis sous la sauve-garde de la religion. Delà les
prêtres prirent le nom de pontifices, fabricateurs de ponts.
En effet, ils étaient charges de la surveillance de ces monuments d’utilite
publique. Dans le moyen âge, cette difficulté existait également , et la con-
struction d'an pont nouveau était regardé comme une merveille. Ainsi,
nous trouvons une multitude de légendes à ce sujet. Le pape Innocent IV,
accordant des indulgences à ceux qui contribuaient , par des dons pécu-
niaires, à bâtir le pont de la Guillotière, faisait un noble emploi de sa
puissance spirituelle. Il me semble que la reconnaissance des habitants de
Lyon lui devrait le souvenir d’une statuc, d'autant que notre époque n'est
pas avare de ces sortes de monuments.
Saint Bénezet institua unc confrérie pour la fabrication des ponts, et
il construisit celui d'Avignon. Dans le même temps, ses disciples élcvèrent
le magnifique pont du Saint-Esprit, que le progrès matériel , insensible à
tout ce qui est art, poésie el souvenirs , s'occupe à mutiler, sous un pré-
texte ulilitaire.
406 LE GOURGUILLON AU XIII® SIÈCLE.
IV.
Le pape quitta Lyon en 1251. Sa présence et son intervention
avaient réussi à contenir momentanément l’animosité récipro-
que des bourgeois et des chanoines; mais, comme dit naïve-
ment Paradin : « L’ulcère qui avoit si longuement attiré de si
pernicieuses humeurs se rompit. » Les gens du Chapitre ayant
fait quelques arrestations arbitraires, une insurrection générale
éclata. Le peuple se porta sur le cloître de St-Jean, s’en empara
et pilla les maisons des chanoines. Ceux-ci se réfugièrent dans
le cloitre de St-Just, muni d'excellentes fortifications qui pou-
vaient défier les fureurs populaires. De leur côté, les soldats de
l'église commettaient mille désordres dans les campagnes, dé-
vastant et dévalisant les maisons des bourgeois. La guerre était
donc déclarée de part et d'autre, accompagnée de toutes sortes
d'horreurs.
Cette révolte contre le pouvoir légitime du temps finit cepen-
dant par le triomphe des idées, au nom desquelles elle avait été
excitée. Elle institua et sut consolider le gouvernement consu-
laire de Lyon, dont la durée de cinq siècles ne fut interrompue
que par la révolution de 1789. Si nos aïeux ont fondé quelque
chose de stable, c'est que leur sagesse les a garantis de l'impa-
tience, et les a empêchés de démolir le lendemain ce qu’ils
avaient édifié la veille.
Le premier soin des bourgeois, après la prise de St-Jean, fut
de barricader les rues. On voit que notre siècle n’a pas tout in-
venté. Cependant quand on songe au pauvre moyen employé
par nos pères, on ne peut s’empècher d'avouer nos immenses
progrès en ce genre. Les fréquentes et terribles barricades pa-
risiennes de notre temps attestent un savoir faire très-perfec-
tionné. Les chanoines, se plaignant des habitants de Lyon, dé-
crivent ainsi, dans un latin peu cicéronien , ces mesquines
entraves apportées à la circulation : ên pluribus locis civilalis
lugdunensis erant catenæ, scilicet lapides angulares, habentes
crochetos el annulos ad affigendas catenas. Quelques chaines
LE GOURGUILLON AU XIII° SIÈCLE. 407
tendues entre deux bornes, au moyen d’anneaux et de crochets,
seraient maintenant enlevées au pas de course et sans la moin-
dre difficulté.
Les bourgeois ne se contentèrent pas de tendre des chaines :
‘ils s'emparèrent des hauteurs de Fourvières, et comme le Gour-
guillon était la voie de communication obligée entre la ville et le
cloître de St-Just, ils se retranchèrent vers la recluserie de la
Madeleine, située un peu au-dessus de la place de Beauregard.
Hs y construisirent un véritable fort surmonté d'une tour, ainsi
que nous l’apprenons par la sentence du concile de Belleville :
domum quemdam oraltionis , reclusorio perpetuo quondam à
sanctis patribus archiepiscopibus lugdunensibus deputatam,
elin honorem sanctæ Magdalenæ dedicatam, speluncam latro-
num fecerunt, superædificantes turrim el conficientes ibi cus-
todes armigeros, qui quotidie et publice spoliant transeuntes.
— D'une maison de prières. destinée par nos saints archevé-
ques de Lyon à une recluserie perpétuelle, et dédiée à sainte
Marie-Madeleine, ils ont fait une caverne de voleurs, en y
construisant une lour et y logeant des hommes armés, qui
quotidiennement ct publiquement dépouillent les passants. Le
P. Ménestrier. De bellis et induciis).
Au XIlle siècle, les partis politiques ne se ménageaient pas
plus dans leurs discours que de notre temps. Chacun voyait,
comme à présent, une paille dans l'œil de son voisin, quand
il avait une poutre dans le sien. Les bourgeois ne gardaient
pas bouche close, et ils renvoyaient à leurs adversaires un
latin non moins accablant, dans un Mémoire adressé au roi et
au légat du pape: mullos homines de civibus Lugduni (cano-
nici) vulneraverunt et occiderunt citrà el intra civitalem, et
mulla damna enormia fecerunt et inlulerunt eisdem. — Les
chanoines ont blessé et tué beaucoup d'hommes parmi les ci-
| toyens de Lyon, tant à l'intérieur qu’à l'exlcrieur de la ville
et leur ont fait éprouver des pertes énormes. Suit l'exposé des
nombreux méfaits des chanoines racontés dans tous leurs dé-
tails. Les bourgeois se représentaient comme da malheureuses
victimes, forcées d’user du droit de légitime défense, et inca-
408 LE GOURGUILLON AU XIIIe SIÈCLE.
pables de faire le moindre mal. Nous verrons cependant ces
agneaux commettre des atrocités abominables. |
Les pièces latines, dont je viens de citer quelques fragments,
sont extrèmement curieuses : ce sont des Mémoires présentés
par les intéressés aux différents médiateurs qui cherchent à ar—
ranger pacifiquement ces difficiles affaires. On y remarque les
mêmes passions de notre époque, la même injustice à l'égard ,
des hommes et des choses, et la même inconséquence après des
reproches mutuels et mérités.
L'état de guerre entre le chapitre et les habitants de Lyon
dura longtemps. Le fort de la Madeleine fut souvent pris et
repris, avec grande cfusion de sang, car on se massacrait im-
pitoyablement. Le peuple attaqua aussi plusieurs fois, mais
inutilement, le cloitre de St-Just, parfaitement fortifié et défendu
par des soldats aguerris.
En 1269, une trève ménagée par l'intermédiaire de saint Louis
mit fin momentanément à cet état de choses. Un acte impor-
tant plaça entre les mains du roi l'administration de la justice,
donna ainsi aux habitants une première satisfaction, et institua
pour la couronne de France un droit de souveraineté sur la
ville de Lyon. Mais Louis IX était parti pour l'expédition de
Tunis, dont on connait la déplorable issue. Son absence causa
de nouveaux troubles. Le Chapitre, toujours retranché dans le
cloître de St-Just, assembla secrètement des troupes, et lors-
qu’il crut le moment opportun, il recommença la guerre, en at-
taquant inopinément le fort du Gourguillon. Beaucoup de bour-
geois , surpris probablement par cette agression inattendue,
périrent victimes de la trahison des chanoines.
Cette rupture de la trève ranima entre les partis une haine qui
n’était qu'assoupie. Les citoyens se levèrent en masse, et allè-
rent donner l'assaut au cloître de St-Just, qui résista à une
impétuosité mal conduite. Les habitants de Lyon sentant le
besoin d’une bonne direction centralisèrent le commandement
* dans la personne du seigneur Humbert de la Tour, militaire dis-
tingué de cette époque. On se porta de nouveau à St-Just. Plu-
sieurs fois on essaya d'emporter le cloitre , mais toujours sans
u
LE GOURGUILLON- AU XIIH® SIÈCLE. 409
succès. 11 paraît cependant que ses défenseurs souffrirent beau-
coup et que des chanoines furent tués.
Pour se venger de cette résistance, les bourgeois incendièrent
pue partie du quartier, ainsi que l'hôpital de St-Irénée, massa-
crant impitoyablement les pauvres habitants, dont le seul crime
était de relever du chapitre de St-Just.
De son côté, la garnison du cloître ne restait pas inactive, elle
envoyait des détachements qui dévastaient dans la campagne
les propriétés des habitants de Lyon. Ceux-ci, par manière de
représailles, allaient ravager les terres de l'église. Le 29 no-
vembre 1270, ils se portèrent sur le village d'Ecully. La popu-
lation effrayée, femmes, enfants et vieillards, se réfugièrent dans
l’église, et le curé, pour implorer le secours divin, célébra la
messe. Les bourgeois, sans respect pour cet asile sacré, amassè-
rent à l’entour des matières combustibles, et firent périr dans
les flammes le pasteur et son malheureux troupeau. Non con-
tents de cela, ils pillèrent Îles maisons abandonnées et revinrent
chargés de butin. Après cet abominable exploit, ils se ruèrent
sur les villages de Couzon et de Genay qui furent incendiés.
Le désordre et la désolation qui le suit étaient à leur comble ;
les idées chrétiénnes semblaient éteintes, non seulement dans
ce qu'elles ont de miséricordieux, mais dans le respect dû au
pouvoir spirituel de l'Eglise. Le synode assemblé à Belleville
lançait inutilement un interdit sur la ville de Lyon; la guerre
. , continuait, et les bourgeois ne semblaient pas beaucoup 8e
soucier des foudres du concile. Il faut avouer que de la part
des prélats qui le composaient il y avait grande partialité en
faveur du chapitre de St-Jean ; mais il n’en est pas moins vrai
que le fait peut paraitre extraordinaire dans cette ère du moyen-
âge, qu’on nous représente comme douée d’une foi excessive-
ment vive. Je ne pense pas que les croyances fussent éteintes,
mais les passions étaient encore plus puissantes, et ce sont elles
qui dominent dans les mouvements populaires. Si nous nous
reportons aux événements contemporains, nous verrons com-
bien la passion nous a fait commettre de fautes, non seulement
contre les doctrines que nous prèchons journellement , mais
410 LE GOURGUILLON AU Xili® SIÈCLE.
même contre nos plus chers intérêts. Je m'adresse ici à tous les
partis.
Philippe If (le Hardi), à son retour d'Afrique, — 1271 — ap-
prenant le misérable état où se trouvait la ville de Lyon, entre-
prit de lui rendre la tranquillité : il se posa comme médiateur.
On convint d'une suspension d'armes ; mais rien ne fut définiti-
vement réglé. Chaque parti conserva ses prétentions intactes ; la
haine resta la mème, et l’on ne fit que renvoyer à des temps plus
ou moins éloignés le règlement de ces comptes embrouillés.
V.
Thibaud, archidiacre de Liége, venait d’être élu pape, sous le
nom de Grégoire X.— 1271—Dans sa jeunesse, il avait été mem-
bre du chapitre de St-Jean. Cette circonstance influa probable-
ment sur le choix qu'il fit de la ville de Lyon, pour y tenir un
concile dans l'espérance d'opérer la réunion des églises latine et
grecque. Il fait observer, dans une lettre-circulaire, qu'il serait
peut-être plus conforme à la dignité pontificale de célébrer le
concile à Rome ; que cependant la situation de Lyon, présen-
tant plus de facilité à l’arrivée des évêques et des seigneurs
laïques, appelés de tous les lieux de la chrétienté, pour résou-
dre une question d’une telle importance, il s’est décidé à y réu-
nir un concile général.
Jamais assemblée ne fut plus remarquable par le nombre et
la qualité de ses membres : on y compta quinze cardinaux,
cinq cents évêques, soixante-dix abbés, mille autres prélats, les
ambassadeurs des principaux souverains de l’Europe, ainsi que
les grands maîtres des hospitaliers et des templiers. Les cloitres
de St-Jean et de St-Just reçurent une partie de tous ces grands
personnages et le reste fut logé dans les meilleures maisons de
la ville. Le pape ouvrit solennellement le concile, le 7 mai 1274,
davs l’église métropolitaine de St-Jean. On doit penser combien
la tenue de ce concile apporta de mouvement dans Lyon, mais
principalement le long de notre montée du Gourgüillon, passage
indispensable de tous ceux qui se rendaient du cloître de St-Just
LE GOURGUILLON AU XIII® SIÈCLE. 4ii
à la cathédrale. D'ailleurs, il y avait certainement entre les
hôtes du bas et du haut de la ville, un échange de visites, qui
faisait du Gourguillon la rue spécialement fréquentée par les
illustrations du moment.
Parmi les hommes célèbres qui accompagnèrent le pape, on
distingua St-Bonaventure, une des lumières du concile, et qui
mourut pendant sa durée. 11 fut inhumé dans l'église, qui de-
puis porte son nom (1).
Les envoyés des Grecs, après un voyage maritime assez mal-
heureux, arrivèrent enfin à Lyon, où on les accueillit avec beau-
coup de magnificence. Le pape reçut dans le même temps une
ambassade de Tartares, demandant à faire alliance avec les
chrétiens contre les musulmans. Cette grande affluence d’'étran-
gers dut laisser beaucoup d'argent dans la ville, et l'intérêt
bien entendu des bourgeois faisant une nécessité du bon ordre,
le concile accomplit tranquillement sa session. Le pape prononça
solennellement la réunion des deux églises (2) ; mais chacun
sait que cette proclamation ne fut suivie d'aucun effet. Les
Grecs et les Latins sont restés divisés. La conséquence de cette
division fut de laisser les premiers sans secours en face des
Mahométans victorieux, et aujourd’hui elle ne leur permet d’au-
(1) La châsse qui renfermait le corps de saint Bonaventure était d’une
grande richesse. Elle disparut en 1562 , à l’époque du pillage des églises
par les bandes du baron des Adrets. Celle qui contenait le chef du saint fut
sauvée par le courage du P. Gayette. Il refusa de découvrir le lieu où il
l'avait cachée, et après avoir souffert pendant trois semaines les tortures de
la prison, il fut enfin massacre sur le Pont-de-Picrre et jeté dans la Saône.
(Hist. lit. Le P. Colonia).
(2) « L'annonce de la réunion de l'Église grecque produisit dans Lyon
« une vive sensation... Jean Legris, curé de St-Pierre et St-Saturnin,
« en éprouva une telle joie, qu’il fonda à perpétuité deux processions aux
« fêtes de la Pentccote, l'une à l'Ile Barbe, l’autre à la chapelle du Pont-
« du-Rhônc. Ces processions ctaient suivies d’une distribution de pain aux
« pauvres, ct d'une danse ouverte sous la feuillée par le curé et l’abbesse
« de St-Pierre. Le revenu de deux maisons fut affecté à la dépense de ces
« fêtes et de cette danse , qu'on remplaça plus tard par un feu d'artifice. »
( Hiet. de Lyon. Monfalcon , t. 1, p. 407).
419 LE GOURGUILLON AU xXiii® SIÈCLE.
tre espoir que d'échanger la tyrannie des Turcs contre celle des
Moscovites.
Grégoire X usa généreusement de sa médiation, pour termi-
ner amiablement le sanglant procès pendant entre le chapitre et
les habitants de Lyon. Il fit ce qu’il puf, en cherchant à conci-
lier des prétentions extrémement tranchées, et il ordonna la
démolition des fortifications élevées pendant la guerre. Malgré
ses efforts, l'ordre ne se constitua pas définitivement, et chaque
parti garda ses idées. Des troubles eurent lieu plusieurs fois,
et notamment en 1284 et 1289. Philippe IV dit le Bel était monté
sur le trône. Ses querelles avec Boniface VILE et son ambition
personnelle devaient nécessairement en faire un protecteur in-
téressé des bourgeois. L'élection de Clément V acheva de donner
gain de cause au roi de France et à la commune de Lyon.
Il est à présumer que si les prescriptions de Grégoire X , re-
lativement aux fortifications élevées dans l’intérieur de la ville,
ne furent pas ponctuellement ohservées , il s'était cependant
produit une certaine lassitude, qui avait fait négliger l'entretien
du fort du Gourguillon. Au commencement du siècle suivant, il
n’avait pas été entièrement démoli, et il en subsistait des restes
très-considérables, qui furent la cause d’une épouvantable ca-
tastrophe.
VI.
Bertrand de Got, sous le nom de « Clément V fut élu par le
crédit de la faction française et par les ordres secrets du roi
Philippe-le-Bel ; car on sait que les intérêts et les passions des
hommes sont, en un certain sens, la raison de Dieu et entrent
_ comme tout le reste dans les vues de sa Providence. » (Le P.
Colonia. Hist. litt.}—. Voulant témoigner sa reconnaissance, le
nouveau pape céda aux désirs du roi, en promettant de trans-
porter à Avignon le siége pontifical. Cette malheureuse conces-
sion fut une des principales causes du grand schisme, dont le
scandale affligea le monde chrétien et ne se termina ‘qu’en 1417,
au concile de Constance, par la proclamation de Martin V.
L'abandon de Rome, de la ville. où St-Pierre avait exercé son
LE GOURGUILLON AU XIIIe SIÈCLE. 413
ministère et souffert le martyre, était un vrai mépris des tradi-
tions religieuses, et devait nécessairement ternir l’auréole qui
entourait le St-Siége ; en outre, de très-graves intérêts politi-
ques et matériels se trouvaient froissés par cette funeste résolu-
tion. Toutes ces causes réunies ne pouvaient que produire de
grandes calamités, et le triste événement, qui siguala le cou-
ronnement de Clément V, semblait un avertissement du ciel.
Le pape, ayant résolu de fixer sa résidence en France, convo-
qua les cardinaux à Lyon pour la cérémonie de son couronnement;
il choisit cette ville, à cause de sa proximité de l'Italie et des rela-
tions qu'il y avait eues antérieurement. Son frère, Beraud de
Got, en avait été archevêque, et lui-même était alors son vicaire-
général. Les rois de France, d'Aragon et d'Angleterre furent in-
vités à se trouver à Lyon , ainsi que les principaux seigneurs de
leur royaume. La célébrité de l’église des Saints-Macchabées ,
ou de Saint-Just, engagea le pape à s’y faire couronner , et la
cérémonie eut lieu le 14 novembre 1305, avec grande pompe.
Le souverain pontife se disposa ensuite à descendre vers l’arche-
vèché. Philippe-le-Bel fit l'office d'écuyer en aidant Clément V
à monter à cheval. Le comte de Valois, frère du roi, à droite, et
le duc de Bretagne, à gauche, tenaient les rênes; le roi de France,
à cheval, marchait à côté et à droite.
Une immense population se porta sur le passage du cortège.
Les maisons du Gourguillon regorgeaient de spectateurs jusque
sur les toits. L'ancien fort bâti par les bourgeois, vers la reclu-
serie de la Madeleine, ayant été abandonné, et peut-être déman-
telé, tombait en ruines. Il était surchargé d’une foule curieuse,
” parfaitement placée pour voir la cérémonie. Lorsque Clément
fut arrivé au-dessous de ces vieilles murailles, elles s’écroulè-
rent tout-à-coup, ensevelissant sous leurs débris les spectateurs
et les personnages du cortége. Le pape fut renversé de dessus
sa monture ; sa tiare roula sur le pavé, et il s’en détacha une
escarboucle estimée 6,000 florins d’or. « Elle fut retrouvée , s’il
faut en croire Ptolémée de Lucques, l’un des six auteurs qui
ont écrit la vie de Clément V. » (Le P. Colonia, Hist. litt.) Le
duc de Bretagne, qui marchait à sa gauche, accablé sous une
414 © LE GOURGUILLON AU XII SIÈCLE.
masse de pierres, mourut trois jours après de ses blessures. Le
roi fut en grand danger, et le comte de Valois reçut aussi des
contusions. Beaucoup de personnes de distinction périrent on
furent grièvement blessées. Quant aux victimes parmi le peuple,
elles durent être fort nombreuses. On pense quelle consternation
cet événement apporta au milieu des pompes de la cérémonie,
et combien l’étroitesse de la voie parcourue augmenta le désor-
dre. La montée des Épies, qui aboutit sut la petite place de
Beauregard, n'existait pas encore (1), et, par conséquent, cette
issue manquait à la foule. Ce désastre fut certainement accru
par l'encombrement. Lorsque la panique s’empare des masses,
on voit toujours un grand nombre de gens écrasés ou étouftés
dans la presse des fuyards.
Ce fut à la hauteur de la place de Beauregard qu'’eut lieu cette
terrible catastrophe , et le mur qui l’occasionna devait être à
gauche en descendant. La recluserie de la Madeleine est indiquée
sur le plan du P. Ménestrier, un peu au-dessus de ladite place,
et du côté de la Saône. Cette chapelle de la Madeleine était en-
tourée d’un ténement , et quand les historiens racontent que le
fort du Gourguillon fut élevé sur la recluserie en question , cela
doit s’entendre du bâtiment et du terrain environnant.
Le fort fut mis à cheval sur la montée, et les bourgeois étant
maitres de Fourvières, ne craignaient pas d’être dominés par les
assaillants. Le but des insurgés était de barrer le passage, et
leurs travaux de défense s’étendaient des deux côtés de la voie.
Le comte de Valois se tenait à la droite du pape, et le duc de
Bretagne à gauche. Celui-ci ayant été écrasé sous l'éboulement, le
mur se trouvait donc nécessairement à gauche. Le roi et son-frère,
plus éloignés à droite, ne reçurent que des contusions. Paradin
précise très-bien cette position de la vieille muraïlle éboulée :
« Comme la personne du pape Clément V commenca à descendre
« ouvrit , en l'année 1535 , un passage pour les desservir. Il fut appelé rue
des Pies de Fuer, ct, par corruption, montée des Épies. » — Cochard. Guide
du voyayeur à Lyon.
LE GOURGUILLON AU XIII SIÈCLE. 415
vers la recluserie de la Madeleine, une vieille muraille étant de
l’autre côté (qu’aucuns estiment avoir été des ruines du palais
de Severus ou bien d’un théâtre antique), penchant sus la rue,
tant chargée de peuple de toute sorte qui s’y étoit jeté pour voir
passer le pape, fut emportée en bas... »
Ces ruines que Paradin estime être celles du palais de Septime-
Sévère ou d’un théâtre antique, étaient bien les restes du fort ;
car, lui-même, en parlant de la guerre civile, a dit précédem-
ment : « Étant les choses en ces termes , ceux de la cité dressè-
rent un fort en l’église la Madeleine, lequel, depuis, tomba et
tua beaucoup de gens. »
J'ai avancé qu'il ne fallait pas prendre à la lettre ce que racon-
taient quelques historiens de la construction du fort sur la cha-
pelle de la Madeleine ; car il n’eut pas entièrement inter-
cepté le passage. Le P. Ménestrier s'exprime ainsi : « Les
habitants de Lyon firent des forts et des redoutes au devant de
la porte de Saint-Just, et se fortifièrent dans deux grosses tours,
dont l’une était à la chapelle de la Madeleine, qui sert mainte-
nant d'église aux religieuses du Verbe-Incarné, et dans une
tour voisine, dont on voit encore quelques masures d’une prodi-
gieuse maçunnerie. |
Ladite chapelle était restée intacte, puisqu'on la retrouve sur
le plan du P. Ménestrier (XVI: siècle). Elle pouvait bien appar-
tenir aux religieuses du Verbe-incarné, mais, cependant , ce
n’était pas leur église officielle. En effet, Antoine Bougerol, dans
une description des églises de Lyon, 1665, cite séparément celle
des religieuses et la chapelle de la Madeleine. (Etudes sur les
hist. du Lyonnais, F.-Z. Collombet, 1839.)
Ces religieuses ne s’établirent dans la maison occupée par le
pensionnat de M. Guïülard, qu’en 1637. Auparavant , Guillaume
Duchoul, antiquaire du XVIe siècle, en avait été propriétaire.
Pius tard, en 1672, elles firent l’acquisition d’un ténement, pro-
venant de la famille Orlandini, où était située la chapelle de la
Madeleine. (Cochard, Guide du voyageur à Lyon.)
La montée des Épies ayant été ouverte en 1535, et le téne-
ment de la Madeleine étant situé au-dessus, on ne se rend pas
416 LE GOURGUILLON AU xIlIe SIÈCLE.
bien compte comment les religieuses pouvaient communiquer
de leur monastère vers la chapelle de la Madeleine. Au reste, il
parait que cet inconvénient ne leur permit pas de garder cette
propriété, puisque la chapelle avait disparu en 1731. Nivon, cha-
noine et infirmier de Saint-Irénée, dans son Voyage du saint
Calvaire (Lyon, 1731), ne la mentionne nullement ; cependant,
il fait une station à chacune des églises qui se trouvent sur son
passage, depuis les bords de la Saône jusqu'à Saint-lrénée , en
passant par le Gourguillon : Saint-Pierre-le-Vieux, les R.-P.-
Trinitaires, le Verbe-Incarné, les R.-P.- Minimes, les Ursulines-
de-Saint-Just, Saint-Just.
Clément V se montra très-favorable à l'égard des prétentions
de Philippe-le-Bel, et, par conséquent, de celles des habitants
de notre ville. 1] ne parait pas cependant qu'il ait eu le pouvoir
d'apaiser entièrement les troubles, car, en 1312, Pierre de
Savoie, archevêque de Lyon, revendiqua ce qu'il appelait ses
droits ; mais il fut obligé de se renfermer dans le château de
Pierre-Scize. Louis-le-Hutin, fils du roi, suivi d’une armée, mit
fin à cette équipée du prélat, en s’emparant, sans effusion de
sang, du cloître de Saint-Just qu’il fit démanteler. Enfin, intervint
un traité, en 1320, qui constata la souveraineté du roi de France,
et assura la durée du gouvernement consulaire de la ville de
Lyon. |
Beaucoup de gens ne comprendront certainement pas l'intérêt
que je prends aux vieilles rues, aux vieilles maisons, aux sou-
venirs du passé. Plusieurs même me trouveront probablement
très-ridicule ; je ne m'en étonnerai pas. Il y a dans les plaisirs
de l’imagination un charme inconnu de la plupart des hommes.
Ce charme ne consiste pas dans la simple vue de l’objet : il faut
absolument que l’esprit se mette de la partie. Celui qui monte-
rait sur le Palatin ou l’Aventin comme s’il faisait une promenade
à la Croix-Rousse, ne devra jamais aller à Rome. Dernierement,
un touriste me racontait qu’il y était resté une huitaine de jours,
et que deux journées lui auraient suffi pour la connaitre parfai-
tement. Son mépris pour l’illustre cité surpassait tout ce que l’on
peut imaginer, et il termina ses impressions de voyage par ce
LE GOURGUILLON AU XIHj® SIÈCLE. 417
trait : « Ces imbeciles de Romains ne savent que gratter la
terre pour trouver des morceaux de pierres cassées. » Je pense
qu’il voulait parler des magnifiques fouilles exécutées, par ordre
de l’administration, sur le forum , la voie Appienne et autres
lieux célèbres. En se mettant à son point de vue matérialiste,
il avait parfaitement raison. Je ne demandai aucune explication,
car, on le conçoit, nous ne pouvions pas nous comprendre : mon
interlocuteur m'aurait trouvé très-stupide, tandis qu'il me sem-
blait l'entendre proférer des paroles blasphématoires.
C'est pour moi un plaisir de faire voyager mon esprit dans le
passé. Quand je suis en présence d’illustres débris, je refais dans
ma tête les drames dont ils ont été les témoins ; j'évoque sur la
scène les acteurs de ces drames , je m'impressionne de leurs
passions, je cherche des leçons pour le présent, et elles manquent
rarement. °
Si je pouvais initier les hommes de loisirs au charme de ces
investigations locales et faire comprendre combien le culte des
souvenirs apporte de jouissances dans la pratique de la vie,
je croirais avoir rendu quelques services. Il est vrai que cet
enseignement refroidirait l'enthousiasme pour la ligne droite
et pour tout ce qui tient au progrès purement matériel ; mais
il contribuerait au progrès moral, en élevant l'intelligence, et
en attachant les hommes à leur pays. A tout âge, surtout
quand on n’est plus jeune, il n’y a de vraie satisfaction que
dans les occupations qui remplissent à la fois l'esprit et le
cœur,
Paul SAINT-OL1YE.
a
BIBLIOCRAP nié"
FaRLES par M. Alexis ROUSSET. — 1rs livraisons. — Lyon,
imprimerie de Fonville et Bonnaviat ; in-12, 4 vol.
La fable est de tous les genres le plus difficile et le plus facile
en mème temps; c'est celui qui souffre le moins la médiocrité.
Aussi avons-nous eu un grand nombre de fabulistes: On en
compte plus de trois cents, et cependant deux noms ont seuls
surnagé : La Fontaine et Florian, quoique ce dernier soit bien
loin de la vérité, du naturel et de l’humour de son modèle. Rien
n’est donc plus difficile que d'approcher du maitre inimitable.
A la suite d’un tel moissonneur, il ne reste que de rares et mai-
gres épis à glaner. Et le moyen de ne pas toucher à ce riche ger-
bier furtivement ou involontairement ? On croit être original, on
n’est qu'une copie; on croit être la voix, on n'est que l'écho.
Soyez donc neuf après cet esprit primesaulier où l'on retrouve
tout à la fois Rabelais, Montaigne et Molière. Qui donc pourra,
comme lui, donner la vie à tant de types divers, reflets de l’àme
humaine, appelés à vivre aussi longlemps que notre langue !
O Perette, ma sœur, avec tes rêves que chacun de nous refait
à sa guise! O bon Meunier, qui t'en vas cheminant avec ton
fils et ton âne, et qui te laisse remorquer par l'opinion d'autrui :
O Bucheron courbé sous le faix et appelant la mort... pour t'ai-
der à recharger ton fardeau! Et la Cigale, cette imprévoyante
prima dona de l'été, en quête chez la Fourmi, ce modèle de l'u-
sure, qui donne des conseils à défaut d'écus à qui n'a pas
d'hypothèques à offrir ! Et vous, tendres et chers compagnons,
modèle de l'amitié, couple heureux de pigeous, dont un aven-
tureux voyage vient alarmer la tendresse et détruire le bonheur !
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AL ET L'ANE EN VOYAGE.
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LE CHEY
BIBLIOGRAPHIE. 419
Vous encore, amis vrais, qu'on ne trouve qu'au Monomotapa ou
dans La Fontaine, et tant d’autres que j'omets à regret,
apprenez-nous vos immortelles leçons ? Délicieuses créations,
n’êtes-vous pas faites à notre image? Ne vivez-vous pas de
notre propre vie ?
Lyon a eu quelques poètes qui se sont exercés avec plus ou
moins de bonheur. dans la fable ; nous citerons MM. Jacques
Orsel, Coignet, Fleury Donzel, Mme Yemeniz.M. Mazelle, et,
dans ces derniers temps, M. l’abbé Villefranche.
M. Alexis Rousset complète cette liste. IL a publié, en 1848,
quatre premiers livres de fables, et un cinquième en 1852. Au-
jourd'hui il en fait paraître par livraisons une nouvelle édition
considérablement augmentée et ornée de 150 gravures ou litho-
graphies dues à des artistes de notre cité. Comme spécimens,
nous mettons sous les yeux de nos lecteurs trois eaux-fortes
où l’un de nos jeunes peintres, M. Louis Guy, a rendu avec
esprit et intelligence les poses et les mouvements des animaux,
comme l'aurait fait Granville. Ces gravures, destinées à de pro-
chaines livraisons, donneront une idée du talent et du goût
qu'ont mis les autres artistes à la composition des dessins de cet
ouvrage. C’est donc là une œuvre toute lyonnaise et par la forme
et par le fond, uue entreprise où la spéculation n'est pour rien,
et dont l’amour des lettres et des arts a fait tous les frais, et,
de plus, un livre de conscience et de morale
Dont la mère permettra la lectare à sa fille.
Nos sympathies sont donc tout d’abord acquises à l’auteur, un
de ces hommes, si rares aujourd’hui, qui se réfugient au sein de
l'étude et qui oublient le passé et le présent au milieu des rèves
de leur imagination. Conteur aimable, cœur honnête, âme
tendre, il se reflète tout entier dans la plupart de ses apologues, et
l'on pourrait faire de lui, à cette occasion, une étude biographique
en prenant tous les traits, toutes les teintes, tous les détails
psychologiques qu'il se complait à nous fournir çà et là sur lui-
mème : ce serait comme un portrait moral au daguerréotype.
Cherchons donc, à travers ses cinq premiers livres, le côté
humain et personnel de notre auteur. Tout d’abord, nous le
490 BIBLIOGRAPHIE.
voyons, comme il convient à un fabuliste pénétré de ses devoirs,
s’'indigner chaleureusement contre le chasseur barbare
Frappant d'un plomb mortel la volatile engeance.
Ou nous nous tromperions fort, ou M. Rousset a, l’un des
premiers, répondu à l’appel de la Société protectrice des ani-
maux; car partout, dans ses fables, il se complait à prendre
contre l’homme la défense des bêtes, ses acteurs à lui, auxquels
il prête généreusement son esprit et son cœur.
Puis, écoutez-le, dans les quelques vers que nous allons
transcrire, nous initier à ses passions et à ses goûts, passion de
bâtir, amour du bric-à-brac, goûts littéraires, et nous vanter le
charme de son foyer, les plaisirs de l'étude et les douceurs de
l'amitié :
Plaisir d’un cabinet d'étude,
Vous valez le bonheur des rois !
Assis dans mon fauteuil, en paix, sans lassitude,
J'entends là d’éloquentes voix;
J'écris... puis, dans un livre, admirable merveille,
Je butine ainsi qu’une abcille ;
Je fais mille rêves légers,
Et savourc des biens un peu trop mensongers,
Un peu trop prompts à disparaitre,
Mais qui, demain, pourront renaitre.
xx
Amour du bric-à-brac, que tu m'as fait de mal!
O fureur de bütir, autre amour infernal,
Tu proinetlais monts et merveilles,
Et tu ne m'as donné, pour prix d’un long espoir,
Que des ruines sans pareilles !
O bienfaisante économie,
Heureux qui te choisit pour guide et pour amic !
xxx
Ab! gardons-le toujours, ce bonheur que l’on goùte
Sous le toit paternel, au coin de son foyer ;
Evitons avec soin la dangercuse route
Menant à des grandeurs qui se font trop paycr ;
Sages, laborieux, ayons des goùts modestes ;
il est, au sein des arts, mille distractions ;
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L'ANE ET LE MEUNIER.
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Tu dors! Cest l'écorcheur qui va te réveiller
BIBLIOGRAPHIE. 491
Arrachons leurs secrets aux régions célestes :
Les goûts charment la vie ; on meurt des passions.
xxx
Amitié, tu charmes la vie.
Quand l’opulence m'est ravie,
Quand les glaces des ans me fixent au foyer,
Et que déjà la mort réclame son loyer,
Douce amitié, ta voix me soutient, me console,
Je renais avec ta parole.
Posséder un anni, voilà ae bonheur !
xxx
Heureux qui, bien obscur, sans souci des grandeurs,
Laborieux, exempt d'envie,
Demande à la raison le bunheur de sa vic !
IL n'use point ses jours en de vaines ardcurs ;
Jouir de peu, voilà sa règle et sa sagesse.
Le cœur libre, il jouit sans cesse :
C'est la voix d’un ami, c’est l'éclat d’un beau jour,
C'est le chant des oiscaux qui captivent son âme.
Il va faire à Flore sa cour,
Les bois, les champs, les cieux, tout lui plait, tout l’enflamme.
Vie obscure el cachée, ‘heureux qui te conserve :
. ÆXxx
L'homme a de nombreux ennemis :
Au premier rang doit être mis
L’eunui, qui trop souvent le ronge.
Qui pourra t'en sauver ? Les passions ? hélas !
Elles conduisent au trépas,
Et leur bonheur n'est qu'un mensonge.
Pour faire avec la vie un riant et long bail,
À qui s'adresser ?... Au travail.
Trx
O folle du logis, Imagination,
Viens me bercer de tes chimères :
Verse-moi la séduction
De tes promesses éphémères ;
Tes mensonges charment le cœur.
Bâtis-moi des palais, accorde-moi la gloire,
422 BIBLIOGRAPHIE.
L'amitié, l'uuour ; je veux croire
À tous ces rèves de bonheur.
XX
Helas : nous envions ces grands que la fortune
Semble avoir traités mieux que nous.
Nous croyons leur destin bien doux,
Et pourtant tout les importune :
Amuscments, travail, tout fait place à l'ennui ;
Ricn n'est plus assez vif ; le plaisir d'aujourd'hui :
Fatiguera demain et partira bien vite.
La fortune rend sybarite.
“xx
Promesses de l'amour, vous n'êtes que mensonge :
Ces biens que vous montrez, ces longs destins si purs
Se dissipent comme des songes.
L'amitié vaut bien mieux ; ses serments sont plus sûrs :
Elle est indulgente, elle est bonne :
Se trouve-t-on en faute, elle pleure et pardonne.
rx
Bonheur simple, plaisirs goûtés à peu de frais,
N'ètes-vous pas les plus solides ?
Que d’autres, aux désirs avides
Rèvent la gloire et les palais,
Les honneurs, les fêtes splendides ;
H me suffit à moi de quelques amis vrais ;
ll me suffit des champs, des bois, des fleurs, du rire,
D'un peu d'aisance et de repos, |
D'un esprit gai, d'un cœur dispos.
Mon cœur, avec ces biens, a tout ce qu'il désire.
Tel est notre aimable philosophe. Et si vous ajoutez à ce
portrait moral le portrait physique, l’un sera le complément
de l’autre. En effet, sous une couronne de cheveux blancs
avant l’âge et tombant en boucles le long de ses tempes s’en-
lève un front plein de sérénité, se dessine une physionomie
agréable, bienveillante et douce, éclairée par des yeux d’un bleu
tendre et par un sourire des plus fins. Bien qu'enfant de ce siècle
et d'une taille avantageuse, il a conservé la timidité du jeune
homme, et il laisse percer dans tous ses mouvements une exces-
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BIBLIOGRAPHIE. 423
sive modestie. Il y a tout à la fois chez lui de l'homme et de l’en-
fant. On sent, à travers sa causerie, le poète et l'artiste, mais
avec un esprit d'ordre et de précision qu'il doit à la régularité de
sa vie et à ses fonctions de comptable. Vous le connaissez main-
tenant. Qui ne voudrait en faire son ami, après avoir lu ses vers:
Comme il se laisse pénétrer à tout propos, et comme il y a plai-
sir à le suivre dans ses récits ! On voit le conteur tout en écou-
tant sa fable. Il v a du mouvement dans son dialogue, de la
grâce dans les détails, de la vérité dans la mise en scène
de ses personnages et l’action marche à son but.
Nous avons esquissé le double portrait de l’homme, montrons
le fabuliste. A l’œuvre on connait l'ouvrier. Qu'on le juge donc
sur les deux fables que nous prenons au hasard dans les lvrai-
sons parues. De celles-ci on aura la mesure des autres. Une
goutte suffit pour apprécier la bonté d’une liqueur :
L'HOMME ET LE LION.
Je vais louer l’homme une fois;
L'occasion en cest bien rare.
Je le peins tel que je le vois,
Je le vois trop souvent sot, injuste et barbare.
Fort doux est le lion lorsqu'il a bien dineé.
En paix avec toute la terre,
On l'a vu cependant quelquefois entraine
À montrer un peu de colère.
Un lion vit un homme ; il rugit, et, d'un bond,
ll <e trouva tout près du malheureux. Que faire
Contre un si terrible adversaire ?
L'effroi de l’homme fut profond :
I attendait la mort. — Je te ticns, misérable,
Dit le roi des déserts ; te faut-il terrasser ?
Un geste y suffirait ; mais tu vas confesser
Les torts de ta race exécrable.
Tu va proclamer sa laideur,
Ses vices, son orgucil, ses forfaits, sa faiblesse:
Tu vas avouer ta bassesse,
Et rendre hommage à ma grandeur.
BIBLIOGRAPHIE.
Ensuite nous verrons.., Peut-être
Agirai-je en généreux maitre. —-
— Je suis en ton pouvoir, dit l’homme, et franchement
Tu peux me déchirer, sans trop grande injustice.
Je doute fort qu'un homme en agit autrement.
Mets-moi done en lambeaux, si tel est ton caprice ;
Mais, lion, sois-en sûr, ma fausse humilité
N'outragera jamais pour toi la vérite.
L'homme est faible, sans doute, orgucilleux , plein de vices,
Je puis le confesser. En scras-tu plus grand ?
Il est barbare avec délices ;
Mais ton appétit dévorant
Ne fait-il point aussi de sanglants sacrifices ?
Ne connais-tu jamais la haine et la fureur ?
Tu vantes beaucoup ton courage,
Et, sans nier tes droits à ce noble avantage,
Le moindre serpent te fait peur.
Tu l'emportes sur nous par la force brutale ;
Tu sèmes partout la terreur ;
Mais quelle intelligence à la nôtre est cgale ?
Je suis en ton pouvoir, ayant été surpris;
Prévenu du danger, j'aurais su me défendre,
Et ton audace alors aurait reçu son prix...
Ce que l’homme a créé, te le faut-il apprendre ?
Nos arts et nos travaux remplissent l'univers,
Et l'on en parle même au fond de tes déserts;
De ces déserts ton seul refuge.
J'ai dit. Maintenant, sois ton juge. —
— Je devrais te punir... Non, ce serait affreux:
Ta voix a su trouver la véritable amorce
Qui séduit un cœur genéreux:
Bien noble est la fierté qui s'adresse à la force.
LE GROSEILLER ET LE NUAGE,
Un grosciller fort altéré
Vit enfin accourir la nue.
Et l'arbuste, tout éplore,
Salua sa bonne venue.
— Aimable nue, arrose-mai,
BIBLIOGRAPHIE. 425
Par pitic ; je me meurs sans toi. —
— Hélas ! répondit le nuage,
Le vent me pousse, et je ne puis,
Tout compätissant que je suis,
Faire aucun bien sur mon passage !
Adieu l'on m'entraine ! — Il sc tait.
L'arbuste, oubliant sa misère,
Lui cria : — merci du bienfait ;
Merci cent fois! je tiens pour fait
Le bien que tu voudrais me faire.—
,
Que ne pouvons-nous, citer encore l’Ane et le Chien, l’Ane
et le Meunier, le Villageois et ses deux fils, les Trois Frères
ou les Bienfaits de l'association, les deux Fermiers ! 1 nous
faudrait plus d'espace qu'il ne nous en reste. Nous préférons
transcrire les sentences et les moralités suivantes, qui; conden-
sées en un ou deux vers, resteront gravées dans la mémoire du
lecteur comme une utile leçon :
C’est doublement donner que donner sur-le-champ.
xx
Les dons trop attendus sont bien vite oubliés.
xxx
Ce qu'on exalte chez autrui
Ce sont les qualités qu’on croit avoir soi-même.
FFX
La voix par excellence est celle qui nous loue.
xxx
Le plus riche est celui qui désire le moins,
rx
Moins on a de désirs, moins on porte de chaines.
xxx
Qui se croit le plus tin est bien près d'être dupe.
xxx
Personne n'est content de ceux
Qui ne sont contents de personne.
LR.
Tel voit bien la couleur, qui voit mal la nuance.
Kxr
4926
BIBLIOGRAPHIE.
On. court après l'esprit, on saisit la sottise.
xxx
On poursuit le plaisir, on atteint la douleur.
‘ xxx
On poursuit le bonheur, on le touche, il s'envole.
xxx
La vanité ne perd jamais une occasion |
De se louanger elle-même.
xxx
Nous trouvons toujours fort aimables
Ceux qui semblent contents de nous.
xxx
I n'est guère de gens plus chiches de louanges
Que ceux qui n’en méritent point.
XYXr
Nous louons de bon cœur celui qui nous admire.
“xx
Le faite des grandeurs en est souvent le terme.
XX
Le remords est selon la vertu qui nous reste.
xxx
Pour qui pleure l’honneur, l'honneur n'est pas perdu.
xxx
L’avare entassant l'or croit posseder son bien,
Et c’est son bien qui le possède.
xxx
Parler un peu de soi, sans doute, cst bien permis :
On y trouve un plaisir extréme.
Pourtant malheur à qui parle trop de lui-même !
Il est bientôt à charge à ses meilleurs amis.
Fv+
Au fond de toutc opinion
N'est-il pas un peu d’égoisme ?
Le bien, le mal, vus au travers d'un prisme,
Suivant notre intérêt, changent souvent de nom.
BIBLIOGRAPHIE. 497
Nous voudrions bien faire connaitre plus à fond la valeur poé-
tique de notre fabuliste, le prendre corps à corps dans chacun
de ses apologues, et cette tâche nous l’accomplirons peut-être un
jour, dès que nous aurons entre les mains l’œuvre complète, les
quatre volumes qu'il nous promet. Pourtant, nous pourrions, dès
à présent, lui donner le conseil d’être a l’avenir plus sévère pour
lui-même, de supprimer quelques longueurs et quelques détails
parasites. Sans ces taches, résultat d’une excessive facilité ou
d'une trop grande complaisance paternelle, nous n’aurions que
des éloges à accorder à la partie littéraire de cette œuvre, comme
nous n'avons qu’à en louer la portée philosophique et morale.
Léon BoITEL.
Nous sommes bien en retard envers notre laborieux colla-
borateur, M. Joseph Bard, au point de vue bibliographique.
L'Algérie en 1854, itinéraire général de Tunis à Tanger, a paru
depuis quelque temps, fruit de trois voyages scientifiques de
M. Bard, en Tunisie, en Algérie et dans le Maroc. Nous en ren-
drons intessamment compte. |
Bourg-en-Bresse en 1854, par le même auteur, vient encore
de paraitre, publié et imprimé par M. Louis Perrin, qui en a
fait un chef- d'œuvre typographique. L'auteur et l’imprimeur se
sont compris et semblent avoir pris à tâche de faire , l’un par
son style, l’autre par son goût et sa verve artistique, un véritable
présent au public choisi du Lyonnais et de la Bresse.
Nécrologie.
CLAUDE-LOUIS GRANDPERRET.
Le 25 octobre 1854 un nombreux cortége des élèves des écoles
primaires de notre ville, le crêpe au bras, et un grand concours
de citoyens appartenant aux plus hautes classes de la société
lyonnaise se pressaient, rue Malesherbes, aux Brotteaux, devant
la demeure de Claude-Louis Grandperret. Il avait succombé le
23 aux atteintes d’une longue maladie. La ville de Lyon perd en
lui le conservateur de ses archives ; l’Académie, dont il fut
président et secrétaire général pendant plusieurs années, un de
ses membres les plus actifs ; la Société littéraire et la Société d’a-
griculture, un de leurs travailleurs assidus; l’Université, un deses
officiers les plus distingués ; la Société d'instruction élémentaire,
le plus dévoué de ses fondateurs ; l’enseignement publ, enfin,
un des hommes qui lui a donné le plus de gages et rendu le plus
de services. Claude -Louis Grandperret naquit à Gex en
1791. A dix-neuf ans, il était professeur de rhétorique au lycée
de Belley. Quelques années plus tard, licencié ès-lettres, il élevait
à Lyon un établissement particulier qui prit un grand développe-
ment et qui, par une décision ministérielle, fut érigé en institution
et autorisé à enseigner les belles lettres. Son nom 8e recommanda
bien vite à l’attentiomr du ministre. Aussi, lorsqu'il fut question
d'organiser,dans le département du Rhône, l'instruction primaire,
M. Grandperret en fut nommé l'inspecteur en 1835. Dans ses
nouvelles fonctions tout était à organiser.
En 1839 les archives municipales de la ville lui furent confiées.
Membre et secrétaire de l’Académie, il prit une large part aux
travaux de ce corps savant, et, comme rapporteur, à l'orga-
nisation de l’école de la Martinière, telle qu’elle existe aujour-
d'hui.
On a de lui plusieurs travaux, entre autres : Un Traité de
NÉCROLOGIE. . 429
Littérature, en deux volumes, qu’il composa à l’âge de vingt ans
et qui est parvenu à sa 23me édition; un Traité de Géographie,
en deux volumes, adopté par l’Université ; une Histoire de l'A-
cademie de Lyon, publiée dans les Mémoires de cette compagnie ;
enfin, en 1852, il publia, sous le titre de Lyon, et dans un format
portatif, un résumé fort intéressant de l'histoire de notre ville.
L'homme privé était à la hauteur de l’homme public. Par son
aménité et son caractère, il avait su se faire des amis dans tous
les rangs de la Société et sa mort a été un deuil pour plus d’une
famille lyonnaise. Son nom revit dans un fils qui occupe honora-
blement aujourd'hui le siége de substitut du procureur général.
Léon BoITEL.
JOSEPH FEUILLET.
La ville de Lyon vient de perdre un homme qui lui faisait
honneur et comme magistrat et comme savant.
M. Joseph Feuillet était lyonnais. Il avait exercé pendant
assez longtemps les fonctions d’avoué près le Tribunal de pre-
mière instance, et fut nommé, à la suite de la révolution de 1830,
juge-de-paix du 6° arrondissement de Lyon. Ainsi, il comptait
à l'instant de sa mort, 24 ans de magistrature.
M. Feuillet était un homme d’une grande modestie, de mœurs
douces et d'une instruction sérieuse. Ses études et ses goûts
J'entraïnaient particulièrement vers la philosophie et le théâtre,
et il avait, à ces deux points de vue, une érudition complète, Il
laisse un Traité inédit de philosophie qui eût formé un ouvrage
considérable, et beaucoup de travaux manuscrits sur le théâtre.
M. Feuillet avait acquis par son activité, par son assiduité
exemplaire, une véritable renommée dans les congrès scienti-
fiques. C’est là, plutôt qu'à Lyon, que se manifestait son
existence littéraire. Il était, envers ces sortes d’assemblées
inaugurées par M. de Caumont, d'un dévoûment sans bornes,
et les prenait au sérieux plus qu'aucun de ses collègues. Je ne
crois pas que, pendant toute sa carrière, il ait manqué une seule
430 . NÉCROLOGIE.
fois à ces rendez-vous scientifiques dans les principales villes
de France. Il y prenait une part considérable à leurs travaux,
était membre de presque toutes leurs commissions. Les sections
dans lesquelles il choisissait de préférence sa place, étaient
celles de philosophie et de médecine. Il était véritablement la
personnification des congrès scientifiques, et s’en exagérait l’im-
portance.— M. Feuillet, je le répète, avait une instruction com-
plète et sur un grand nombre de matières. Les comptes-rendus
des congrès scientifiques sont pleins de ées rapports, de ses
dissertations. Il aurait désiré qu'il parût à Lyon une revue
sédentaire des congrès scientifiques.
M. Joseph Feuillet était associé de l’Académie de Reims et de
plusieurs autres sociétés savantes. Il avait un grand mérite, celui
des intentions les plus civilisatrices et les plus nobles. Il faut
lui savoir gré aussi de son amour sincère pour la ville de Lyon,
à laquelle il rapportait toutes ses affections et qu'il honorait par
son caractère.
Comme magistrat, Joseph Feuillet sera difficilement remplacé.
H avait une grande rectitude d'idées, un jugement sûr, l'esprit
le plus conciliant : il était d’une admirable accessibilité, il réu-
nissait toutes les conditions d'indépendance, de bonté, de droi-
ture et d’intégrité nécessaires à l'exercice de la magistrature
populaire des juges-de-paix.
M. Feuillet était veuf depuis de longues années , et ne laisse
point de postérité. Il possédait à Collonges une petite maison de
campagne qui, avec l'étude, faisait tout son bonheur.
Joseph Feuillet mérite une place parmi les Lyonnais dignes
de mémoire.
Joseph Barp.
CORRESPONDANCE.
RÉPONSE DE M. JOSEPH BARD A LA LETTRE DE M. AUGUSTE
BERNARD AU SUJET DES NOMS LATINISÉS.
À Monsieur le Directeur de la REVUE Du LYONNAIS.
Lyon, le 6 novembre 1854.
Moxsiecur,
M. Auguste Bernard me fuit l'honneur de m'adresser , dans votre der-
nière livraison , à propos de noms latins de lieux, des observations dont le
besoin ne se faisait pas généralement et vivement sentir dans notre publie
lvonnais. Je comprends mal comment des hauteurs de la Capitale et de la
science qu'il occupe, ce docte écrivain a pu apercevoir l'horizon borné
tracé autour de nous par l'amour de la province. Ce sera, sans doute, dans
un moment où il cherchait une distraction, ou bien désirait rappeler son
nom à des lecteurs qui ne cessent de l'honorer ct ne l'oublient point.
Sans doute, beaucoup de noms de lieux n'ont pas ete latinises avant le
XVIe siecle, et beaucoup ont une origine purement gauloise. A ce dernier
point de vue, on a plus encore abusé qu'à celui des racines latines. Je con-
nais des hommes instruits qui, armés de leur Bullet et du dictionnaire de
Legonidec , trouvent dans tous les noms une origine celtique. L'effort de la
science dans ce cas n'est pas trés-méritoire ct trés-significatif.
Dans notre contrée si intimement pénétréc par l'élément antique, terre
de droit écrit, l’origine latine et le nom latin ont évidemment prevalu. Cette
observation est absolue,
Toutes les appellations latines que j'ai citées se trouvent tout au long dans
Garraud ct dans Courtépce, dans Guichenon qui les ont presque toutes pui-
sces dans les chartes et cartulaires des XI® et XII siècles. J1 faut avoir es
envie de conserver unc origine, pour ne pas voir dans les nombreux Vin-
celles et Vinzelles du territoire vinicole, la traduction non pas libre mais
servile de Vini celle.
M. Bernard nous parle d’un Roricum qui serait Saint-George-de-Rencins.
Où at-il pris ce Roricum, et que signifie Roricum ? Quel rapport y a-t-il
entre ce nom et Reneins ? H me paraït à moi plus naturel de le faire deriver
d'Arena, des sables qui couvrent le territoire de Saint-Georges, près de la
Saône. Le mot latin arena a été bien sensiblement altéré dans notre langue ;
ainsi il y a à Dijon le faubourg de Rènes, à Dôle, la ruc d’Arens, à Mar-
seille, le quartier d'Arenc , et tous ces noms se tirent indnbitablement
d'Arena.
Quant à la dénomination de Trévoux, elle semble venir ou des trois petits
vallons qui s'ouvrent derrière cette ville, ou des trois voultes (anses, cour-
bes) décrites par la Saône au pied des ravissants coteaux que vous con-
naissez, ou bien encore de très vie (trois voies).
En fait de noms latins, j'ai pour principe de ne rien inventer : je me
borne, en certains cas, à des interprétations plus ou moins contestables,
toutes consecicncicuses.
Agréez, Monsieur , la nouvelle assurance de mes sentiments de la veille,
du jour et du lendemain. Josern BARD.
CHRONIQUE.
SUPPLÉMENT À LA NOTE SUR LE JARDIN-DES-PLANTES.
Les travaux exécutés au Jardin-des-Plantes pour le compte de
la Compagnie des Eaux , ont mis au jour, du côté nord de la
colline , des voûtes et des murs romains qui devaient soutenir
les gradins de l’amphithéâtre. Ces derniers vestiges de notre
histoire gallo-romaine ont été détruits avec une promptitude et
une indifférence qui caractérisent les entreprises industrielles ;
de sorte que peu d'habitants de notre ville, de ceux qui attachent
quelque prix aux choses de l’antiquité, ont pu voir eux-mèmes
ces témoins irrécusables de l'existence de la naumachie.
Il y a quelque trois ou quatre ans, le jardin fut miné et purgé
de toutes ses pierres, qui servirent à macadamiser les allées.
Ces pierrailles se composaient de débris de granit, de gneiss, de
briques et de poteries romaines. A la mème époque, on trouva
sur la pente qui descend à la place Sathonay, une ruine formée
d’une maçonnerie faite avec les roches susdites, et stratifiée par
des lits de larges briques. Au lieu de la laisser subsister comme
soutien du terrain, ornement du jardin et souvenir du passé, on
la fit disparaitre impitoyablement.
On sait que les Romains ont, surtout dans nos contrées,
employé le gneiss fragmentaire pour l'intérieur de leurs mu-
railles , revètues ensuite d’un parement qui prenait la forme de
l'opus reliculatum , ou d'assises horizontales et régulières. On
ne nous a pas laissé entrer dans les travaux ; cependant il nous
a semblé de loin que le revètement des murs découverts se com-
posait de moellons placés horizontalement. S.-0.
Sn ce me
Aumé VinotTatnien, directeur-gérant.
ee. mme me © D
Re me —
LES DEUX VOYAGEURS
Ballade,
ENSEMBLF
Vive la Joyeuse Espagne
Au sol fertile, au ciel hleu.
La neige de la montagne
Rafraichit un air en feu.
Là, croit le palmier superbe,
La grenade, ici, fleurit ;
Les troupeaux dorment dans l'herbs
Près du taureau qui mugit.
PREMIER VOYAGEUR
#
J'aime ce beau pays aux vieilles cathédrales,
Aux châteaux grands et. fiers sur le haut des rochers.
J'aime à voir s'allonger les lointaines spirales
Des hantes tours et des clochers.
2
9
431 LES DEUX VOYAGEURS.
DEUXIÈME VOYAGEUR
Jaume les vieux récits de l'Arabe et du Maure
Contés par lois le soir au pied de Alhambra,
rt ces combats fameux dont se souvient encore
Le berger de la Sierra.
° ENSEMBLE
Vive la joyeuse Éspagne
Au sol fertile, au ciel bleu.
La neige de la montagne
Rafraichit un air en feu.
La, croit le palmier superbe, :
La grenade ici fleurit;
Les troupeaux dorment dans l'herbe
Près du taureau qui mugit.
PREMIER VOYAGEUR
J'aime à voir surles murs des pieux monastéres
Le travail incompris de magiques pinceaux ;
Et, pour plonger au fond de leurs secrets mystères,
J'aime à rèver sous les arceanx.
DEUXIÈME VOYAGEUR
Là bas, dans le vallon, passait l'Abencerrage,
La Sultane-des-fleurs dormait sous Ces lambnie ;
Ces échos répétaient la musique sauva£e
De la trompette des Zégnis.
ENSEMBLF.
Vive la Joyeuse Espagne
Au sol fertile, au ciel bleu.
La neige de la montagne
Rafraichit un air en feu.
La, croit le palmier superbe,
La grenade ic1 fleurit ;
Les troupeaux dorment dans l'herbe
Près du taureau qui mugit.
LES DEUX VOYAGEURS. 435
CREMIER VOYAGEUR
Pour acquérir de l'or et Ge la gloire
Je produirai les traits des Bienheureux.
DEUXIÈME VOYAGEUR
Et moi, des fous je tracer l'histoire ;
Comme autrefois ne sout-1l pas nombreux ?
PREMIER VOYAGEUR
De mes pinceaux jJ'ennoblirai l'usage ;
L'art a pour but d'éclairer l'umvers.
DEUXIÈME VOYAGEUR
Moi, je fera rire le sage
En lui présentant nos travers.
ENSEMBLE
Le monde s'ouvre devant moi;
(rloire et renom je lui demande.
Le but est loin, la course est grande,
Mais on a l'avenir pour sn.
PRFMIER VOYAGEUR
Le Roi verra mon talent et mon zéle ;
Des courtisans Je serai vénéré.
DEUXIÈME VOYAGEUR
A mon berceau Je suis fidele;
Dans la foule je resterar.
ENSEMBLF
Le monde s'ouvre devant moi ;
Gloire et renom je lui demande.
- Le but est loin, la course est grand,
Mais on a l'avenir pour sol.
DEUXIÈME VOYAGEUR.
Vous ètes Peintre et moi je suis Poëte;
Dieu bénisse notre avenir!
LES DEUX VOYAGEURS.
. PREMIER VOYAGEUR
Ma joie, à moi, serait complète
: Si nous devions nous réunir.
ENSEMBLE
Nous allons entrer dans la ville : :
Rendez-vous ici dans un an.
PREMIER VOYAGEUR
Moi, je suis natif de Séville.
DEUXIÈME VOYAGEUR
Moi, Seigneur, je suis Castillan.
PREMIER VOYAGEUR
Adieu !
DEUXIÈME VOYAGEUR
(loire à ta main savante!
PREMIER VOYAGEUR
Ecoute son premier bravo.
DEUXIÈME VOYAGEUR
On me nomme Michel Cervante.
PREMIFR VOYAGEUR
Moi, je m'appelle Murillo.
ENSEMRLE
Le monde s'ouvre devant moi;
Gloire et renom je lui demande ;
Le but est loin, la course est grande,
Mais on a l'avenir pour soi.
A. V.
CREATOR _ = - — « RARE DOMICILE 2C ODA
ÉTABLISSEMENT
LA COMMUNE A LYON.
L'auteur de cet article croirait faire injure au bon sens de
notre époque, s'il ne protestait contre la pensée de compro-
mettre les noms justement vénérés d'archevèque et de cha-
noines qui s’y trouvent nécessairement mêlés. Nos prélats et
nos prêtres n'ont plus d’autre privilége que celui de nous
éclairer de leurs lumières et de nous édifier par leurs vertus.
Le samedi après la saint Barnabé, c'est-à-dire le 15 juio
de l'an de grâce 1268, le beffroi de l'église de Saint-Nizier ap-
pelail aux armes tous les bourgeois de Lyon pour résister à
l'oppression des Comtes et revendiquer, par la force, des droits
depuis trop longlemps usurpés par la force. Dans tous les
quartiers de la ville, les compagnies se formaient aulour de
leurs bannières, sous le commandement de leurs capitaines,
et déjà les hommes les plus résolus s'étaient nortés rapide-
ment sur la tour du pont de la Saône. el s'étaient emparés de
ce seul passage par lequel il fût possible aux troupes des Com-
les de pénétrer dans la partie de la ville enfermée entre les
deux fleuves. C'était le commencement d'un drame sanglant
(1) L’arlicle que nous offrons aujourd'hui à nos lecteurs complète celui
que nous avons donné dans le numéro précédent : Le Gourguillon au XIIIe
siècle. Dans ce dernier , M. Saint-Olive écrivait plutôt comme antiquaire,
M. Grandperret envisage les faits uniquement comme historien. Les deux
écrits éclaircissent un des faits les plus intéressants des Annales de notre cité.
438 ÉTABLISSEMENT DE LA COMMUNE À LYON.
qui devait avoir plusieurs acles, dont le dénouement devait
tre l'indépendance de la cité gouvernée par des magistrats
élus par elle, et dont les suites devaient amener un haut de-
gré de prospérité industrielle pour les Lyonnais.
Mais ces résultats codtèrent bien du sang et des larmes, el
ceux qui les conquirent ne purent qu’en préparer la jouissance
à ceux qui vinrent après eux. .
Depuis plus de soixante ans, l'archevèque et le Chapitre de
Lyon, ayant acquis des Comtes de Forez les droits de souverai-
neté sur la ville, percevaient des impôts sur les denrées con-
sommées par le peuple avec une rigueur qui avail souvent
excité de violents murmures. Une transaction avait bien eu
lieu pour libérer les habitants de la perception de ces droits,
moyennant une somme de vingt mille sols lyonnais; mais le
Chapitre avait reçu l'argent et ses officiers continuaient leurs
exactions sur le peuple. | |
Outre cette cause permanente de mérontentement, il en
existait une autre d’une nature encore plus sérieuse. L'ar-
chevêque faisait rendre la juslice par son sénéchal, et les
chanoines, de leur côté, prétendant qu'une partie de la jus-
tice leur appartenait, avaient établi des juges indépendants
de ceux de l’archevéque.
Jl est impossible de décrire toutes les vexations sans nombre
et les désagréments continuels qu’entrainaient les conflits de
juridiction et l’avidité des officiers qui attiraient les mêmes
causes en même temps devant les deux tribunaux. Déjà les
habilants de Lyon avaient réclamé, les armes à la main,
en 1228, contre cet état de choses devenu intolérable, et la mé-
diation du duc de Bourgogne avait pu seule empêcher l'irri-
lation des esprits de se portier aux dernières extrémités. Un
traité conclu entre l’archevèque et les ciloyens, donnant à
peu près satisfaction aux justes réclamations de ceux-ci, avait
assoupi pour un temps l'explosion de leur mécontentement
ÉTABLISSEMENT DE LA COMMUNE A LYON. 439
en diminuant les vexations des officiers de l’église, el eu dou-
nant aux bourgeois certaines garanties dont ils voulaient bien
se contenter.
Quarante ans s'étaient à peine écoulés depuis cette époque,
mais les abus n'avaient pas cessé, et à mesure qu'on s'éloi-
gnait du lemps où Île peuple avait menact, on oubliait ses me-
naces et on en était revenu à le mépriser comme auparayant.
Cependant les bourgeois de Lyon, résolus de mettre défi-
nilivement nn lerme à cel état de choses, se disaient les uns
aux autres « que c'était grande honte que si noble cité se ren-
« dit sujelte à des prètres, desquels le métier est de dire
« leurs heures et de prier Dieu, sans se devoir mêler de la
république; » ils se ménagèrent l'appui des nobles de Bresse
et de Savoie pour le cas où l'on serait forcé d’en venir aux
mains. Ce cas ne tarda pas à se présenter ; car les chanoines {le
_ le siége archiépiscopal était alors vacant) inquiets des dispo-
sitions hosliles des bourgeois, avaient introduit dans leur clot-
tre bon nombre de nobles de leurs parents el amis. Les plus
violents d’entre eux répélaient aux autres « que des gentils—
« hommes de bonne maison et qui appartenaient à tant de
“ grands seigneurs, ne se devaient ainsi laisser amäâliner à
« des mercadants, et à celle vermine de populace, leurs su-
« jels ; que si ils se laissaient vaincre, cela leur redonderait à
« perpétuel déshonneur et reproche : qu'ils étaient procréés
« de tant de vaillants hommes, qu'ils ne devaient commettre
« si grande fante que de dégénérer; d'ailleursqu'ils ne devaient
« ainsi laisser perdre les droits ecclésiastiques qu'ils avaient
« juré de maintenir et garder, el que si leurs devanciers ne
« les eussent maintenus et défendus, eux n'en eussent point
« trouvé; que la nature d’un peuple est de soi humilier quand
« il est bien vexé et foulé, et de s'élever et enorgueillir,
quand le seigneur fait le doux et humain. »
Do tels discours que rapporte le bon historien Paradin, el
m
=
440 ÉTABLISSEMENT DE LA COMMUNE A LYON.
qu'ilappelle Sataniques produisirent leur effet, et les chanoines
confionts dans le nombre ct la valeur des hommes d'ermes
réunis autour d'eux, firent sommer les bourgeois de se sou-
mettre à leurs officiers, sous-peine d'être traités comme des
rebelles; el pour appuyer la menace d'effets immédiats, ils
Girent arrêter un bourgeois connu par l'énergie et la liberté
de ses discours et nommé Nicolas Amadoris.
Il n'en fallut pas davantage pour déterminer l'insurrection
générale, mettre en branle le beffroi de Saint-Nizier et ep-
peler loules les compagnies lyongaises sur le pont de le
Saône, déjà occupé par les leurs. On s'empare des portes et
des clefs de la ville ; on tend des chaînes dans les rues ; on
élève des barricades partout où l'on craint une surprise, et ces
précautions arrêtées, on s’enhardit à des exploits dignes d'un
mouvement aussi unanime. En peu d'instants les murailles
qui environnaient le cloître sont escaladées; les portes sont
enfoncées, et les maisons des chanoines sont occupées par les
vainqueurs. Le Chapitre avail fui dès le commencement de
l'action et s'était réfugié au cloître de Saint-Just, que sa posi-
lion et sa forle enceinte garnie de tours rendaient bien au-
trement formidable que le clottre de Saint-Jean. Les soldats
des chanoines qui avaient pu échapper au fer des citoyens
avaient fait également leur retraite sur Saint-Just,
Enkhardis par le succès el résolus d'en finir avec leurs mat-
tres, les citoyens se disposent à attaquer la citadelle de Saint-
Just. Ils monient avec intrépidité el dans le plus bel ordre
par la rue étroite et reide du Gourguillon, et débouchent sur
la place des Minimes où les geus du Chapitre les attendaient.
Le combat s'engage à l'instant, et malgré la vigoureuse ré-
sistance des gens d'armes, encouragés par la présence des
chanoines eux-mêmes, dont plusieurs se ballent aux premiers
rangs, la fougue impétlueuse des Lyonnais rejette dans la ci-
tadelle ceux qui avaient osé les atlendre au pied de ses
La
ÉTABLISSEMENT DE LA COMMUNE A LYON. 441
remparls. Mais là devait se borner le cours de leurs succès.
Que pouvait en effel le courage de tan! de braves gens con-
tre des portes de fer énormes et contre des murailles d’une
hauteur et d’une épaisseur extraordinaires ? C'était des ma-
chines de guerre qu'il fallait einployer, et on n'en avait
pas; c'était l'art des sièges qu'il fallait appliquer, et per-
sonne n’en avait la première idée à celle époque où tout l’a-
vanlage était pour l’assiégé qui, du haut de ses tours, n'avait
qu'à prendre son lemps et à choisir l'ennemi qu'il voulait
frapper. Aussi, après des efforts héroïques et superflus, il
fallat renoncer à l'entreprise jusqu’à ce qu’on eüt réuni des
moyens plus efficaces. Mais on resta matire des abords de ls
place, et, pour se garantir des sorties, on construisit rapide-
ment une espèce de forteresse sur l'emplacement qu'occupe
aujourd'hui l'institution du Verbe-Incarné, au haut de la
montée du Gourguillon.
Cependant les chanoines se préparaient à repousser les
citoyens dans la ville, et ils appelaient à leur secours tous leurs
vassaurx du Lyonnais, du Forez, du Beaujolais, de la Bresse,
pendant que leurs ennemis amoncelaient des échelles, des
engins, des béliers pour attaquer les murailles, et des ma-
tières inflammables pour répandre l’inceudie de tous côtés.
L'armée du Chapitre s'élevait, d'après les calculs sans doute
exagérés des historiens, à vingt mille hommes tant à pied
qu'à cheval, et une force pareille semblait devoir tout écra-
ser devant elle; mais les citoyens de leur côté n'avaient point
perdu de temps pour se meltre en élat de se maintenir et de
poursuivre leur entreprise ; ils avaient eu surtout lu sage peu-
sée de se donner un chef dans la personne de Humbert de la
Tour, chevalier rempli de Sravoure et d'expérience.
Il élait temps que les citoyens fussent organisés el en me-
sure de résisler à l'armée des chanoines, car déjà le fort du
449 ÉTABLISSEMENT DE DA COMMUNE A LYON.
Gourguillon avait élé enlevé et ses défenseurs passés su fl
de l'épée. |
On ue conçoil pas comment le Chapitre ne profila pas mieux
de cet avantage pour refouler sur-le-champ les bourgeois
dens la ville et reprendre ie eloître de St-Jean. Ceux-ci,
promplement revenus de la conslernation où les avait plongés
le désastre du Gourguillon, s'ébranlent sous le commande-
ment du seigneur de la Tour, montent à St-Just. reprennent
en passant le fort du Gourguillon, et pénètrent jusque sous
les remparts du clottre où ils trouvent rangée en bataille la
nombreuse armée des chanoines. Ils l’abordent sans hésiter ;
mais ils avaient affaire à une noblesse aguerrie et bien mieux
exercée qu'eux au maniement des armes. Aussi loute leur
vaillance ne put que balancer la victoire qui fat dispulée jus-
qu à la fin du jour, aver des chances diverses de succès el
avec un grand carnage de part et d'autre. Désespérant de
forcer cette armée, mais ne voulant pas abandonner leur en-
treprise, les citoyens prirent le parti de se retirer sur la col-
line de Foaurvières et de changer l'attaque en blocus.
Alors il y eut des pourparlers qui se terminèrent par le pro:
messe des deux partis de s'en rapporter à la décision du roi
de France, saint Louis et du légal du pape. Cette décision fut
rendue en 1269; elle ordonna la cessation des hostilités, l'é-
change des prisonniers faits de part:et d'antre, la démolition
des fortifications élevées pendant la guerre el la restitution
du cloître de Saint-Jean aux chanoïnes. Il y avait là quelque
salisfaction accordée au Chapitre ; mais le véritable uvantage
fal pour les citoyens, el en ce que le roi mit dans leurs mains
la justice temporelle, en ce qu'on leur: laissa la faculté de
s'assembler et de nommer eux-mêmes des magistrats chargés
de veiller aux intérêts de la communauté. De plas le légal
du pape leur donna l'absolution des censures qui avaient été
ÉTABLISSEMENT DE LA COMMUNE A LYON. 443
lancées contre eux dans un concile tenu à Belleville sous la
présidence de l’évêque d’Autun.
Mais cet étal de paix ne dura pas longtemps, et les cha
noines mécontents des condilions qu'on leur avail imposées
profitèrent de l'éloignement du saint roi, qui venait de s’em-
barquer pour la fatale expédition d'Afrique, et recommen-
cèrenmt les hostilités par l'attaque du fort du Gourguillon. Ils
le prirent une seconde fois el en massacrèrent encore la
garnison tout entière. Ils eurent ensuite la malheureuse
pensée d'envoyer leurs troupes sur la rive gauche de la
Saône, et de porter le fer et le feu dans tous les villages, de-
puis l& Croix-Rousse jusqu'à Neuville. Exaspérés à la vue
de ces horreurs, les ciloyens jurent d'en tirer une vengeance
éclatante. Les pennonages se rangent sous les ordres du
brave Humbert de la Tour et montent à Saint-Just avec leur
intrépidité ordinaire. Comme l'année précédente, ils repren-
nent le fort du Gourguillon et font subir aux soldats de l'é-
glise le sort qu'avaient éprouvé les leurs; ils mettent le feu
à tout le quartier voisin du cloître et, dans le premier en-
trainement de le fureur, ils massacrent tous les habitants
qui tombent entre leurs mains.
Ces terribles représailles ne firent qu'animer les chanoi-
nes à redoubler la dévastalion qu'ils étendaient sur les
campagnes des ciloyens el à livrer au fer de leurs soldats
tous les babitants des villages qui avaient échappé au pre-
mier carnage. C'élait une guerre atroce dans laquelle aucun
des deux partis ne pouvail prendre an avantage décisil
sur l'autre, les ellurts des citoyens venant nécessairement
échouer devant les murailles de St-Just, et les troupes de
chanoines élant incapables de faire reculer les impélueuses
compaguies de la ville. | | .
Deux mémorebles assauts furent donnés à la citadelle du
cloître, le premier vers le milicu du mois de juillet, et le
444 ÉTABLISSEMENT DE LA COMMUNE A LYON.
second cinq jours après. Les citoyens y déployèrent une éner-
gie et une audace admirables ; ils luërent bon nombre de
leurs ennemis, el même quelques-uns des chanoines; mais
ils firent des pertes douloureuses, et malheureusement sans
avantage pour leur cause. Il fallut recommencer le blocus.
Il est triste d’avoir à raconter qu'apercevant des hauteurs
de Fourvières les débris encore fumants de leurs maisons de
campagne, les ciloyens s'excilèrent à étendre de sembla-
bles actes de barbarie sur les terres de l’église.
Ils se portèrent rapidement à Écully, dont les habitants ef-
frayés se réfugièrent autour de leur curé, dans l'église, comme
dans un asile inviolable. Mais, que ne doit-on pas craindre,
même d'un peuple géntreux, quand il est emporté par une
aveugle colère ? Des matières inflammables, bois, paille, meu-
bles furent accumulés contre l'édifice; on y mit le feu, et
tout fut brûlé, tout ! Pas an de ces malheureux n’échappa.
. Après cel exploit déplorable, les citoyens coururent à Cou-
zon dont les habilants s'étaient enfuis sur les hauteurs voisines,
et en brdlèrent impitoyablement toutes les maisons. Ils frent
subir le même sort au village de Genay, sur la rive gauche de
la Saône, et revinrent, satisfaits de leur vengeance, se pré-
parer au nouvel assaut que Humbert de la Tour méditait de
donner à Saint-Just.
Le chef des Lyonnais espérait bien que cel assaut serait le
dernier, tant il avail réuni de moyens d’atlaque et de ma-
chines de guerre pour en assurer le succès. Il.se présenta
donc devant la citadelle avec un formidable appareil de man-
telels, de béliers et de pots à feu, et suivi de tousles habitants
capables de porter les armes. Il fil les approches avec plus de
précautions qu'aux assauts précédents, et il allaqua vigou-
reusement Jes fortifications sur trois points à la fois. Mais
(ous ses efforts el loute la bravoure des assaillants furent en-
core rendus inutiles par la vigueur de le défense. Les assiégés
ÉTABLISSEMENT DE LA COMMUNE A LYON. 445
étant parvenus à détruire les machines des assiégeants, ceux-
ci renoncèrent enfin à emporter Saint-Just de vive force. Mais
ils restèrent sous les armes et maîtres des posilions qui te-
naient la citadelle en respect.
Dès cetle époque les combats cessèrent, et les deux partis,
lassés de leurs pertes, montrèrent moins d’animosité l’un con-
tre l'autre. Un an après, les chanoines étaient rentrés dans
leur maison de Saint-Jean, et les ciloyens restaient tran-
quilles entre les deux fleuves ; mais ils avaient organisé leur
commune, elils en avaient confié l'administration à douze
cosseillers au lieu de cinquante qu'ils avaient choisis lors
des premières insurreclions.
L’archevêque et le Chapitre ne virent jamais de bon œil
ce gouvernement municipal ; mais ils n'osèrent plus le heur-
ter de front, et l'indépendance des citoyens fat établie de fait
jusqu’à ce qu'enfin elle le fût de droit, sous le règne de Phi
lippe-le-Long, par le traité passé entre les ciloyens et l’ar-
chevêque, Pierre de Savoie, avec le consentement du roi. Ce
traité, daté du château de Pierre-Scise, le 21 juin 1320,
reconnut les franchises et les priviléges des citoyens et cons-
tiltua définitivement la commune de Lyon.
Feu GRANDPERRET,
RE EE Eee SU DRE Nr DE en eee NN es RASE
LES ITE TETE CIE I RE EEE RSS
Pet
LA
DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT
SOUS FRANÇOIS 1
(SUITE ET FIN).
Toute relation avec la Porte se compliquant presque tou-
jours d’une négociation avec Venise, Palin se fit présenter
au sénat dans Îles premiers jours de janvier 1542. Malgré les
égards dont il fut l'objet, on resta sourd à sa voix lors-
qu'après avoir exposé les nombreux griefs du roi contre l'em-
pereur, il en vint à solliciter la participation directe de la Sei-
neurie dans la ligue qui se préparait ; le drogman Younis-Bey.
récemment accrédité à Venise par la sublime Porte n'eut pas
plus de succès, el Lout ce que purent oblenir les deux envoyés
se résuma dans une promesse de neutralité, circonstance qu'il
fallait considérer comme avantageuse en face des sympathies
que Charles-Quint s'était créées dans le sénat. Ces sympa-
thies ne tardérent pas, d'ailleurs, à se manifester ouverte-
ment à l’occasion d’un incident qui révéla le profond dépit
des Véniliens qui ne pouvaient voir sans une extrême dou
leur l'abaissement de leur pays résullant du dernier traité
avec la Porte. Une troupe d’aventuriers sous les ordres de
Beltramo-Sacha, avail , au mépris de la trève , surpris la
garnison autrichienne de Marano el arboré le drapeau fran-
çais. Ce voisinage inattendu d'une garnison française sur-
prit désagréablement le sénat, convaincu que plusieurs de ses
membres, amis ou parents des partisans du roi, avaient livré
le secret de ses délibéralions, résolut de sévir conlre eux et
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 44°
les fit poursuivre jusque dans le palais de l'ambassadeur
français où ils s'étaient réfugiés. La furia francese répon-
dit vaillamment à cette insolence et il fallut recourir à un siége
en règle el même à un assaut pour en avoir raison.
Une telle violation du droit des gens ne permellait plus à
l'évêque de Montpellier qui représentait la France à Venise
de rester à son poste, et Polin, de son côté , COMP-
lant bien s'en prévaloir pour faire réduire Venise à l'impuis-
sance, regagna Conslantinople.
A son arrivée, Polin trouva de grands changements dans
les esprits. C'est tout au plus s’il était encore question da
projet d'alliance avec François I autrement que pour en
parler comme d'une éhose suranuée, et le chef du divan lui-
même, l'eunuque Soliman était devenu un obstacle à cause
de son animosité contre Barberousse, dans laquelle il fut
entretenu par l'or el les intrigues de l'Espagne et de Ve-
nise (1). Cette siluation était d'autant plus désespérante qu'a-
près le désastre de Charles-Quint devant Alger, François Ier
qui avail mis le temps à profit pour se ménager le concours
des puissances du Nord, venait de déclarer ouvertement la
guerre. Cependant un fait pouvait laisser supposer que le
sullan ne parlageait pas les idées des ministres, c'était sa
présence à Andrinople en but d’äctiver les préparatifs d'une
expédition en Allemagne, conseillée par Polin pendant son pre-
mier séjour en Turquie, Décidé à en avoir le cœur net, Polin
prend le parti d'aller le trouver. Au moyen d’une forte
somme qu'il donne au capiaga, il obtient une audience se-
crèle; Soliman se montre affable, proteste de ses bonnes in
lenlions, mais ajoute que la saison est (rop avancée pour te-
(1) H montra plus tard à Polin des lettres du roi de Sicile qui Île sup-
pliaient de négocier une alliance entre l'empereur et le sultan, et Barbe.
rousse avouaque Venise lui avait fait offrir quarante mille ducats s’il par
venait à laisser la flotte à l'ancre pendant tout l'été.
443 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
nir la mer et que ce retard si regrettable ne peut être attri—
buë qu’au séjour trop prolongé de Polin à Venise. Toutefois,
ajoule-t-il, je suis disposé, pour le printemps prochain, à en-
voyer au roi mon allié, pour agir contre l'ennemi commun,
une flotic double de celle demandée.
L'indigne conduite de Venise valait ce nouveau désappoin-
tement à la France, et François 1°" en reçut avec un vif déplai-
sir la nouvelle qui lui fut apportée par le capilaine des ga-
lères, Décé. Privé pour cette année de la coopération des
_ Turcs, force lui fut de rappeler le dauphin et son armée qui
venaient d'échouer devant Perpignan.
Pendant ja suspension d'armes qui suivit, la diplomatie ne
resla pas inactive, el la convention de la diète de Nurem-
berg offrit à François le une nouvelle occasion de justifier
publiquement sa politique devant l’assemblée de l’Empire,
dont il eut la loyauté de constiluer les membres juges entre
lui et son adversaire. Polin, de son côté, travailla à recouvrer
son crédit auprès des pachas en faisant sonner bien haut la
promesse que lui avait faile le sultan. A force d'adresse, il
s'insinoa dans les bonnes grâces du gendre de Soliman,
Roustan-Pacha, qui l’invita à un dîner d'’apparat. Cette dé-
monstration lui ouvrit bientôt toutes les portes, et l’eunuque
lui-même laissant reposer sa haine contre Barberousse, en-
voya à Polin el aux officiers de l'ambassade des robes de drap
d'or, des vases d'argent el des chevaux. L'exemple devint
contagieux et la défection se mit de plus en plus dans le
camp des partisans de l'empereur. Le maître avail parlé.
et chacun tenait à Jui plaire; le baron de la Garde était
triomphant.
Enfin, le printemps de l’année 1543 arriva, et Solimao, fi-
dèle à sa parole, s'’avança d'un côté contre Vienne avec des
forces considérables, tandis que de l'autre il mit à la dispo-
silion de François Ie" une flotte commandée par Barbe-
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 449
rousse el destinée à combiner ses opérations avec celles de
notre escadre dans la Méditerrante. À ce sujet, il écrivit
au roi: « J'ai livré à Polin, par fratcrnelle libéralité, une
armée marine de telle qualité et quantité que vous l'avez
demandée, et très-bien équipée de toutes choses. Il est
aussi commandé à l'amiral Barberousse qu’il obéisse aux
conseils d'icelui el conséquemment qu'ils mènent la guerre
contre les ennemis à notre vouloir. Pour votre égard vous
fairez le devoir d'ami si les navires sont ramenés à Constan-
tinople après que les affaires seront heureusement accomplies.
Au demeurant, loules choses adviendront prospérement selon
votre vouloir et Île mien, si vons prenez soigneusement garde
que le roi Charles d'Espagne ne vous trompe de rechcf sous
mention de paix, car vous l'aurez très-équitable avec lui
après que vous aurez brulé ses pays jusque là gardés de toute
misère de guerre. »
Polin, au comble de ses désirs, confie les affaires de l’am-
bassade avec le titre de résident près de la Porte-Oflomane
à Gabriel d’Aramont, que nous verrons revenir plus tard en
qualité d’ambassadeur, puis s’embarqua sur un des vaisseaux
de la flotte aux mouvements de laquelle il devait présider,
puisque conformément aux ordres du sullan, Barberousse
était tenu de ne se gouverner que par ses conseils.
Gabriel d’'Aramont n'avait qu’à recueillir le fruit des tra-
vaux de son prédécesseur. On sail déjà qu'en l'absence du
sultan ce n’était point à Constantinople que se frailaient les
questions politiques et la mission du résident se trouvait pour
ainsi dire circonscrile dans Je cercle des intérêls journaliers
du commerce; c'était plus loin, sur la scène active des ar-
mées que se passaient les grands événements et c'est là que
nous allons suivre l'ambassadeur du roi de France près la
Porte-Ottomane.
Sortie du Bosphore le 20 mai 1543, la flotte employa le
29
450 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
mois de juin à faire acte de présence hostile sur les côtes de
Naples. La ville de Reggio succomba la première, et, malgré
les plus vives instances, Polin ne réussit pas à lui épargner
les horreurs de l'incendie. Tout ce qu'il fut possible d’obte-
nir de Barberousse, se réduisit à une capitulation accordée
au gouverneur espagnol dont ls fille alla peupler le harem
du vainqueur. De là, an se présenta devant Ostie. Les sujets
du pape élaient si effrayés de voir les Ollomans sur leur terri-
loire, qu'ils se disposaient déjà à abandonner les villes et à se
réfugier dans les montagnes, lorsque Polin les rassura par la
Ictire suivante écrite au légat Rodolphe : « L'armée marine
que Soliman envoye pour la déffense de la France, sous la con-
duite de Barberousse, a charge de m'obeyr de telle sorte
qu'elle ne nuyra à nul qu'a noz eonemis, par quoy faictes
publier aux Romains et à tous autres habitants l’'Orée de la
seigneurie papale qu'ils ne craignent rien d'ennemi de nous,
car jamais les Turcs n’enfreindroient la foi que leur sondan
m a donnée (rès-manifestement, et tentez aussi pour certain
que le roy de France n'a rien de plus cher que voir l'éclat
de Rome non seulement sain et sauf, mais encore très flo-
rissant et pour Lout déffendu contre toute injure des impié-
teux. » La lerreur s’apaisa devant celte déclaration et fit
place à une confiance telle que les habitants accouraient à
bord des navires pour vendre leurs denrées que du reste on
avail grand soin de payer scrupuleusement.
Enfin, vers les premiers jours de juillet la flotte vint
mouiller devant Marseille dont la population subissait le dé-
couragement générel amené par les mauvaises nouvelles
d'Allemagne. On se demandait si ce secours n'était pas trop
tardif et s’il n'allait pas ajouter de nouvelles difficultés à
une situation déjà fort critique, Assigner ua emploi utile aux
forces otlomanes devenait impossible en ce moment par suite
de la concentration, sur un autre point, des préoccupations
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 451
de la défense el cependant condamner à l’inaction des alliés
aussi susceptibles, ne laissait pas que d'engendrer des pé-
rils qu’il importait de conjurer. Un mois élail à peine écoulé
que déjà Barberousse se plaignait de n'être que le jouet du
capitaine Polin : - Je n'ai pas pris la mer, disait-il, pour me
perdre de réputalion, et donner prise à une accusation de |4-
cheté en restant tout l'été dans le port de Marseille sans
faire la moindre expédition. »
Telles n'étaient pas non plus les conséquences que Polin
avait allendu de ses efforts. Désespéré des récriminations
de l'amiral, interprète en cela de toute l’armée ottomane,
il se rendil en toute hâte près du roi pour le supplier de
donner salisfaction aux Turcs en les employant, coûte que
coûte, dans une entreprise quelconque. Une mesure an-
térieure fournit à François I" le moyen de se ürer d'em-
barras. Avant l’arrivée des Turcs, mais en prévision de l’ex-
pédition qui devait s’accomplir avec le coopération de la
Porte, le duc d'Enghien avait été investi du commande-
ment des armées de terre el de mer. Ge prince, impatient d’i-
naugurer sa nouvelle charge et faligué d'attendre les alliés
occupés sur les côles de Sicile, avait Lenté contre Nice, ville
du duc de Savoie, une allaque que l'apparition de la flotte
de Doria avait fait échouer et qui n'avait eu d'autre résultal
que la mort du brave Magdalon, frère du baron de Saint-
Blancart. Ce fut à réparer cet échec que François I‘ résolut
d'utiliser l’activité beHiqueuse de Barberousse, et Polin revint
avec l’ordre de diriger sans retard la flotte sur Nice. Pour lu
première fois on allait voir les lis et le croissant naviguer de
conserve et combattre pour la même cause.
On leva l'ancre et, dès le 10 août, la place était investie ; un
mois après elle capitulait. Afin de lui éviter le sort de Reggio
que la fureur ottomane rendait inévitable, Polin ordonna le
rembarquemeut des Turcs, mais lui-même vit ses jours me-
452 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
nacés par le mécontentement général que cette mesure excita
chez les janissaires trompés dans leurs espérances de viol et
de pillage. D'un autre côté, Barberousse, piqué d’une mé-
fiance que, selon lui, rien ne justifiait, ne prit plus la
peine de dissimuler son dépit, el se répandit en invectives
contre les Français, seuls admis dans la place. Cet incident
avail semé la jalousie entre les deux armées et l’on pouvait
prévoir que la colère des alliés éclaterait à la première occa-
sion. La citadelle, situte au sommet d'un roc inattaquable à
la mine et au canon, tenait encore; cependant le succès n'était
point douteux lorsque les munitions vinrent à manquer au
camp français. Dans cette perplexité on s’'edresse à Barbe-
rousse qui pouvait seul en fournir, maïs le lier musulman
s'irrile à celte demande, reproche avec dédain aux Français
d'avoir pris à leur bord plus de vin que de poudre et de vou-
loir l’exposer à se priver, faute de munitions, du service de
son artillerie; puis il réunit en Divan tous les officiers de sa
flotte et agite la question du retour à Constantinople. Le duc
d’'Enghein qui jouissait de quelque inflaence sur ce fougueux
vieillard, lui représenta qu'une telle détermination en pré-
sence de l'ennemi, serait préjudicisble à la gloire du sultan
au moins autant qu'aux intérêts du roi de France, et Polin,
de son côté, pour conjurer ce nouvel orage, eut recours à un
procédé qui lui avail souvent réussi : il fit au nom du roi de
nombreuses promesses aux pachas el aux officiers. La con-
corde se rétablit et le siège reprit son cours.
Peu de jours après, l’armée espagnole accourue au secours
de Nice, fit décider la retraile qui n'eut pas lieu sans de nou-
veaux embarras. Les Français n'avaient usé de leur séjour
dans la ville qu'avec la plus grande modération, mais quand
il s’agit de rembarquer le matériel de siége (1), on dut re-
(1) Après la levée du siège, le marquis du Guast visitait Nice ct s'émer-
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 453
courir à l’aide des janissaires qui une fois à terre franchi-
rent les murs et ruinèrent par le meurtre, le viol et l’incen—
die une cité que la magnanimité française avait respectée.
André Doria qui appuyait avec sa flotte les mouvements
de l’armée espagnole et pontificale avait ieté l’ancre dans une
position qui le livrail à notre merci ; Polin n'eut pas mieux
demandé que de prendre une aussi belle revanche, mais,
malgré les supplications, Barberousse passa sans tirer un
coup de canon et revint aux mouillages de Cannes et d'An-
tibes.
Malgré ce désaccord, François 1‘ lenail trop à conserver
l'avantage moral que lui donnait la présence des forces otlo—
manes pour s'en dessaisir, el, comme preuve de sa bonne foi
et de sa confiance, il fil proposer à Barberousse de lui livrer .
le port et la ville de Toulon pour y prendre ses quartiers.
Après qu'on en eut expulsé les habitants (1), les Turcs fu-
veillait devant les travaux des Turcs. Il avouait qu'en fait d'artillerie les
barbares étaient bien supérieurs aux autres nations.
(1) On a reproché à Francois Ier l'expulsion des habitants de Toulon,
mais il est notoire que ce prince s'en était rapporté au gouverneur, qui
donna lui-même l’ordre d'évacuation, sur l'observation des consuls de la
ville, on n'’exigea que l'éloignement des femmes et des enfants par mesure
de prudence, et plus tard le roi prit à cœur d'indemniser les habitants,
comme on peut le voir par la pièce suivante : « Françoys, par la grâce de
Dicu, roy de France, comte de Provence, Forcalquier et terres adjacentes,
ctc. Nos chers et bien amez les manans et habitans de nostre ville de
Thollon nous ont faict dire et remonstrer que ladicte ville est située sur le
bord de la mer et environnée d'un costé de haulles montagnes, au moyen
de quoy le pays des environs est si stérile et de si peu de rapport, que se-
raict impossible auxdits habitans culx nourrir et alimenter n'ctoyt le
train et trafique de marchandises qu'ils font ordinairement en laditte ville,
du proufict desquels lesdits habitans suppliants vont achcpter en aultres
lieux plus commodes du dict pays, les vivres qui sont nécessaires, tant pour
cela comme pour le rafraichissement de plusieurs de nos vaisseaulx qui sc
retirent souventes fois au port dudict Thollon. El pour ce que pour hy-
454 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
rent répartis dans les maisons de la ville et des environs;
chaque pacha en avait ane entière pour lai, ses serviteurs et
ses esclaves, personnel qui se composail ordinairement des
deux sexes. On érigea une mosquée qui depaïs est deve-
nue l’église de St-Jean. |
Les Ottomans, placés ainsi sous la main du roi, semblaient
une menace suspendue sur l’Europe , et Charles-Quaint en
prit occasion de faire déclarer la guerre à la France et à la
Turquie par les états d'Allemagne assemblés à Spire. A
force de montrer le Turc prêt à envahir la Hongrie et à por-
ter les armes dans le centre de l'Allemagne à la sollicitalion
de François Ie", il rendit ce dernier si odieux que la dièle
refusa d'écouter ses ambassadeurs, le déclara ennemi de
l'empire et décida une levée de vingt mille hommes pour lui
faire la guerre. Un mémoire justificatif présenté à la diète
par le cardinal du Bellay, ambassadeur de François Îe', n'eut
pas même la faveur d'être écouté.
_Contraint alors de s'en rapporter au sort des armes, Îe roi
répondit aux menaces par la victoire de Cérisoles. Celle
heureuse circonstance, en relevant le courage de ses troupes,
vint à propos lui permettre de congédier la flotte turque qui
reprit la route de Constantinople au mois de mars 1544.
après un séjour de plas de six mois à Toulon. Il devenait
d'ailleurs urgent de se débarrasser de cet appui rendu com-
verner et loger l’armée du Levant en ladite ville et port de Thollon, nous
en avons faict déloger tous lesdits habitans, leurs femmes ct leurs enfans et
iceux contraints d'abandonner leurs propres maisons et demeures, Jeur
ôtant par ce moyen toute occasion de continuer le dict trafique de mar-
chandises, avons affranchi iceulx suppliants en fait de contribution et
des tailles et cc jusques au temps et terme de dix ans senssuyvant consé-
cutifs. Donné à Eschou, le onzième jour de décembre l'an de grâce soxuin.
et de notre règne le xxrxe. — Signé FRANCOIS. — Par le rov, de l'Aubes-
pine. »
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 455
promettant par la conduite des Tures et qui, d’ailleurs, pré-
senté aux populations par les ennemis de la France sous les
couleurs les plus odieuses commençait à soulever l'opinion
publique. Quant à Polin, on récompensa ses services par le
litre de lieutenent-général des galères (1).
Maigré l'or distribué à profusion, malgré toutes les formes
qu'on avail mises au renvoi des Turcs, il élail à craindre que
Barberousse, déjà si susceptible, ne trouvat le procédé inju-
rieux ou {out au moins n'accusât notre politique de légéreté,
afin d'éviter les effets qu'aurait pu produire cette opinion
sur l'esprit du sultan. Le roi lui sdressa une ambassade que
relevaient la dignité et l'importance du personnage appelé
à la remplir. Léon Sirozzi, prieur de Capoue et marin célèbre
qui avait succédé à Saint-Blancart dans le commandement
des galères de France, fut chargé d'escorter la flotte turque
avec nne escadre el de faire agréer à la Porte les raisons po-
litiques qui avaient fait agir son souverain. Chemin faisant,
il eut la douleur d'assister, sans pouvoir s’y opposer, à la
vengeance des Turcs qui pillèrent les côtes de Calabre et
emmenèrent dix mille captifs. D'autres déceptions l’atten-
daient à Constantinople. Malgré sa positon éminente, il ne
reçut qu'un accueil glacial et le Divan ne lui laissa pas igno-
rer que la France n’était plus considérée que comme une
alliée toujours prête à échapper. Désespéré de l’insuccès de
sa mission, Strozzi quitta l'escadre et s'en revint par terre en
traversant l'Allemagne.
Le traité de Crespy, signé le 18 septembre 1544, avait
ouvert une nouvelle ère pacifique entre François 1°’ et Char-
(1) Nomnié le 23 avril 1544, lieuteuant-séneral des galères, le baron
de la Garde sc signala dans plusieurs combats contre les Anglais et les Es-
pagnols. En 1555, ayant surpris, à la côte de Gênes, un tronsport de cinq
mille Espagnols destinés pour le royaume de Naples, il coula plusieurs ga-
lères et fit un grand nombre de prisonniers.
456 LA DIPLOMATIE FRANÇAISÉ EN ORIENT.
les-Quint. La clause par laquelle le roi s'était obligé à fournir
à l’empereur, en cas de guerre contre le Turc, six cents
hommes d'armes et vingt mille hommes d'infanterie payés
pour six années, semblait presque une trahison, mais Fran-
çois Ler, forcé de l’accepter, ne l'avait fait qu'en se promettant
de mettre (out en œuvre pour la rendre illusoire. Son désir
d'amener une pair générale élail si vif el si sincère, qu'il
s'empressa d'intervenir auprès du sullan en faveur de son
allié. Ce soin fut confié à Jean de Montluc, déjà chargé de
rassurer la seigneurie de Venise sur les intentions du roi.
Ses instructions portaient qu’il eût à s'entendre à Constanti-
nople avec Girard de Velwich que Charles-Quint envoyail
de son côté pour le même objet. La négocialion se suivait
avec chances de réussite, lorsqu'elle fut troublée par la pré-
sence d'un ambassadeur de Ferdinand d'Autriche, de-
mandant que son maître fut compris dans le traité. D'un
autre côlé, Gabriel d'Aramont, chorgé d'affaires depuis le
départ de Polin, ne prêtait qu'un concours (rès-réservé à
Montluc, par lequel il se voyait supplanté.Celui-ci, d'ailleurs,
compromeltait les intérêts du roi par ses indiscrétions el peut-
être même par une sorte de faiblesse pour la cause de Char-
les-Quint ; aussi dut-il céder à la fin et laisser prendre à son
collègue la haute main dans les négociations. D'Aremont
profita habilement des craintes que faisaient concevoir au sul-
Lant les dissentions intestines survenues lout à coup dans son
empire, el fit valoir les avantages d'une paix conclue par l'en-
tremise de François [‘", comme une compensation aux griefs
qu'avait occasionnés le renvoi de la flotte. Une trève de
de cinq mois entre les parties belligérantes couronna d’abord
ses efforts, et, enfin, le 10 décembre 1545, on signa à Andri-
nople un armistice de dix-huit mois pendant lequel Charles
* et Ferdinand devaient envoyer des ambassadeurs avec pleins
pouvoirs de (raiter sur des bases définitives.
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 457
Le scandale des débats de Montluc avec son collègue avait
trop compromis la dignité de la France pour qu'il reçut un
bon accueil à son relour, cependant le roi, après lui avoir
fait de graves reproches sur sa vanité et son oslentation,
causes premières de lout le, mal, daigna lui pardonner en
considération des démarches au moyen desquelles il avait fait
recouvrer la liberté à un grand nombre de nos compatriotes
que Barberousse tenait depuis vingt ans en esclavage sur les
galères.
Tant que François 1°" eut à s'occuper d'Henri VIII, roi
d'Angleterre, nos relations avec la Porte restèrent fort négli-
gées. L'événement le plus important fut la négociation d’un
emprunt de rois cent mille ducats qui n'eut pas lieu comme
on pouvait bien s’y attendre, mais en compensation duquel on
nous accorda l'autorisation de tirer d'Alexandrie une certaine
-_ quantité de salpètre. La cour laissait d’Aramont sans dépèches
el complétement inactif. Attribuant cet abandon aux mauvais
offices de Montluc, il résolut de venir lui-même se défendre et
cn même temps s'éclairer sur les nouvelles intentions du sou-
verain. Îl partit au mois de mai 1546.
Après le départ de M. d'Aramont, Jacques de Cambray,
chancelier de l’église métropolitaine et de l’université de
Bourges, élail resté à Constantinople comme chargé d'affai-
res. Il lui était spécialement recommandé de contrecarrer les
démarches de l’habile Girard de Velwic que d’Aramont avait
rencontré à Ratas-Basar, se rendant par ordre de Charles-
Quint auprès du sultan en vertu de l'armistice d'Andrinople,
car François I°", débarrassé de ses guerres avec l'Angleterre,
reprenail ses projels de résistance contre l'empereur que ses
succès en Allemagne rendaient chaque jour plus ambitieux.
Mais, cette fois, les instincts belliqueux de la Porte avaient
fait place à des idées plus pacifiques. Tourmenté d’un côté
par les discordes qui menacaient d’éclater à l’intérieur, et de
LS
458 LA DIPLONATIE FRANÇAISE BEN ORIENT.
l'autre par la rupture devenue imminente avec la Perse qui
favorisait son fils rebelle Moustapha, le sultan se tenait sur
la défensive et montrait une hésilation que la mort de Bar-
beronsse, survenue le & juillet 1546, ne fit que rendre plus
formelle. La leltre par laquelle Jacques de Cambray rend
compte de cet événement au roi mérite d'être rapportée :
« Sire, je ne veux obmeltre de vous faire entendre comme le
sieur Barberousse après avoir êté malade d’un flux de ventre
de quinze ou vingt jours, est mort ce jourd’huy, de quoi
votre majesté ne doit avoir trop grand déplaisir, car, à ka vé-
rilé, je n'ei veu homme par deça plus contraire à tout ce qui
touchoit votre service que luy, à tout le moins depuis que j'y
suis, el je ne puis penser qu'il ne soil autre cause que le bon
traitement qui lui fut fait en Provence ; lequel au lieu de le
reconnoistre, a fait depuis les plus meschants offices qu'il a
peu, et croy que s’il eust peu davantsge, qu'il l'enst faict :
toutefois Dieu y a pourveu. Je ne scay si V. M. faisoit quel-
que dessein sur Alger pour attirer son fils à sa dévotion,
lequel, à mon jugement, esl assez facile à gaigner, n'ayant
plus espérance, selon que je puis comprendre, de revenir en
ce lieu ; aussi ledit Barberousse, par son testament, ne luy
laisse rien du bien qu il avoit par doça, mais le donne, par-
lie au Grand-Seigneur, et partie à un sien nepven; il me
doute bien que l'empereur ne manquera pas, si V. M. ne le
fait pratiquer, de faire tous ses efforts pour l'attirer à soi,
pour s'assurer de l’ennuy que luy a accoustumé de luy don-
ner. Au Jieu et charge du dict Barberousse doibt succéder
à lui un nommé Gallerays (sala-rays), qui estoit le principal
après luy dans l’armée et comme son lieutenant; toutefois,
ce ne sera jamais une {elle aucthorité qu'avoit le diet Barbe-
rousse , laquelle esloit si suspecte au Grand-Seigneur , que
l'on pense qu'il sera bien content d’estre hors de peine ; el
pour ce que j'espère, selon l'occurrence des négoces par pré-
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 499
sence ou par lelires, vous donner de bref plus particulière
information de loules choses, il me semble ne vous devoir faire
plus longue la présente, priant Dieu qu'il vous ait en sa
sainte et digne garde. De Pera lez Constantinople, le & juillet
1546. » |
Charles-Quint, ravi d'une circonstance aussi inespérée qui
semblait de nature à modifier les vues du conseil, pressait
son ministre d'en profiter pour conclure une trève de trois
ans. Mais Soliman prêtait plutôt l'oreille aux inspirations de
M. de Cambray qui employait (ous. ses efforts pour faire
ajourner la réponse aur demandes de Velwic jusqu’à ce que
un ambassadeur en titre vint faire connattre les nouvelles
intentions de la cour de France. L'arrivée de M. de Codi-
gnac le servit à point. Ce diplomate, parti en courrier, ap-
portait des lettres pour les principaux personnages du gou-
vernemenñt turc el annonçait la nomination de M. d'Aramont
au posie d'ambassadeur. À cette nouvelle, un revirement
complet s’opéra dans le Divan, toujours soumis aax oscilla-
tions d'une politique vénale. Si l'or de Charles-Qaint avait
prudemment gagné les pachas à sa cause. la libéralité fran-
çaise se présentait à son (our comme une nouvelle mine à
exploiler et ces hommes, devoués en apparence à celui qui
avait payé leurs sympathies, se tournaient contre lui dès
qu'un souverain plus généreux laissait cspérer de nouveaux
dons à ceux qui souliendraient ses intérêts. Tel était alors le
‘seul mobile des hommes d’Etat de la Turquie dans toutes les
phases de la vie publique. Loin d’en accuser le brave et géné-
reux Soliman, on doit reconnaître à la louange de ce prince,
qu'il gémissait de la cupidité de ses sujets, vice qui arrêla
pendant plusieurs siècles les hautes destinées que les sultans
voulurent donner à leur nation. Dans la circonslance qui
nous occupe, celle cupidilé ottomane servit à tel point nos
intérêts que M. de Cambray reçut du divan une promesse
460 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT.
ainsi formulée : « Si la Turquie traite jamais avec Charles-
Quint, elle ne prendra conseil que de son épée et du roi de
France. »
Gabriel d’Aramont, conseiller et maître d'hôtel du roi,
éprouvé par sa récente mission el d'ailleurs fort avant dans
l'estime de François Ier dont il comprenait la haute pensée,
était l’homme le plus propre à diriger les affaires de la
France en Orient el à maintenir la Porte dans ses dispositions
bienveïllantes. Il fut nommé ambassadeur au mois de dècem-
bre 1546, Le cardinal de Tournon qui dirigeait alors les af--
faires extérieures, voulut donner à cette ambassade un éclat
iousité el, pour mieux en relever l'importance, le fit participer
du double caractère d'une mission politique et d'une explora-
tion scientifique et littéraire. A part les modestes tentatives
dont nous avons déjà parlé, c’est le premier exemple d'une
manifestation de ce genre, imitée depuis par tous les souve-
rains qui se sont succédé sur le trône de France. il appar-
tenait au monarque restaurateur des lettres de prendre l'ini-
tiative d’une telle innovation, et dans ce but on adjoignit à
l'ambassade trois savants: Pierre Gilles d'Ailby (1), Pierre
Bélon du Mans (2) et le baron de Fumel, chargés de recueil-
(1) Pierre Gilles (Petrus Gillius), né à Alby en 1490, savant medecin,
était charge de continuer les recherches de Postel et de recueillir des ma-
nuserits. Il compila pendant son séjour en Orient deux traités intitules :
l'un de Topographia Constantinopoleos et l'autre de Bosphoro, tirées princi-
palement d'un poème de Denys de Bysance. Ces deux curieux ouvrages fu-
rent d'abord publiés in-4°, en 1561, et ensuite in-1? par les Elzévirs, en
1632. À son retour en France, Picrre Gilles fut pris par des corsaires et ne
dut sa liberté qu'aux libéralités de l’ancien évêque de Rhodez, le cardinal
d’Armagnac, près duquel il mourut à Rome en 1555. Mais, après la mort
de François Ier,Gillius,ne recevant plus aucun secours de son gouvernement.
fut cbligé pour pouvoir subsister de s'enrôler dans les troupes de Soliman.
(2) Pierre Bélon, qui était aussi médecin, a publie ses voyages sous ce
litre : Les Observations des singularilés el choses mémorables trouvces en
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 46t
lir de nouvelles lumières sur l’antique berceau de la science et
des arts. Chesneau suivait l'ambassade en qualité de maître
d'hôtel.
Quoique M. d'Aramont eût pris la voie de terre et tra-
versé la Suisse afin d'éviter les embüûches semées sous ses pas
par les agents de CharlesQuint, peu s’en fallut qu'il n’é-
prouvât le sort de l'infortané Rincon, car Ferrand de Gonza-
gue le faisail épier à la traversée du duché de Milan et avait
placé des gardes à loutes les posies pour le surprendre plus
aisément. Après des fatigues et des dangers de loutes sortes,
il arriva le 9 février 1547, à Venise, où l’attendaient ses dépé-
ches et ses instructions écriles transmises par la voie mari-
time à l'ambassadeur de France près la Seigneurie (1).Comme
d'habitude le sénat l'accueillit avec de grands honneurs et se
mit en frais de protestation d'un dévoüment sans bornes à
S. M. D’après les traditions de la sérénissime République,
ses manifestations amicales ne se distinguaient pas ordinai-
rement par leur franchise, mais on pouvait leur attri-
buer une cerlaine valeur dans celle circonstance, par la
crainte qu'inspirait d’un côté l'alliance Franco-Turque et de
l'autre les vues ambitieuses du cauteleux Charles-Quint. Le 8
mars el après dix-huit jours d’une navigation inquiétée par
les mauvais temps, l'ambassadeur débarqua à Raguse, puis,
_ dès le surlendemain, reprit la route de Constantinople sous
l’escorte d'un chaouch envoyé par le sandgiac de Coche
pour lui procurer des chevaux et tout ce qui élait nécessaire.
Son arrivée dans la capitale des Osmanlis coïncida avec celle
de M. de Valenciennes, chargé de rapporter à S. M. des ren-
Grève, Asie, Judée, etc. Paris, in-8°, 1550, et in-4°, 1584. Ils sont remar-
quables par ce qui est relatif à l'histoire naturelle. Bélon revint en France
en 1550.
(1) L'anibassadeur de France à Venise était M. de Morvilliers.
462 LA DIPLOMATIE FRANCAISE EN ORIENT.
seignements exacts sur les armements que faisaient les
Turcs en vue de reprendre les hostilitès contre l'Autriche.
La mission de M. d'Aramont suivait sun cours avec les
plus belles chances de succès, et ce diplomate était en voie
d'obtenir que la flotte ottomane fit une démonstration sur les
côtes d'Italie lorsqu'il reçut des dépèches de France lui an-
nonçant la mort de François 1°" survenue Île 3 mars 15847.
Cet événement impoxa d'abord un temps d'arrêt aux affaires,
mais d’Aramont, se rendant bientôt compte de la situstion
qui devail contraindre le nouveau roi à continuer la politique
de son prédécesseur, reprit les négociations sur le même pied
et, avant même d'avoir reçu les nouveaux ordres de sa cour,
se fit donner par le gouvernement turc la promesse d'un
concours actif et dévoué.
Telle était la situation des affaires à celle époque que la
puissance ollomane se montrait le plus ferme soutien de la
monarchie française et présentait le seul obstacle qu'il nous
fût possible d'opposer à Charles-Quint ; alliance sublime de
deux peuples qui, placés aux extrémités orientale et occiden-
tale de l’Europe, n'avaient rien à redouler l’un de l’autre et
se rendaient de mutuels services dans celle luite acharnée
contre un ennemi commun. Cette alliance ftait l’œuvre de
François 1°", auquel cependant Lien peu d'’historiens ont rendu
justice. Ce prince avail trouvé la France dénuée de soldats el
d'argent, s'était vu lui-même délaissé par tous les princes
chrétiens, vaincu, prisonnier el sur le point d'être dépouillé
de ses Etats, mais seul il n'avait pas désespéré de l'avenir de
son pays el avait puisé dans son génie l'inspiration de cette
alliance ollomance qui sauva la France el qui, trois siècles plus
tard, devait sauver l'empire du sultan. N'est-il pas permis de
dire que la dette qu'avait alors contractée la France se paie
aujourd'hui ?
E. D ESCHAVANNES.
ACADÉMIE DE LYON.
RENTRÉE SOLENNELLE DES FACULTÉS.
DISCOURS ET COMPTES-RENDUS.
Le 15 novembre, les Facultés ont repris leurs travaux ;
elles faisaient partout leur rentrée sous les veux d’une
administration nouvelle ; et, à Lyon, où le digne Recteur
de l’Académie a longtemps professé la philosophie avec
éclat, cette nouvelle administration a eu un cachet de
popularité qu'il serait difticile de ne pas lui reconnaitre.
Ainsi, c'est.sous les auspices les plus heureux que
s’maugurent les cours de nos Facultés. Il ne faut donc pas
s'étonner de l’empressement des premières autorités de la
ville et du département à se rendre à cette solennité litté-
raire et scientifique, ni du concours d’auditeurs d'élite qui
s’y étaient rassemblés, tout aussi nombreux qu’en 1853.
L'an dernier, on a été vivement intéressé par le souvenir
de la victoire industrielle que Lyon avait remportée à
l'exposition de Londres : celte année, les Lyonnais ont
entendu avec plaisir la voix modeste et affectueuse d’un
ancien maître toujours prompt à donner bon conseil, et
464 DISCOURS DE M. L'ABBÉ NOIROT.
à indiquer les sources les plus profondes de la pensée.
MM. les doyens ont eu successivement la parole
pour rendre compte des travaux de leur Faculté res-
pective, rappeler les sujets qui ont été traités l’année
dernière par chacun de MM. les professeurs, et indi-
quer ceux qui doivent être, cette année, l’objet de leur
enseignement; nous nous empressons de donner quelques
uns de ces discours :
Messieurs ,
L'avénement de Napoléon III, comme celui de l’immortel
fondateur de la nouvelle dynastie , a été, pour l'Université et
pour les grandes institutions du pays, une époque de rénova-
tion et de progrès.
Réclamées par l'esprit du temps , élaborées avec maturité,
appliquées avec fermeté et mesure , d'importantes améliora-
tions ont modifié le gouvernement de l'instruction publique
et son régime intérieur. Dès maintenant , elles sont pour la
société un gage de prospérité, et pour le prince auguste qui
préside avec tant de sollicitude et de gloire aux destinées de
la France , l'un de ses premiers et de ses plus durables titres
à la reconnaissance nationale.
A une époque encore récente, toutes les grandes questions
relatives à l'enseignement étaient devenues comme une
arène , où l'esprit de parti, les passions du moment et, c’est
notre devoir de le dire , l'amour du bien public, mettaient
aux prises les hommes les plus honorables , également ani-
més du désir de fonder sur ses véritables bases l'éducation
de la jeunesse. La sagesse du gouvernement nouveau est
venue , enfin, mettre un terme à ces longs et regrettables
débats.
Une mesure législative , la loi de 1850 , en consacrant la
DISCOURS DE M. L'ABBÉ NOIROT. 465
liberté de l’enseignement , laisse aujourd'hui aux familles ,
sans restriction et sans entraves , la liberté du choix entre
les établssements de l'Etat et les établissements privés ,
rendus eux-mèmes, dans une juste limite , à leur indépen-
dance.
Aujourd'hui , aux hommes qui se consacrent à la pénible
mission de préparer à la France un avenir digne de ses hau-
tes destinées, une seule rivalité est permise, celle qui prend
sa source dans le sentiment d’un grand devoir à accomplir,
dans un dévoüment généreux aux progrès de l'éducation et
au bonheur des générations nouvelles.
Après avoir fondé l'ére de la liberté daus l’enseignement ,
l'Empereur à voulu que l'organisation intérieure de FUniver-
sité füt mise en harmonie avec les perfectionnements nou-
veaux introduits dans tous les services publics , et que les
fortes traditions d'ordre et de progrès du premier Empire
reprissent toute leur autorité ‘dans les établissements de
l'Etat, où, d'ailleurs, elles n'avaient jamais cessé d’être en
honneur.
Dans ce but, et sans rien perdre de ce qu'elle avait acquis
en élévation et en étendue , l'instruction a été adaptée d’une
manière plus spéciale que par le passé , à la variété des be-
soins et des aptitudes.
Dans quelques-unes de ces parties , elle s'est faite pratique
et populaire pour répondre plus complètement aux intentions
d'un gouvernement issu du suffrage universel , protecteur :
éclairé et impartial de tous les intérêts , en dehors et au-
dessus de tout esprit de parti.
« J'ai voulu, disait Napoléon le", que l’Université fût for-
tement lettrée. J'aime les sciences , chacune d'elles est une
application spéciale de l'esprit humain ; mais les lettres , c'est
l'esprit humain tout entier ; l'étude des lettres , c’est l'éduca-
tion de l'âme , l'éducation qui prépare à tout, »
10
166 DISCOURS DE M. L'ABBÉ NOIROT.
Empreinte de ces principes , aussi élevés que libéraux , :
toute une législation est venue renouvelcr, en quelques an-
nées , chacune des branches de l’enseignement public.
Depuis sa base jusqu'à son sommet , depuis l’école pri-
maire jusqu'aux Facultés, couronnement de ce vaste édifice,
dans l'ensemble comme dansles détails, dans l'esprit comme
dans la forme , tout a été régénéré, agrandi, fortifié. :
Sans cesser d'appartenir à la haute juridiction du Ministre
de l'instruction publique , les écoles primaires et, sous quel-
ques rapports , les écoles secondaires libres ont passé sous
l'autorité tutélaire de la première magistrature administra-
tive du département. Gardienne vigilante de leurs intérêts et
de leurs droits, cette magistrature élèvera l’état moral des
populations par la marche sage et prudente qu'elle saura
maintenir dans ces écoles , et, au besoin, leur imprimer.
À un degré plus élevé , l'instruction secondaire a reçu des
perfeclionnements que l'expérience a déjà justifiés.
Grâces en soient rendues au dévoüment et à l’habileté des
professeurs à qui l'Etat a confié l'application de ces nouveaux
programmes , toutes ces innovations , qui avaient rencontré
d'abord tant de contradicteurs , ont porté les fruits que la
sagesse du Ministre devait en attendre. Légitimées par ce
succès aussi prompt que décisif , nous les verrons bientôt
devenir , par une libre adoption , la loi commune de toutes
les écoles de l’Empire.
Les immenses découvertes des sciences physiques, l'éclat
qu'elles ont jeté sur notre pays, l’universelle considération
dont elles sont entourées imposaient au gouvernement la
nécessité de leur faire une place convenable dans le système
nouveau ; mais ce système a réservé la première aux lettres.
et c'était son devoir.
Partout aujourd'hui, au lieu d'une route unique qui dini-
eait naguère toute la population des colléges vers les am-
DISCOURS DB M. L’ABBÉ NOIROT. 467
phithéâtres de droit et de médecine , de nombreuses et
larges voies lui sont ouvertes vers tous les emplois utiles
comme vers toutes les carrières libérales. Nul, si bas que la
Providence l’ait placé, ne peut se croire déshérité des bienfaits
d’une éducation selon ses aptitudes et sa position sociale.
La religion, ce premier besoin des sociétés comme des in-
dividus , tient le rang le plus élevé dans l'esprit des maîtres,
et, par là, dans celui des élèves ; elle a été placée à tous les
degrés de l'éducation , pour faire naître et développer de
bonne heure dans l'esprit de la jeunesse tout ce qui fonde et
fortifie les croyances pieuses et les saintes espérances , tout
ce qui met l'homme en paix avec lui-même et le rend utile à
ses semblables.
Au-dessus des établissements où se distribue à l'enfance
et à la jeunesse la première nourriture de l'esprit et du cœur,
s'élèvent aujourd'hui, et seront bientôt complétées, des chaires
d'où descend un enseignement qui doit continuer, en l'agran-
dissant , celui des colléges , et éclairer d’une lumière en
harmonie avec le besoin des esprits et le progrès des con-
naissances les problèmes de la théologie, de la littérature et
des sciences. |
Pour conserver, dans les hautes sphères de la pensée
et dans la marche ascendante de la civihsation , la place
qu'eile y a toujours et si honorablement occupée , la France
compte , et ce ne sera pas en vain , sur ces grandes insti-
tutions.
Tenir d'une main ferme le drapeau des sciences et des
lettres , qui , à toutes les époques , ont placé notre pays au
premier rang des nations éclairées ; raffermir dans les
esprits les doctrines qui sont le plus solide appui des états;
proclamer, avec toute l'autorité du savoir et du talent , les
principes de la morale et du spiritualisme chrétien ; orga-
niser , en quelque sorte dans chaque province académique ,
468 DISCOURS DE M. L'ABBÉ NOIROT.
une lutte énergique , incessante, contre l'envahissement
des erreurs qui attaquent également le goût et la morale,
>ontre les utopies qui sont la ruine des sociétés . telle est,
Messieurs, la mission spéciale des Facultés de Théologie et
des Facultés des Lettres.
Noble mission ! qui trouve ici de dignes organes. Chaque
jour fait mieux apprécier les services qu'ils sont appelés à
rendre, chaque jour leur donne de nouveaux titres à l'estime
et à la reconnaissance publiques.
Dans un autre ordre d'idées et de faits , les Facultés des
Sciences hâtent et secondent le développement du bien-être
et de la fortune publique. Qui ne sait par quels liens étroits
l'agriculture , l’industrie, le commerce , se rattachent aux
découvertes des sciences physiques , et quelle féconde in-
fluence doit exercer une institution qui a pour objet de
reculer les bornes de ces connaissances et de les propager
au sein des masses ? Leurs merveilleuses applications parlent
assez haut, et tout autre éloge serait superflu en présence
des prodiges qu'elles enfantent et de la juste admiration
qu'elles excitent. | |
Mais ce serait mal les comprendre et mal les louer que
de ne voir en elles qu’une condition de bien-être matériel ;
les sciences . elles aussi, ont leur action morale . et c'est
par ce côté surtout qu'il faut savoir les honorer. En mettant
au service de l’homme les forces de la nature, elles l'affran-
chissent et lui donnent la conscience de sa dignité et de sa
grandeur propres ; elles l’élèvent à la pensée d'un ordonna-
teur suprême , d’une Providence divine , et alors même
qu’elles ne semblent avoir en vue que le monde visible,
elles nous font entrevoir un monde invisible et supérieur,
et nous préparent ainsi à la connaissance de l'âme et à
celle de Dieu, tant il est vrai qu'un lien intime rapproche
toutes les connaissances humaines ; aussi, unies désormais ,
- Ce de d
DISCOURS DE M. L'ABBÉ NOIROT. 469
comme nous les voyons aujourd’hui, dans l'enseignement
des Facultés , elles s’éclaireront mutuellement et répan-
dront une lumière plus vive sur la route où s’avance
l'humanité. |
1 ne faut cependant pas se faire illusion , même au
sein des plus légitimes espérances ; chaque siècle a ses
dangers. :
De nos jours , la civilisation matérielle tend à étouffer la
civilisation morale ; là est le péril contre lequel doit s'armer
la société. Une nation se relève des fautes qui naissent des
égarements de l'esprit ; mais de cette décadence qui vient
de l’abaissement des âmes, jamais!
C'est à combattre ce péril de l'avenir que sont destinées
un certain nombre de mesures , dont le but commun est
de rendre l’enseignement des Facultés plus pénétrant et plus
fécond.
Des conférences, qui mettront désormais en rapport plus
immédiat les professeurs avec leur auditoire , leur permet-
tront de donner à leurs savantes leçons un caractère d'évi-
dence et de simplicité qu’elles ne pouvaient revêtir précé-
demment.
Ce nouvel attrait n’était, sans doute , guère nécessaire
pour les Facultés de Lyon, qui voient chaque année un con-
cours plus. nombreux se presser autour de leurs éminents
professeurs.
Les Facultés des lettres ont vu s’accomplir enfin le double
vœu que la plupart d’entr'elles avaient formé. D'un côté,
les deux épreuves écrites donnent à l'examen du baccalau-
réat une sanction plus sérieuse ; de l’autre, la limite mar-
quée au choix annuel des sujets de leçons , met plus d’en-
semble dans leur enseignement et répand un nouvel intéréi
sur leurs cours.
Renouvelée par une organisation récente, l'école prépara-
470 DISCOURS DE M. L'ABBÉ NOIROT.
toire de médecine et de pharmacie de Lyon offre à ses nom-
breux élèves un enseignement au niveau de tous les progrès
de la science. Les immenses ressources qu’elle présente à
l'art de guérir, la multiplicité des observations , source tou-
jours féconde des grandes découvertes, la vieille et brillante
renommée de ses professeurs ne nous laissent qu’un désir
à former, celui de la voir bientôt en possession d’un titre
plus digne de son importance.
Jusqu'à notre époque, une grande partie de la jeunesse
studieuse des départements était condamnée, pour achever
ses études, à s’exiler loin du foyer domestique, loin des in-
fluences si bienfaisantes de la famille, pour aller demander
à la capitale les lumières et les secours qu'elle ne trouvait
point en province.
La nouvelle circonscription académique fait disparaître ce
grave inconvénient. En même temps qu’elle imprime à tous
les ressorts administratifs une activité plus rapide et à leur
marche une direction plus uniforme, elle fonde et fait revi-
vre, dans les Heux mêmes qu’elles ont ilustrés autrefois.
des Universités destinées à rivaliser avec celles dont s’énor-
gueillissent l'Angleterre et l'Allemagne, tributaires jadis de
nos grandes et immortelles écoles du moyen âge.
Chaque centre académique va devenir, selon le génie pro-
pre des localités, le siége d’un enseignement complet, qui.
rayonnant dans toute une contrée, communiquera aux intel-
ligences et à la diffusion des idées un mouvement d'autant
plus rapide que l'impulsion première sera plus rapprochée.
Toutes ces réformes, Messieurs, tous ces plans du jeune
et vigilant Ministre de l’Instruction publique, ne peuvent nulle
part mieux qu'ici recevoir leur pleine et entière réalisation.
Lyon, cette noble cité. où, à côté des merveilles d’une
industrie sans rivale, tout ce qui est grand, tout ce qui est
beau et élevé a toujours été l’objet d’un culte particulier et
DISCOURS LE M. L'ABBÉ NOIROT. 471
fervent; Lyon, la cilé, par excellence, des traditions et des
vertus antiques, dont tout le passé n’est qu'uu long souvenir
de dévoüment religieux et d’héroïsme patriotique ; Lyon,
qui voit aujourd'hui, avec orgueil, briller à la tête de son
clergé et de son armée, de son administration et de sa ma-
gistrature tant de noms glorieux et vénérés, tant de hautes
illustrations, pourrait-il ne pas accueillir avec faveur une
institution qui lui apporte l'éclat pur et durable de la gloire
scientifique et littéraire, une institution qui lui rallie, comme
à leür métropole intellectuelle, toutes les écoles des contrées
voisines !
Depuis longtemps déjà ses nombreux établissements d’in-
struction, et, en particulier, son lycée, ont élevé les études
à un niveau que n'ont pas dépassé les meilleurs colléges de
la capitale. Vous le savez, Messieurs, ils ont donné à la
poésie et aux beaux-arts, à la science et à la philosophie, à la
magistrature, à l'Église et aux plus hautes fonctions de l'État
une nombreuse pléïade d'écrivains ou de disciples qui, jeunes
encore, ont déjà conquis avec honneur leur place parmi ceux
dont peut se glorifier notre époque et ont bien mérité de
* leur commune patrie. :
Pourquoi faut-il que l’un d'eux, celui que tous se seraient
plu à nommer leur chef, s'ils avaient connu un titre plus
flatteur que celui d'ami, celui qui, tout à la fois, érudit pro-
fond, écrivain distingué, orateur éloquent, alliait, par un rare
privilége, à tant de vertus les talents les plus divers, soit
tombé si jeune encore ! Son nom, ce beau nom d'Ozanam.
l’une des gloires les plus pures de ce pays sera inscrit dans
les annales de Lyon. mais avec une auréole qui n’appar-
tient qu'à lui, à côté de ceux des Degérando, des Camille
Jordan, des Ballanche et des Ampère.
Qu'il reçoive ici l'hommage solennel d’un pieux et hien
douloureux souvenir !
479 DISCOURS DE M. L'ABBÉ NOIROT.
Je ne puis, Messieurs, reporter ma pensée vers un passé
si plein d'émotions pour moi, sans rendre ici témoignage à
toutes les qualités solides et brillantes qui distinguent si
éminemment, je le sais, la jeunesse lyonnaise, qualités dont
elle puise le germe et trouve l’exemple dans cet esprit de
famille, dans ces habitudes séculaires dé travail, de vie
modeste et de piété, qui sont comme les traits distinctifs et
la gloire des habitants de cette cité.
En me retrouvant dans cette patrie adoptive que tant de
souvenirs m'ont rendue chère, ma première pensée a été de
faire remonter à sa bienveillance envers moi tout l'honneur
du poste que j'occupe en ce moment.
Sans doute. c’est surtout aux dignes professeurs du Lycée
et des Facultés que le ministre a voulu témoigner son haut
intérêt en appelant à ce poste le plus ancien de leurs col-
lègues, celui qui, longtemps témoin de leurs succès, pouvait
le mieux apprécier et signaler l'importance de leurs services.
Leur zèle, la coopération intelligente et dévouée des ho-
norables Inspecteurs que le choix éclairé et la confiance
du Ministre ont placé dans chacun des départements dont
se compose l’Académie de Lyon, l'appui des diverses auto-
rités que la loi appelle à prendre part à l'administration de
l'instruction publique, me permettent d'espérer que cette
Académie ne restera pas au-dessous de sa mission; tous ses
membres, unis dans un même dévoûment à la patrie et à
l'Empereur, la plus haute personnification de la patrie, lui
apporteront tous un généreux et loyal concours ; et la jeu-
nesse qui Sortira de nos écoles sera digne de celle qui s’il
lustre aujourd'hui dans les travaux de la paix, coinme de celle
qui défend avec tant de valeur et de gloire l'honneur du
nom français sur les champs de bataille.
L'abbé Notror:
DISCOURS DE M. TABAREAU. 473
Messieurs.
Votre empressement à vous rendre au milieu de nous n'a
pas, cette année, pour motif la présence d’un illustre sa-
vant (1), et l'éloquente apologie des sciences, à laquelle sa
parole brillante et sympathique sut donner tant d'éclat.
Un autre intérêt, qui ressemble à une joie et à un devoir
de famille, vous ramène dans cette enceinte. Vous ne venez
pas seulement assister à la rentrée de nos cours et à l’ins-
tallation solennelle du chef d’une grande Académie ; vous ve-
nez surtout fêter le retour du prêtre (2) savant que vous avez
appris à vénérer et à aimer dans vos jeunes années, dont les
leçons, empreintes d’une saine et haute philosophie autant
que de foi religieuse, vous ont si fidèlement servi de guide,
à mesure que de nouveaux devoirs et les difficultés de la
vie venaient remplacer , à votre entrée dans le monde, la
douce et facile fraternité des écoles.
Un ministre (8) éminent s’est souvenu, comme vous avec
reconnaissance, du savant modeste qui, dans l’étroite en-
ceinte d’un collège, avait initié sa jeune raison à de grandes |
et nobles pensées. Il ne lui a pas offert, pour lui faire aban-
donner la mission d'utilité à laquelle il s’était voué, l'éclat
d’une des chaires les plus élevées des Facultés, honneur in-
signe depuis longtemps refusé par le digne professeur de
Lyon ; il lui a confié une mission plus grande encore, en
lui demandant son assistance dans l’accomplissement des
(1) M. Dumas, sénateur, vicc président du Conseil imperial de l’Instruc-
tion publique. |
(2) M. l'abbé Noirot, ancien professeur de philosophie au Lycée de
Lyon, ancien inspecteur général de l'Instruction publique, recteur de
l'Académie de Lyon.
(3) M. Fortoul, ministre de l’Instruction publique.
474 DISCOURS DE M. TABARKAU.
bienfaits promis par la nouvelle organisation de l'instruction
publique.
Nous sommes heureux, monsieur le Recteur, de vous
voir placé à la tête de notre Académie, au moment où nous
entrons dans des voies nouvelles de bien public, alors qu’on
fait appel, non seulement à nos lumières, mais encore à
un dévoûment dont nous trouvons en vous un si noble
exemple. |
Un décret émané du souverain qui, chaque jour, déerè
de nouvelles prospérités pour la France, ouvre aujourd’hui
dans nos laboratoires de grandes écoles de sciences appli-
quées, où se formeront des hommes nouveaux, des hommes
de science pratiques.
A d’autres temps il fallait d'autres hommes, et les temps
se pressent à notre époque de progrès et de rénovation. Ne
voyez-vous pas que tout se transforme autour de nous? que.
si courte que soit notre vie, le monde que nous allons quitter
n'est plus celui qui nous à vu naître ?
C'est que le génie de l'industrie, cet infatigable géant
devenu le maitre de l’avenir des nations , appelle tous les
peuples au travail, menaçant d'anéantir les populations oisives
qui resteraient stationnaires dans le grand mouvement qu'il
veut imprimer au monde.
La eivilisation par l'esprit et par l'intelligence ne sufñit
plus à ses vastes desseins ; il lui faut encore des bras qui
travaillent, des sciences plus pratiques et plus fécondes, des
arts et des métiers. 11 veut que partout l'homme pense et
produise.
Des nations rivales ont devancé ces nécessites de l'avenir.
et de grandes institutions de manipulations scientifiques y
sont déjà fondées. Nous avons laissé faire, mais nous nous
mettons à l'œuvre ; et nos œuvres en France, vous le savez.
- nous placent toujours au premier rang.
BISCOBRS DE M, TABABEAU. 475
Les laboratoires de nos Facultés, les salles qui servent de
conservatoires à nos riches collections, vont se transformer
en ateliers scientifiques , pour recevoir une nombreuse jeu-
pesse impatiente d'être admise à un nouveau et savant no-
viciat de l'industrie. Là nous déposerons nos robes de
docteurs, et nous, inclinant devant l’enseignement des faits
pratiques, nous serons les collaborateurs plutôt que les
maitres des jeunes étudiants dont notre expérience dirigera
le savant apprentissage.
D’autres écoles, placées sous notre haut patronage, seront
encore établies en dehors des siéges des facultés dans tous
les grands centres industriels, et bientôt, en notre patrie,
partout où il y aura du travail, se trouveront des hommes et
des intelligences pour le faire prospérer.
Les jeunes ingénieurs des sciences industrielles qui vien-
dront à nous, se sentant assez forts pour porter le fardeau
et la gloire de l'avenir, recevront de nos mains leurs lettres
de créance auprès des chefs de nos manufactures. Un di-
plôme a été créé pour eux, et de grands services rendus au
pays en feront bientôt l’un des premiers titres d'honneur de
la jeunesse française.
Telle est, Messieurs, la glorieuse tâche imposée aux nou-
velles générations ; telle est aussi la grande mission d'utilité
à laquelle nous appellent les hommes éminents qui siègent
dans les conseils supérieurs de l'Instruction publique, et la
haute intelligence du Ministre(1), dont la parole jetait naguère
tant d'éclat sur les chaires des Facultés.
Tout est prêt dans notre cité pour entreprendre, sinon
pour accomplir la nouvelle œuvre. La Faculté des sciences
possède déjà presque tous les moyens matériels du nouvel
enseignement pratique, des appareils. des collections. Une
(1) M. Fortoul. ministre de l'Instruction publique.
_ 476 DISCOURS DE M. TABAREAU.
jeunesse avide d'apprendre frappe à nos portes. Notre dévoi-
ment est toujours prêt. Celui d’une administration éclairée
ne nous fera pas défaut; sa tâche sera d'ailleurs facile ; il
lui suffira d'ajouter au siége actuel de notre enseignement
quelques salles de travail et d'étude pour abriter l'élite de la
jeune population dont elle a mission de protéger la des-
tinée.
Tout est prêt, ai-je dit dans mon impatience à répondre à
l'appel fait à notre zèle. Mais le temps approche où notre
dévoûment méritera de plus grands encouragements, et
réclamera une assistance plus complète. Nos moyens d'action
vont grandir, nos laboratoires recevoir de plus nombreux
disciples. À cette époque , dont quelques jours seulement
nous séparent, nous demanderons à franchir l’étroite enceinte
de nos murs sans horizon, qui étreignent notre ardeur, et
jusqu’à notre foi dans notre utilité. Nous le demanderons à
la ville : qui a élevé des monuments à toutes les grandes
pensées, à tous les grands services ; au sein de laquelle la
religion a ses temples, la justice son sanctuaire , la charité
ses nombreux asiles, la puissance publique son siége im-
posant, le commerce son palais ; où les œuvres de l'esprit
humain, de la nature et des arts étalent leurs magnificences
dans de vastes bibliothèques et de riches musées.
Et, n'est-ce pas aussi une grande pensée, bien digne d'un
monument, que celle des hauts enseignements donnés par
les trois Facultés de Théologie, des Sciences et des Lettres.
par les nouvelles écoles de l’industrie, par cette école de
Médecine si savante, à laquelle il ne manque pour devenir
une Faculté du premier ordre, que l'autorisation d'en porter
le nom ?
Vous tous qui m'écoutez, amis des sciences et des lettres.
demandez avec nous qu'un monument des Facultés s'élève à
Lyon; que son architecture nohle et sévère appelle les
DISCOURS DE M. TABAREAU. 477
huinmes à l'étude, comme la vue de nos églises nous invite
à la prière. Demandez que les grands corps scientifiques et
littéraires , aujourd'hui disséminés dans toutes les parties
délaissées de nos édifices publics, obtiennent enfin le droit
d'asile , et soient rendus à la vie des savantes corpora-
tions qui , dans tous les temps , ont fait l'illustration de la
France.
Ces espérances, vous les puiserez: dans les libéralités pro-
nises par l'Université ; dans une administration éminemment
éclairée ; dans les vues si élevées du Conseiller d'État (1), an-
cien ministre, qui s est acquis tant de droits à notre recon-
naissance par la magnifique régénération de notre antique
uité. |
Messieurs, j'oublie, en vous entretenant de l'avenir, que
j'ai surtout à vous rendre compte du passé, à vous parler
des travaux de la Faculté et des grades qu'elle a conférés.
Je suis heureux d'avoir à signaler cette année des travaux
importants, dans la part apportée par mes collègues à l'avan-
cement des sciences.
M. Fournet, toujours entrainé à des idées nouvelles par
son active imagination et ses infatigables explorations de nos
richesses minérales, a modifié avec hardiesse toutes les idées
reçues sur les dépôts houillers en France. Dans son opinion,
ce combustible si précieux ne serait pas seulement un riche
présent fait à quelques bassins privilégiés, mais il consti-
tuerait une des grandes formations du globe, sur une étendue
qui ne le céderait en rien à celle des plus grands dépôts
sédimentaires. Cette abondance du principal élément de la
puissance mécanique de notre époque ne pouvait manquer
d'attirer l'attention des compagnies houillères. Coufiantes
dans les croyances de l’habile ingénieur, elles n'ont pas
4) M. Vaisse , cotiseiller d'État chargé de l'administration du départe-
ment du Rhône.
473 DISCOURS DE M. TABAREAU.
hésité à sonder à de nouvelles profondeurs, et leurs premières
recherches semblent déjà plemement confirmer la nouvelle
doctrine géologique de notre savant collègue.
M. Bineau a publié d'importantes études de chimie atmos-
phérique , l'analyse des eaux pluviales du bassin du Rhône,
et des expériences sur l'altération de Fair dans les grands
centres de population. La considération que vous accordere2
à ses utiles travaux sera mêlée de quelques regrets. Vous
voudriez, avec tous les amis de ce professeur si estimé ,
qu’il pôt se résigner à suspendre ses laborieuses recherches
pour rétablir plus promptement une santé gravement com-
promise.
M. Jourdan a su, cette année comme toujours , rattacher
aux intérêts lyonnais ses savantes investigations. C’est à son
zèle pour la science autant qu'a son dévoüment pour notre
industrie, que nous sommes redevables du travail le plus
complet qui ait été fait sur la production de la soie, et que
l’on ne pouvait espérer que du savant désintéressé qui, pour
l’'accomphr, s’est généreusement imposé la dépense d’un long
séjour dans les contrées étrangères, d’où nos manufactures
reçoivent encore en partie là matière première de leurs ri-
ches produits.
Après ce trop court exposé des titres de mes collègues à
la continuation de votre estime, je dois enfin satisfaire Fim-
patience du jeune auditoire que j'aperçois mêlé a notre grave
réunion , Souriant déja à des éloges trop longtemps atten-
dus, ou résigné d'avance à l’équitable sévérité de nos juge-
ments.
La Faculté des sciences a procédé, cette année, à 326 exa-
mens : 4 avaient pour objet les divers ordres de licence :
53 portaient sur les épreuves de l’aneien haccalauréat ès-
sciences physiques et 269 sur celles du nouveau baccajau-
r'éat. |
DISCOURS DE M. TABAREAU. 479
Les épreuves de licence ont donné lieu à l'admission d’un
candidat pour les sciences naturelles, à celle de deux candi-
dats pour les sciences mathématiques et à l'ajournement d’un
troisième aspirant à la même licence. L'un des candidats re-
cus, M. Poncin, a mérité d'être cité avec éloge dans ce
compte-rendu. Il le doit à de fortes études mathématiques et
à l'intelligence qui lui présage un heureux succès dans le pro-
fessorat.
Les 53 examens sur l’ancien programme du baccalauréat
ès-sciences physiques ont eu pour résultat 16 ajournements
et 37 admissions.
Les 269 examens subis par les candidats aspirant au
nouveau diplôme du baccalauréat ès-sciences, ont motivé :
115 ajournements après l'épreuve écrite, 37 éliminations après
l'examen oral, et 87 admissison , ne présentant pas même
le tiers du nombre total des examens.
Cet insuccès ne doit être à vos yeux ni l’indice afiligeant.
d'un affaiblissement dans les études ni l'annonce redoutable
d’une sévérité croissante de notre part; il n’a eu d'autre
cause que la facilité, aujourd’hui retirée aux candidats, de se
présenter pour la première fois aux examens, dans la session
d'avril, avant la fin de l’année scolaire. Cette session, la seule
désastreuse pour nos candidats, n'était en effet presque uni-
yuement composée que d’imprudents déserteurs des études
classiques, que la sagesse du nouveau règlement retiendra
désormais plus longtemps sur les bancs des écoles.
Dans le nombre des candidats plus studieux que nous
avons admis, je signalerai, comme ayant obtenu la mention
bien, MM. Blanc (Jean-Baptiste), Vialla, Moureton, Poyet,
Bruneau, Joubert, Reymond, Berger, Briandas, Durand, Vanel,
Blanc (Henri) , Lecreurer, Verny , Leroy. Morris , Chapuis,
Dumarché.
Ed
480 DISCOURS DE M. TABAREAU.
La mention (rès-bien a été méritée par MM. Hirsch, Mory,
Fontoinon, Muzae, Callet, Bodin, Duvallon.
Deux candidats ont encore plus de droits à vos encoura-
geantes félicitations.
L'un d'eux, Camille Jordan, presque un enfant par son
jeune âge, déjà bachelier ès-lettres à 15 ans, à la suite de
brillantes études faites à l'institution d’Oullins, obtenait avant
sa seizième année, et quelques mois seulement après son en-
trée au lycée de Lyon, le diplôme de bachelier ès-sciences avec
quatre boules blanches , les seules auxquelles nos program-
mes lui permissent alors de prétendre.
Vous accorderez une égale part d'estime à M. Valansio, le
premier dans notre Faculté dont l'examen ait été décoré de
cinq boules blanches. Ajouterai-je, pour achever d'attirer tout
votre intérêt sur ce bon jeune homme, qui fait tant d’hon-
neur au petit-séminaire de Belley où il a fait ses études,
quelle modestie lui avait inspiré de vaines inquiétudes sur sa
réception? Lui seul ignorait qu’il répondait si bien à nos ques-
tions, et la seule proclamation de son nom a pu faire cesser
ses vives appréhensions.
Jeunes amis, qui tous vous êtes rendus dignes des modes-
tes honneurs que nous sommes appelés à décerner, ne vous
éloignez pas encore de nous. D’autres succès, d'autres di-
plômes vous attendent dans nos nouvelles écoles de sciences
appliquées , et dans les études supérieures auxquelles nous
vous convions. Dieu veuille enfin, accueillant tous mes vœux,
que ce puisse être encore en votre faveur que s'élève un
jour à Lyon le monument des Facultés !
T'ABAREAL.
LISCOURS DE M. BOUILLIER. 4S 1
MESSIEURS,
La Faculté des Lettres, à son tour, va vous entretenir
quelques instants de ses divers travaux, de son enseignement,
de ses examens et de ses observations sur la marche et le
résultat des études qui sont le fruit d'une expérience déjà
longue. Je dois d’abord parler de nous-mêmes, de mes collè-
gues, tâche délicate et difficile où l'éloge n’est guère plus
permis que le blâme. J'aurai ensuite à donner des avis à la
jeunesse qui vient nous demander des grades, et à justifier,
par quelques critiques, nos rigueurs accoutumées.
Vous vous rappelez que nous devons désormais parcourir
en trois années le cercle entier de notre enseignement. Ce
règlement a donné à nos cours plus de régularité et d’har-
monie, mais il na pu nous donner de nouveaux auditeurs,
comme à d’autres Facultés des lettres plus heureuses, puis-
que Lyon n’a pas de Faculté de droit. Nos auditeurs sont donc
toujours à peu près ce qu’ils étaient, sauf quelques jeunes
gens, en plus grand nombre, que nous avons remarques
avec plaisir, et qui nous sont un encouragement dans la voie
où nous sommes entrés.
Voici la seconde année de notre enseignement triennal, et
chacun de nous va passer à d'autres sujets, conformément au
nouveau programme.
Les deux grands siècles de Périclès et d'Auguste doivent
occuper le professeur de littérature ancienne. Il fera l’his-
toire de la comédie grecque et de l’éloquence au temps de
Périclès ; il expliquera pour les candidats à la licence , l'É-
lectre de Sophocle et les Grenouilles d’Aristophane ; dans
l'histoire de la littérature latine, il insistera principalement
sur les grands historiens du siècle d’Auguste.
Abandonnant l'antiquité pour le moyen âge, le professeur
31
482 LISCOURS DE M. BOUILLIER.
d'histoire se propose de. tracer un tableau des principaux
États européens au XIV: siècle. Dans ce tableau il compren-
dra la formation territoriale, l’origine du gouvernement , les
institutions, le récit des événements les plus célèbres et des
grands règnes de l’époque antérieure, une appréciation du
caractère de chaque nation et de son rôle historique.
Entre les diverses littératures qui sont du domaine de la
chaire de littérature étrangère, viendra, cette année, le tour
dé la littérature anglaise. Après un court exposé des élé-
ments qui ont concouru à la formation de la kngue anglaise,
le professeur se hâtera d'arriver au règne d’Élisabeth, où
commence la véritable histoire de la littérature anglaise. La
plus grande partie de l’année se passera à faire connaitre et
sentir les beautés des tragédies de Shakespeare et du poème
de Milton.
La chaire de littérature française retentira des grands
noms de Cormeille, de Molière, de Racine, de La Fontaine,
de Boileau. Le professeur doit continuer, dans le XVIIesiècle,
l’histoire de,la poésie française que, l'année dernière, il a con-
duite depuis $es origines jusqu’à Malherbe.
Enfin, le professeur de philosophie laissera la psychologie
pour la morale et la théodicée. Il étabhira l'existence d'un
principe absolu de la morale qu'il suivra dans ses principales
applications à la morale individuelle et à la morale sociale.
Tel sera, dans son ensemble, l'enseignement de la Faculté
des lettres pendant l’année qui commence.
L'intérêt êt l'importance de ces nouveaux sujets, en même
temps que le lien qui lés rattache aux sujets de l’année der-
nière, nous donne l'espérance de retenir et même d’augmen-
ter le nombre de nos auditeurs fidèles. Nous n'avons plus, il
est vrai, cette foule qu’aitirait la vive imagination et la parole
éloquente de deux professeurs célèbres, mais nous ne croyons
pas que les cours de la Faculté des lettres aient perdu quel-
DISCOURS DE M. BOUILLIER. 453
que chose sous le rapport de la science et de la solidité de
l'instruction. Deux ou trois cents personnes, au moins, de
toute condition, de tout âge, réunies par un amour commun
de l'étude et des lettres, suivent nos leçons avec assiduité.
A côté de candidats à la licence et de bacheliers tout récents
. Ou même de bacheliers futurs, on rencontre des professeurs,
des ecclésiastiques , des hommes d’un âge avancé , heureux
d'entretenir et de retremper les souvenirs classiques de leur
studieuse jeunesse. Je doute qu’il y ait quelque part en France
un auditoire plus bienveillant et plus respectueux. C’est no-
tre devoir de lui en témoigner hautement notre reconnais-
sance et de travailler à nous en rendre de plus en plus
digne. |
Les examens, Messieurs, sont la seconde partie obligée de
mon discours. Cette fois, je n’ai pas seulement à vous par-
ler, comme à l'ordinaire, de licenciés et de bacheliers, mais
aussi d'un docteur. Depuis plusieurs années , aucun examen
de doctorat n'avait eu lieu devant la Faculté, non pas que ce
grade élevé n’eût fait envie à quelques-uns, et que des thèses
manuscrites n’eussent été remises entre nos mains, mais au-
cune d’elles n’avait été jugée digne d'arriver jusqu'à l’impres- :
sion et à la discussion publique. Deux thèses présentées
par M. Maréchal, chef d'institution à Lyon, nous ont paru
dignes d’un meilleur sort. La thèse française était un travail
étendu, savant, plein d'intérêt sur Ménandre , sur l'histoire
de la comédie à Athènes, sur les caractères distinctifs de l’an-
cienne, de la moyenne et de la nouvelle comédie. Des frag-
ments de Ménandre l’auteur a su tirer tout ce qui jette quel-
. que lumière sur les mœurs de son théâtre et en même temps
sur celles d'Athènes, sur les personnages, sur le plan et la
composition de ses pièces. |
Comme sujet de thèse latine , il avait choisi une des plus
intéressantes parties de la Somme, celle où saint Thomas
484 DISCOURS DE M. BOUILLIER.
traite de l'essence de la loi et de ses diverses espèces. Dans
une analyse exacte et consciencieuse du Traité des Lois de
saint Thomas, le candidat a montré une grande connaissance
de son sujet. Mais, faute de connaitre aussi bien les anciens,
Platon, Aristote, Cicéron, qui ont été, en philosophie , les
maîtres de saint Thomas , il a paru, eu quelques endroits,
exagérer un peu son originalité métaphysique. Toutefois, la
Faculté n’a pas cru faire preuve d’une trop grande indulgence,
ni abaisser le niveau du doctorat, qu’elle veut tenir égal à
celui de Paris, en faisant bon accueil à ces deux thèses et en
recevant docteur M. Maréchal.
Le compte que j'ai à rendre de la Licence n’est malheureu-
sement pas très-brillant. De cinq candidats qui se sont pré-
sentés dans tout le cours de l’année , un seul, M. Bonnel, a
été reçu. Grâce au récent décret qui à élevé et honoré
davantage la position des anciens maitres d'étude en leur
imposant l'obligation d'obtenir ce grade en untemps déterminé,
nous devons espérer à l'avenir un plus grand nombre de can-
didats et de candidats plus heureux.
Je m'é‘onne moins, sans doute, de ne pas voir se présenter |
à la licence ceux pour qui elle ne serait qu’un objet de luxe et
non de première nécessité. Cependant, c’est un bon conseil
à donner aux jeunes gens qui, après avoir été reçus bache-
liers avec distinction, vont commencer l'étude du droit. Qu'à
la licence en droit ils aient la noble ambition de joindre, au
bout de leurs trois années de droit, la licence ès-lettres, et
de cueillir deux palmes à la fois.Ils réussiront, s'ils y consa-
crent seulement chaque jour quelques heures de loisir, et
s'ils mettent à profit les cours, devenus pour eux obligatoires,
de la Faculté des Lettres. Je leur donne l'assurance que ce
sera un temps bien employé. Au milieu de cet affaiblissement
général des études littéraires, quel avantage ne prendront-ils
pas Sur tous leurs rivaux dans l'art de bien penser et de
U
DISCOURS DE M. BOUILLIER. 455
bien dire! Mais, touchant l'utilité qu'ils tireront des lettres
et de la philosophie, je les renvoie aux admirables Instructions
de D’Aguesseau à son fils.
J'arrive au baccalauréat ès-lettres. Le nombre des candidats
suit une progression décroissante assez remarquable. Ils
étaient 460 l’année qui a précédé l'application du nouveau rè-
glement d'études, l’année suivante, c'est-à-dire l'année der-
nière , ils n'étaient plus que 342, et, cette année, ils sont
déjà réduits au nombre de 265, nombre qui doit encore consi-
dérablement diminuer au profit du baccalauréat ès-sciences
où la foule se précimte. J’ai entendu autrefois beaucoup
déclamer sur le grand nombre des bacheliers ès-lettres en-
vahissant toutes les carrières libérales et menaçant le repos
de la société. Si le mal dure encore, bientôt assurément ce ne
sera plus aux bacheliers ès-lettres qu’on pourra s’en prendre.
Mais, aussi plus le baccalauréat ès-lettres sera rare et difficile,
et plus il distinguera avantageusement le jeune hc mme dont
il aura couronné les études.
Voici quel a été le sort de ces 265 candidats : 118 ont été
admis, 147, c'est-à-dire plus de la moitié, ont été ajournés.
Le plus grand nombre des ajournements, comme l’année der-
nière, à eu lieu pour les compositions ; 40 seulement, de ceux
qui avaient réussi à franchir cette première barrière,ont échoué
aux épreuves orales. Je suis fâché d’avoir à dire que nous
avons été surpris de la médiocrité, de l’insignifiance de la plu-
part des compositions , et que celles où nous avons trouvé
quelques traces ou de jugement et de réflexion, ou d’imagina-
tion et d'esprit, sont en bien petit nombre. Quelques-uns ont
eu à exprimer des vœux pour nos soldats d'Orient, sans qu'un
pareil sujet ait pu les émouvoir et les inspirer. H est vrai que ces
‘vœux devaient ètre en latin, et le latin est à peu près demeuré
ce qu'il était l’année dernière. Mais, le latin à part, où donc
est le feu sacré ? où est le sentiment, où est le jugement et la
436 DISCOURS DE M. BOUILLIER.
raison ? Faut-il redire que ce n’est pas assez de charger sa
mémoire et de meubler son esprit à la hâte et qu’il importe
bien plus de le cultiver et de le perfectionner ? Je les prie de
méditer ce passage du discours préliminaire de l'A#rt de
penser, cité et admiré par Rollin (1). « On se sert de la
raison comme d’un instrument pour acquérir les sciences.
et on se devrait servir, au contraire, des sciences comme
d’un instrument pour perfectionner sa raison. Les hommes
ne sont pas nés pour employer leur temps à mesurer des
lignes , à examiner les rapports des angles, à considérer
les divers mouvements de la matière. Leur esprit est trop
grand, leur vie trop courte, leur temps trop précieux pour
l'employer à de si petits objets. Mais ils sont obligés d’être jus-
tes, équitables, judicieux dans tous leurs discours, dans tou-
tes leurs actions et dans toutes les affaires qu’ils manient, et
c'est à quoiils doivent particulièrement s'exercer et sc former.»
Destinée à arrêter le succès des préparations artificielles
et de pure mémoire, la composition française et latine a dû
d'abord elle-même en porter la trace. Il faut espérer qu’une
préparation plus longue, que les avertissements sévères .
les ajournements répétés produiront tôt ou tard ce qu'ils
ont produit pour la version latine , où le progrès se soutient
et se continue. Aussi, pour plus d’un candidat, la ver-
sion à été une cause de salut en rachetant la faiblesse de
l'autre composition.
Je n'ai rien de nouveau à dire sur l'examen oral. C’est tou-
jours la mémoire qui est en progrès plus que toutes les autres
facultés. J’excepte, comme par le passé, la partie scientifi-
que. Nos collègues de la Faculté des sciences sont beaucoup
plus satisfaits des sciences, chez nous , que nous ne le som-
mes des lettres chez eux. Mais cette partie scientifique du
(1) Traité des études, 7° livre.
DISCOURS BE M. BOULLIER. 487
baccalauréat ès-tettres est aujourd'hui considérablement ré-
duite.
J'ai peur de paraitre trop abonder dans mon sens et tout
juger de mon point de vue, si j'ose déplorer l’affaiblissement
continu de la logique ou de la philosophie? Mais comment
étudier la logique quand on à besoin de tout son temps
pour revoir tout le reste, pour refaire tant bien que mal
la rhétorique , la seconde et méme la troisième et si on la
voit, comment la voit-on ? Les trois questions où elle est
maintenant comprise tout entière, et qui sont un résumé de
toutes Îles questions de l'ancien programme , ne sont pas
traitées avec plus de temps et de soin que des questions
d'une étendue ordinaire, pour lesquelles il suffit d’une très-
courte réponse. Plus d'un candidat a épuisé en cinq minutes
tout ce qu'il sait de psychologie, de morale, de logique et de
théodicée. Qui 4 analysé et étudié , qui même a lu, je dirai
plus, qui a vu ces cinq ouvrages excellents de Cicéron, de
Descartes, d'Arnauld ; de Fénelon, de Bossuet , qui tiennent
aujourd'hui ia plus grande place dans l'examen ? On s'ima-
gine avoir tout fait pour le mieux, si on a bien voulu se don-
ner là peine d'apprendre par cœur quelque résumé plus ou
moins court, plus ou moins insignifiant. J'arrête un candi-
dat qui traite de cette façon le Discours de la Méthode; je
lui demande dans quelle langue il est écrit; la question le
trouble , il hésite, il réfléchit , et it me répond que c'est en
latin.
Élève du Lycée de Lyon, je me souviens, Messieurs , d’un
temps, et d’autres ici s'en souviennent comme moi, où la phi-
losophie était plus prospère. Avec quelle avidité ne suivions-
nous pas les lecons d’un professeur dont le souvenir nous
est cher, et qui est celui-là même qui préside aujourd’hui à
cette cérémonie. (ruidés et excités par cé maître excellent,
aux leçons de la classe nous ajoutiéns des lectures, des ana-
4338 DISCOURS DE M. BOUILLIER.
lyses, des extraits de bon nombre d'ouvrages de philosophie,
et nous donnions une assez rude occupation aux employés de
cette bibliothèque.
Mais qu'importe aujourd'hui que les maitres et les program-
nes soient excellents, si les élèves, abusant de plus en plus de
la liberté de déserter les classes et de se présenter, quand bon
leur semble, à l'examen, ne font plus de logique ou n'en font
. plus que le quart ou la moitié? Je crains bien que l'espérance
d'arriver un peu plus tôt au terme par des préparations hâti-
ves, abrégées et superficielles ne soit fatale aux réformes les
meilleures et aux fortes et sérieuses études. Ne voyons-nous
pas que les jeunes gens sont de plus en plus impatents des
leçons des maitres, du travail et surtout de la discipline, et
les parents de plus en plus avides, comme ils disent, de ga-
gner du temps ?
Ne pourrait-on donc pas concilier l'intérêt de la liberté et
celui des études en demandant à tout jeune homme âgé de
moins de vingt ans un certificat d’études qui serait délivré, non
pas seulement par'les lycées et les colléges, mais par tous les
établissements d'instruction sans exception , à la seule con-
dition de prouver qu’ils sont en possession d’un cours régu-
lier et complet d’études ?
Peut-être nous fera-t-on le reproche d'encourager nous-
mêmes , par notre indulgence, cette désertion déplorable.
Pourquoi ne pas arrêter court à l'examen ces téméraires ?
pourquoi leur succès vient-il trop souvent encourager d'au-
tres à suivre leur mauvais exemple ? De tous les reproches
qu’on peut faire à la Faculté des lettres, j'en conviens, il n'en
est pas, de mieux mérité que celui d'une trop grande in-
dulgence. Avons-nous toujours bien défendu la porte des
carrières libérales contre le flot qui les envahit? Combien -
sont-ils les aspirants au diplôme qui, par défaut d'intelli-
gence ou de travail, ont dù définitivement y renoncer! Ne
DISCOURS DE M. BOUILLIER. 459
uus sommes-nous pas plus tôt lassés de les refuser qu'ils ne
se sont lassés de se présenter ? Là-dessus nous ne sommes
pas , je l'avoue , sans quelques scrupules et quelques re-
mords ? Car, que ne peut-on pas dire en faveur de la sévé-
rité? La sévérité, c’est l'intérêt bien enténdu des parents,
des maîtres et des jeunes gens ; c’est la fortune de tous les
établissements sérieux d'instruction publique ; c’est la cause
du travail, de la discipline et des bonnes études ; c'est la
cause enfin de la société elle-même. Je m'arrèête, et pour ne pas
trop déplaire à la plus jeune partie de cet auditoire, je me hâte
de finir cette sorte de dithyrambe en l'honneur de la sévérité.
Mais combien, quand il s’agit de donner des boules, ne de-
meurons-nous pas au-dessous de cette sévérité idéale ? Pour
atténuer nos torts, je dirai, cependant, qu'il servirait de peu,
dans l'intérêt général des études, que la Faculté des Lettres de
Lyon eût une mesure particulière de sévérité, et que, fus-
sions-nous plus sévères , à moins d'employer deux poids et
deux mesures, ce que nous ne ferons pas, nous ne pouvons
arrèter ces déserteurs de la logique.Comment ne pas recevoir
le bon élève de rhétorique, auquel il a plu de ne faire qu’une
partie de la logique ou même pas du tout, lorsque la lo-
gique et surtout les sciences, c’est-à-dire les études de
la derniere année classique, ne figurent plus que pour une
partie relativement peu importante dans l'examen ; lors-
que, à moins d'une nullité complète , elles peuvent être
compensées par d'autres parties, surtout par les compo-
sitions ? Mais, enfin, il vient d’être interdit à tout candidat de
se présenter pour la première fois dans la session d'avril.
c'est-à-dire avant la fin de l'année, et on a commencé à por-
ter remède à ce grand mal que depuis longtemps nous n’a-
vons cessé de signaler.
Les mentions bien, proportionnellement plus rares que
les années précédentes. ne s'élèvent qu’au nombre de dix.
#90 DISCOURS DE M. BOUILLIER.
Elles ont été obtenues en décembre par MM. Ferber, Co-
cusse, Chenel, Ribiollet ; en avril, par MM. Mure et Brugel :
en août, à Lyon, par MM. Maurin, Reybère, Jourdan ; à
Clermont, par M. Barrière. Nous avons donné deux men-
tions très-bien, l’une à M. Boffard, du Lycée de Lyon, l’au-
tre à M. Chauvy, de Clermont.
Un sujet non moins digne de tout notre intérêt que le bacca-
lauréat ès-lettres lui-même , c’est la partie littéraire du bac-
calauréat ès-sciences qui nous a été confiée. Sur cette alliance
entre les sciences et les letires repose tout entier, de l’aveu de
tous, le succès du nouveau système d’études. Or, n'est-il pas à
craindre qu’une boule unique ne soit pas une arme suffisante
vour défendre à la fois les langues anciennes, les langues
vivantes, les auteurs français, la logique, l'histoire et la géo-
graphie ? Comment empêcherons-nous qu'un candidat avisé
ne s’exempte à son gré de telle ou telle partie de l'examen
littéraire , assuré qu'ayant bien répondu sur toutes les au-
tres, il n’a pas à craindre une bouk noire, ou qu'il pourra
la racheter par une boule d’une autre couleur? Je suis mé
me disposé à croire que déjà quelques candidats ont fait ce
calcul au détriment de l'anglais et de l'allemand , où en géné.
ral ils se sont montrés, sinon tout-à-fait nuls, au moins de
la dernière faiblesse.
Telles sont, Messieurs, nos observations critiques sur les
examens. Qu'on ne se trompe pas sur le sentiment qui nous
les mspire. Nous aimons la jeunesse ; et comment ne pas
l'aimer? Mais nous l’aimons sans faiblesse , fortiter, nous ai
mons ses vrais et ses grands intérêts, qui sont ceux du tra
vail, de l'étude et de la discipline.
Je ne vous ai parlé que des cours et des examens, qui
sont nos travaux officiels, mais à ceux-là nous en ajoutons
d'autres encore, de fréquentes lectures dans les académies.
des mémoires, des ouvrages, des publications de toute sorte
DISCOURS DE M. BOUILLIER. 491
qui étendent plus au loin l'influence de notre enseignement.
Nous sommes membres actifs des sociétés savantes et litté-
raires de cette ville qui ont bien voulu nous accueillir dans
leur sein; nous contribuons à alimenter les mémoires, les
annales, les revues qui se publient à Lyon , et témoignent
que toute la vie intellectuelle et littéraire n'est pas encore
concentrée dans la capitale (1).
Mais, Messieurs, trois Facultés nouvelles ajoutées aux an-
ciennes et installées à ce même moment avec le plus grand éclat
à Douai, à Nancy, à Clermont, ne prouvent-elles pas hautement
l'estime des services déjà rendus par ces belles et libérales
institulions et l'attente de plus grandes encore ? Placées à tous
les chefs-lieux des seize grandes académies, dans lesquelles
se partage aujourd'hui le gouvernement de l'instruction pu
blique , les Facultés sont le couronnement d’une nouvelle et
plus forte organisation de l’Université. Ainsi, l'Université qui.
au sein de nos troubles politiques et dans nos plus mauvais
jours, avait semblé un instant menacée, reparaît plus puis-
sante et plus prospère. Nos espérances n’ont pas été trompées.
et, comme le premier empire avait eu la gloire de la fonder.
le second empire devait avoir celle de laccroiître et de la
raffermir. ,
F. BouiLier.
(4) En moins de deux années lu Faculté des Lettres de Lyon a publie les
ouvrages suivants : Poèmes évangéliques, par M. Victor de Laprade, Tublean
de la Littérature du Nord, par M. Eichhoff, de la Condition des Classes ugri-
coles, depuis le moyen âge jusqu’en 89, par M. Dareste de la Chavanne,
Histoire de la Philosophie Cartésienne en 2 vol. in-&, par M. Bouillier.
PTE ES 21 il LP SEE
CRAPhIaT
à = = Vire
PENSÉES D'UN SOLITAIRE, par FÉLIX OLIVIER ; deuxième édition,
revue et augmentée d’une deuxième partie. — 1854.
Nous ne comptions pas reparler ici de ce livre dont nous avons
rendu-compte l’année dernière (1). Malgré l’addition considérable
qui en a doublé le volume, un second article nous paraissait de-
voir entrainer des répétitions, et c’est une sage maxime, dans la vie
littéraire comme dans la vie du monde, dese répéter le moins
possible. En outre, une circonstance particulière semblait nous
imposer désormais le silence sur M. Olivier ; il s’est trop souvenu
de notre premier compte-rendu, il en a parlé dans sa nouvelle
préface en termes si exagérés qu'il nous met aujourd'hui
mal à l’aise. Comment louer décemment un homme qui nous
loue ? Nous engageons M. Olivier à se montrer à l'avenir moins
reconnaissant envers ses amis : il finirait par leur fermer la
bouche, et par se trouver seul en face de critiques auxquelles
il faut pourtant répondre.
En effet, ce livre si inoffensif a été à Lyon l’objet d'attaques
très-vives. Fort désireux, comme toujours, de contrôler nos juge-
ments par ceux des hommes qui tiennent une plume autour de
nous, nous lisions avec empressement tout ce qui paraissait sur
les Pensées d’un Solitaire ; nous avons été douloureusement sur-
pris en voyant des Lyonnais, des lettrés, des hommes religieux
critiquer amèrement l'œuvre d’un compatriote, d’un esprit aima-
ble et honnète , dont ils étaient forcés , en définitive, de faire
l'éloge sur tous les points capitaux. « Ce livre est un bon livre,
(4) Revue du Lyonnais, 41° livr.. 30 novembre 1853.
BIBLIOGRAPHIE. 493
disaiènt#s ; il y règne un grand fond d’honnètete, un sentiment
chrétien qu'on ne saurait trop louer, qui révèle une âme conscien-
cieuse et droite ; »-et, en mème temps, ils lui reprochaient mille
défauts, et des plus graves. On aurait dit que de la main gauche
ils levaient leur chapeau au pauvre auteur en le flagellant de la
main droite. Bref, les critiques de détail détruisaient de fond
en comble l’éloge de l’ensemble; et ce bon livre devenait un très-
mauvais livre. Ces duretés nous inspiraient des scrupules. Quoi
donc ! nous étions-nqus si fort trompé l’année dernière ! Nous
avons voulu sortir de ce doute; nous avons relu le livre avec un
soin méticuleux ; nous avons relu aussi les critiques avec la dé-
férence que méritent les noms dont elles sont signées ; nous
nous sommes interrogé ‘avec calme, et qu'est-il résulté de cet
examen ? Les accusations nous ont paru encore plus injustes,
et M. Olivier plus digne d’une estime sincère.
Il y a plusieurs manières de comprendre la critique littéraire.
On nous dit qu’à Paris, où tout se perfectionne , certains jour-
naux sont devenus comme des maquis où le critique est embus-
qué, l’escopette au poing, rançonnant quiconque passe à sa por-
tée, en faisant feu sur qui ne s'exécute pas de bonne gràce. En
province, gràce à Dieu , nous n'en sommes point encore à ces
raffinements de civilisation. Mais, pour être désintéressée, la cri-
tique n’est pas toujours bienveillante. 11 y a des esprits moroses
qui voient tout en noir, des tempéraments bilieux qui éprouvent |
le besoin de déverser sur n'importe qui l’amertume secrète qui
les fatigue. Pour ces gens-là le feuilleton est un prétoire où ils
font comparaître à leur barre l’auteur dont ils daignent s’occu-
per ; la critique est un réquisitoire qu’ils fulminent sur sa tête.
Ils savent, avec un art digne de Laubardemont, transformer
en forfaits ses inadvertances ; ils fouillent son passé , incrimi-
nent son présent, lui prophétisent un avenir lugubre. Heureux
encore quand ils ne présentent pas son cas comme pendable, et
qu’ils se contentent , pour cette fois, de ce rude avertissement.
Nous avons vu pourtant pratiquer parfois, et, osons le dire,
nous avons pratiqué nous-même une autre sorte de critique
littéraire. Pour nous, l’auteur qui frappe à notre porte. son livre
494 BIBLIOGRAPHIE,
à la main, est un visiteur qui désire être présenté à #pénauus,
dans ce salon qu'on appelle un Journal ou une Revue. Nous le
faisons asseoir, nous causons. S'il est sot, ennuyeux, ou pis en-
core, il y a cent façons de l’éconduire, mais nous n’irons pas pour
cela publier ses défauts sur les toits, et en faire des gorges chau-
des; cela n’est ni poli ni charitable. Au contraire, notre heureuse
fortune nous a-t-elle amené un homme d’esprit qui soit en mème
temps un homme de cœur? Oh! alors c’est grande fête cher
nous : nous lui ouvrons la porte à deux battants, nous le pré-
sentons à ceux qui veulent bien venir nous voir, pour les faire
jouir de son mérite comme nous en avons joui nous-mêmes.
S’il faut l'avouer, nous tâchons même de faire briller son es-
prit comme un joaillier fait scintiller ses bijoux ; cette petite habi-
leté est bien permise, puisque tout le monde y gagne. Est-ce à
dire pour cela que notre nouveau-venu n'ait point de côtés fai-
bles ? que ce soit un phénix, une merveille, une perfection ? Eh!
mob Dieu, la perfection n’est nulle part dans ce monde péris-
sable. Le soleil lui-même a des taches, ce qui n’est point une
raison de nier sa lumière ni sa chaleur. Au nom du eïel ayons
donc un peu d’indulgence,
Et faisons un peu grâce à la nature humaine !
Notre brave Horace, tout païen qu'il était, et proscrit par l'abbé
Gaume, l'entendait plus chrétiennement. Îl nous recommande
de ne pas trop scruter les défauts d'autrui, de nous examiner
nous-même pour voir si nous n’en avons pas de plus graves,
de dissimuler même ceux qui déparent les qualités de nos amis:
At pater ut nati, sic nos debemns amici
Si quod sit vitium non fastidire.
Et aïlleurs, en parlant des défauts littéraires :
Ubi plura nitent in carmine, cur ego paucis
Offender maculis ?
Ce qui veut dire , à sévères critiques , que les légères imperfec-
tions que vous avez épluchées avec tant de soin n'auraient point
dû fermer vos yeux aux mérites solides d’un livre où une haute
inspiration spiritualiste, morale, chrétienne, est revêtue des for-
mes les plus aïimables et quelquefois les plus éloquentes.
BIBLIOGRAPHIE. 495
Mais qu'avons-nous fait . © ciel, nous ne pouvons le nier ;
nous voilà pris en flagrant délit, dûment atteint et convaincu
de trois citations !.... Dieu sait quelle figure va faire le critique,
et à quoi nous devons nous attendre !
Citer Horace ! à Dieu ! quel crime abomineble !
Ilest vrai que, puisque nous sommes en pleine chicane , nous
pouvons plaider la circonstance atténuante. A qui la citation sera-
t-elle permise si elle nous est interdite ? Tous ceux qui nous
connaissent avoueront qu'il est juste de nous la pardonner,
comme on pardonne aux teinturiers d’avoir les mains noires.
Mais nous serons plus frane, et nous ne croyons pas impossible
de nous faire un mérite, à M. Olivier et à nous , de ce prétendu
crime. Point n’est besoin d’être professeur pour goûter les cita-
tions. Nous connaissons des hommes très-bien posés, magis-
trats, négociants, avocats, voire même procureurs , qui aiment
à trouver formulée en un mot énergique une pensée que les lan-
gues bavardes des modernes délayent dans trois phrases. Ils
prennent plaisir à ces souvenirs qui leur rappellent les études
de leur jeunesse, de cet heureux temps où, au lieu de compuiser
des dossiers poudreux, ils feuilletaient les écrits des plus beaux
génies que le monde ait vus , de ces Aommes divins, comme le
disait naguère un grand évêque de l’Académie française , dans
un discours tout plein de citations, que Dieu a suscilés pour ne
pas laisser son nom sans témoignage au sein des sociélés anti-
ques. Et vous riez, à critique : vous vous moquez: vous ima-
ginez une citation grotesque el à contre-sens où vous profanez
un texte sacré, pour tourner en ridicule les citations les plus
justes, les plus heureuses, les plus respectueuses pour les saints
livres ! Vraiment je suis trop poli pour vous dire sur qui le ridi-
cule tombe.
Les autres reproches sont de même force : « Telle pensée est
obscure, » réfléchissez , Ô critique , peut-être finirez-vous par la
comprendre; telle autre est niaise réfléchissez encore: il se pourra
faire que vous y trouviez un sens profond;«1Il y a des légèretés que
ma plume virginale se refuse à transcrire. » Oh ! pour le coup, la
plaisanterie est forte. Qui eùt pense, 6 critique, que vous dussiez
496 BIBLIOGRAPHIE.
vous: efflaroucher de si peu! Quoi! vous avez voilé votre face
pudique parce que M. Olivier parle très-gravement , et en très-
bons termes, de l’amour, de la pudeur, des coupables voluptés
et de leurs funestes effets ? Mais alors quel livre de morale lirez-
vous en sûreté de conscience ? Il y a peu de gens qui poussent
si loin que vous la délicatesse, et M. Olivier a beaucoup de com-
plices parmi ses nombreux lecteurs. Mais, peut-on croire qu'ils
se soient si fort ahusés, ces personnages si considérables et si
compétents, du clergé, de l'administration, de la magistrature,
de la science, qui ont trouvé le livre moral, utile, édifiant ? C'est
le cas de dire par une dernière citation :
Est bien fou du cerveau
Qui prétend contenter tout le monde et son père!
Passons, et sans insister plus longtemps sur une discussion
sans objet, parlons de cette seconde édition, et des Pensées nou-
velles qui sont venues se joindre à leurs aînées.
Elles ont les mêmes mérites que celles que nous signalions l’an-
. née dernière, l'élévation de la pensée , la noblesse de l’expres-
sion, la vivacité du trait , l'éclat de l’image. Ajoutons qu'après
mûr examen, cette seconde partie nous parait en progrès sur la
première, où nous avions parfois à noter une sorte d’exubérance
qui s’est resserrée dans de justes limites. Nous y trouvons plu-
sieurs pages qui décèlent un écrivain , dans le meilleur sens du
mot. 1l faut citer en particulier les Pensées sur la Politique
(p. 123), surla Guerre {p. 142), sur une Loi dela nature {p. 145),
sur les variétés du Génie (p. 153), sur le dogme de la Résurrec-
tion des corps (p. 161), sur la Philosophie de l’histoire (p. 169),
sur Ja Justice et la Bonté divines (p. 177). On se tromperait si
on cherchait dans ces Pensées des choses nouvelles, imprévues,
piquantes ; M. Olivier né poursuit point ces effets ; il ne veut ni
amuser ni surprendre ; il fait penser. [| nous arrête sur un mot
très-simple, que nous avons entendu mille fois, que nous savons
par cœur dès l'enfance, mais auquel peut-être, par l’effet mème
de cette familiarité, nous pensons fort peu. Il nous en fait voir
le vrai sens, la vraie profondeur ; il fait pénétrer jusqu'à notre
âme le rayon de feu de la vérité, Ces Pensées ne sont donc point
BIBLIOGRAPHIE. 497
comme celles de La Rochefoucault, des malices curieusement
aiguisées ; ni comme celles de La Bruyère de fines et moqueuses
observations sur les travers et les ridicules des hommes. On
pourrait plutôt les comparer (ce rapprochement a déjà été fait),
à celles de l’aimable et malheureux Vauvenargues, avec moins de
pureté dans le trait, mais avec plus de suite dans les idées, avec
un sentiment plus tendre et un esprit incomparablement plus
chrétien. Nous ne nommons pas Pascal ; qui peut lui être com-
paré? Du moins, M. Olivier a évité les écarts de cet illustre et
infortuné génie, dont l'histoire lamentable apprend éloquemment
à tous les hommes qui pensent, qu'il n’y a qu'un pas de l’in-
telligence la plus haute à la folie, et que l’absolu, comme le
soleil , aveugle ceux qui veulent fixer sur lui des regards trop
. audacieux.
Faut-il, nous aussi, pour nous montrer impartial, apporter à
M. Olivier notre contingent de petits reproches, de petits con-
seils, de petites tracasseries ? Dieu nous en garde. On a tout dit
sur ce point, et plus qu'il n’était juste. Les lecteurs qui en au-
raient la fantaisie, pourront s’édifier amplement sur lés défauts
de M.Olivier dans les articles auxquels nous avons essayé de répon-
dre. Nous n’aimons point cette sorte de Jansénisme littéraire qui
tient si raide la balance de la Justice. Et, puisque ce mot de Jan-
sénisme est venu sous notre plume, disons que ce n’est point
par hasard; cette comparaison nous obsède. Il s’est trouvé des
théologiens qui, sous prétexte de relever la verlu à sa vraie hau-
teur, l’ont placée si fort au-dessus de la portée humaine; qui
ont si fort exagéré la difficulté d'y atteindre ; qui ont montré
tant de vanité dans les efforts des pauvres humains et tant de
taches dans leurs meilleures intentions , qu’un grand nombre
d'âmes se sont découragées. Entre l'impossibilité de faire bien
et le danger de faire mal , elles ont pris le parti de ne plus
agir. Les critiques trop sévères partent d’une erreur analogue
et aboutissent, pour l'esprit, au mème résultat. S'il est si dif-
ficile de bien écrire, si l’on est exposé à la férule pour les
moindres fautes (et qui n'en fait pas? l'abbé d'Olivet en a
trouvé trente-cinq dans une page de Racine), il faudra de l’hé-
32
498 BIBLIOGRAPHIE.
roisme pour oser imprimer dix lignes. Le far niente est bien
plus doux. Nous avons de bons fauteuils , une chambre bien
chaude, de gaïs amis,
Buvons, mangeons, dormons et faisons feu qui dure.
Là, du moins, le critique n'aura mot à dire. l est vrai que
nous ne servirons à rien; on pourra mettre sur notre tombe,
comme le disait l’éloquent Césare Cantu, l’Aumiliant « ils n’ont
rien fait; » et, ce qui est plus sérieux, au jour du jugement,
nous ne pourrons présenter aucune œuvre utile au maitre exi-
geant qui ne nous a pas confié le talent pour l’eufouir ni la
Jamière pour la mettre sous le boisseau : qu'importe au criti-
que! La vertu et le mérite, pour lui, c’est l'immobilité de la
momie, qui, elle du moins, ne fait jamais de maladresse, et
ne commet aucune citation. —Mais pourquoi plaisanter en un
sujet qui est vraiment grave ? A cette rigueur qui étouffe et sté-
rilise, opposons la doctrine libérale que préchait l’illustre Joseph
de Maistre (un rude joûteur pourtant) : « En fait de littérature,
il faut encourager toutes les tentatives honnêtes. » Grande et
profonde parole ! Qui sait si ce brin d'herbe que nous allions
fouler aux pieds n’est pas destiné à devenir un grand arbre
où les oiseaux du ciel s’abriteront ? Ce n’est d’ailleurs que la
traduction d’une autre parole encore bien plus grande, bien
plus profonde, celle que chantaient les anges, il y a dix-huit
siècles, sur la tèle des bergers, dans cette nuit à jamais mé-
morable qui mettait fin au mende ancien et à la décadence de
l'humanité pour ouvrir l’ère nouvelle, l’ère du progres et de
l'amour : PAIX SUR LA TERRE AUX HOMMES DE BONNE VOLONTÉ :
Que M. Olivier ne s'inquiète donc pas outre mesure de ces
critiques dont il est l’objet pour avoir fait acte de bonne vo-
lonté. Après tout, les critiques passeront; elles ont déjà vécu ce
que vivent les feuilletons ; son livre restera. Et si cette vengeance
pe lui suffit pas, il lui est loisible d'en prendre une plus com-
plète. Qu'il fasse an second ouvrage ; qu'il imite Boilean faisant
servir ses wéiles ennemis à stimuler son activité et à épurer sen
talent :
Leur venin qui sur moi brule de s bohehe.
Tous les jours en marchant m'empèche de broncher ;
BIBLIOGRAPHIE. 499
Je songe, à chaque trait que ma plume hasarde,
Que d’an œil dangereux leur troupe mo regarde.
Je sais sur leurs avis corriger mes erreurs,
Et je mets à profit leurs malignes fureurs.
Sitôt que sur un vice ils peuvent me eonfondre,
C'est en me guérissant que je sais leur répondre ;
Et plus en criminel ils peuvent m'ériger,
Plus, croissant en vertu, je songe à me venger.
Dieu! que de citations! 6 critique ayez pitié de moi!
Au reste, ce ne sont point les sujets qui manqueront à l'au-
teur des Pensées d’un Solilaire s'il veut écrire encore. La na-
ture de son talent semble l’appeler à un beau rôle. {la un sen-
timent profond des choses religieuses, et, en même temps, il
sait la Jangue qu'il convient de parler aux hommes de notre
temps, lettrés, savants, philosophes. 11 pourrait faire parvenir
jusqu’à eux, grâce à ce double don, des vérités que plusieurs
méconnaissent encore. Lyon possède déjà une pléiada d’esprits
d'élite qui lui forment une glorieuse couronne, et dontle caractère
commun est de présenter à notre siècle la religion du Christ,
sous les traits les plus enchanteurs que les arts de l’homme lui
aient encore donnés: les Laprade, qui redisent en beaux vers
les paroles divines; les Janmot, qui peignent avec un charme
si pénétrant la divine leçon de l’épi de blé et la première com-
munion; les Blanc-Saint-Bonnet, qui vont chercher dans la plus
haute métaphysique des analogies saisissantes qui inclinent
à la foi les àmes rebelles; les Desgeorge, dont l’enseigne-
ment modeste et grave s'est fait écouter avec tant de res-
pect et a produit tant de fruits. Procédant comme eux de la
haute inspiration du spiritualisme chrétien, M. Olivier pour-
rait, par de tout autres voies, viser au même but. Comme lui,
ces hommes éminents ont élé beaucoup attaqués ; ils le sont
encore, ils n'auraient qu’à prêter l'oreille pour saisir au pas-
sage l'écho de critiques sèches, qui ne les empêchent point de
poursuivre glorieusement leur route. Comme eux, à coup sûr,
M. Olivier finirait par se faire accepter, il rendrait de signa-
lés services, et, après avoir semé dans la douleur, il moisson-
neraïit dans la joie. H. HiGnann.
| NOTE L |
AU SUJET DU DISCOURS DE RENTRÉE DE M. L'AVOUAT
GÉNÉRAL VALANTIN. |
ll y a encore en France , et particulièrement à la Cour de
Lyon, des magistrats qui aiment la philosophie , et qui s'élèvent
au-dessus du code pour trouver le principe et la raison suprème
des lois écrites. De ce nombre est M. l’avocat-général Valantin,
dont le discours de rentrée vient d'être accucilli par les applau-
dissements unanimes de la magistrature et du barreau. L'idée
philosophique dans la jurisprudence au XVile siècle, tel est le sujet
de ce discours remarquable parles connaissances philosophiques,
par l'élévation du langage et de la pensée. M.Valantin nous montre
l'influence de la grande philosophie de Descartes sur les théories de
la jurisprudence dans Domat et dans D’Aguesseau, continuateur de
la tradition philosophique du XVile siècle. Sous l'influence de
Descartes et de Malebranche, tous deux ont admis une raison uni-
verselle qui, indépendamment de la foi , révèle à tousles hommes
une mème justice, tous deux ont vu dans cette justice suprème
et absolue une émanation, un attribut de Dieu lui-mème, et le
principe de toute législation humaine. C’est là qu’il faut que le
jurisconsulte élève d’abord les regards, et, après avoir contemplé
la Justice dans sa source mème, il redescendra aux lois des
hommes, et les jugera d’après ce divin exemplaire. Ainsi avaient
procédé les législateurs, les sages anciens, Platon et Cicéron,
dans leurs traités des lois. En tête des lois particulières qu'ils
ont rêvées pour leurs républiques, ils placent les principes d'où
elles tirent leur force et leur légitimité et remontent jusqu à
Dieu. M. Valantin nous cite aussi le traité des lois de la Somme,
où saint Thomas s'inspire à la fois de la sagesse des anciens
et de la sagesse du christianisme. Il se plaint avec raison que
ce traité est trop peu connu des jurisconsultes ; ajoutant qu'il
est aussi trop peu connu des théologiens qui font la guerre
à la raison et ne veulent pas admettre une morale naturelle.
On ne peut démontrer avec plus de force que l’auteur de ce
discours, la nécessité pour un jurisconsulte de ne pas séparer
la théorie de la pratique, et de remonter à la philosophie pour
y chercher la raison du droit. Nous applaudissons avec lui au
penseur qui a dit: Le mépris de la théorie constitue la préten-
tion excessivement orgueilleuse d'agir sans savoir ce qu'on fait,
et de parler sans savoir ce qu'on dit.
Espérons que l’autorité et l’exemple de M. Valantin contri-
bueront à ranimer , dans la magistrature et le barreau, cette
alliance heureuse du droit et de la philosophie , qui a fait la
force et la gloire des Domat et des D'Aguesseau.
Chronique.
Une véritable catastrophe est venue surprendre notre ville.
Deux arches du viaduc de la Saône se sont écroulées dans la ma-
tinée du 28 novembre. Nous laisserons aux ingénieurs le soin de
déterminer la cause de ce malheur. Ce pont, qui traverse la Saône
au débouché du tunnel de la Quarantaine, était à peu près achevé
et l’on pouvait parfaitement le juger. Il avait été construit sur des
proportions grandioses, et son aspect avait quelque chose d’impo-
sant. Les arches avient une courbe infiniment plus gracieuse que
celle adoptée pour notre pont du Change, et les pilastres qui
surmontaient les piles corrigaient la nudité d’une surface très-
désagréable à l'œil.Nous recommandons aux amateurs la vue prise
en aval. Elle nous a paru très-pittoresque et d’un grand style.
Le premier plan se compose de la maison attribuée à tort ou à
raison à Palladio, célèbre architecte du XVIe siècle, et que la
tyrannie de l'alignement doit condamner à la démolition. Cette
condamnation a au moins évité à cette charmante fabrique, d’une
couleur inimitable, l’affront du badigeonnage. Le bâtiment de
la Quarantaine, situé en amont, et qui contribue si bien à l'effet
général, disparaîtra probablement pour permettre l'ouverture
d’un débouché dans l’axe du pont Napoléon.
Nous recommandons à tous les candidats au baccalauréat ès-
lettres un petit ouvrage que vient de publier M. Maréchal, avec
l'autorisation du doyen de la Faculté. C’est un recueil complet
de toutes les versions et de tous les sujets de composition donnés
502 CHRONIQUE.
depuis sept ou huit ans par la Faculté des lettres de Lyon. Ils ne
peuvent mieux s'exercer que sur ces textes et ces sujets parfaite-
ment choisis ni mieux se renseigner sur la mesure de longueur
et de difficulté des versions adoptée par la Faculté, et sur la na-
ture des questions qu’elle donne à traiter en français et en
latin.
Les candidats au baccalauréat ès-sciences trouveront aussi,
dans ce recueil les versions données jusqu’à présent par la Fa-
culté des sciences.
de
MM. les abbes Fichet et Neyrat, qui dirigent avec un goût si
- pur les chants liturgiques de Saint-Jean et de Saint-Bonaven-
ture, viennent de publier un Canticum ou recueil de 100 canti-
ques à trois voix. Des airs populaires ou des mélodies extraites
des œuvres des grands maltres sont accompagnés d’une harmo-
aie simple et facile.
Le nouveau Canticum présente un autre attrait: les éditeurs se
sont livrés à des recherches pour découvrir à qui sont dus cer-
tains cantiques que leur poétique naïveté a rendus populaires,
et l’on est tout surpris de voir ce puissant orateur, le P. Bri-
daine , auteur tout à la fois de la musique et des paroles d’un
cantique des plus connus.
Le Canticum, du prix de 2 fr. 50 c., se vend chez Chouet,
rue Tramassac, 2.
On sait que la belle bibliothèque Forésienne de M. Courbon a
été achetée par la ville de Saint-Etienne ; c'est une bonne fortune
pour tous les Forésiens de conserver une collection si précieuse
pour leur pays ; nous apprenons que la partie de cette biblio-
thèque étrangère à l’histoire de ce pays, mais qui se compose
de bons ouvrages ayant surtout rapport à l'archéologie et aux
beaux-arts, sera vendue, à Lyon, dans le courant de janvier. Le
catalogue, qui vient de paraitre, sc trouve chez Auguste Brun,
libraire, rue du Plat, 13.
Variétrs.
UN MARTYR AU XVII SIÈCLE.
AU DIRECTEUR DE LA REVUE DU LYONNAIS.
Mon cher directeur,
Je tiens pour maxime de toute vérité, et bien établie, que rien
ne donne une idée plus exacte des temps anciens que la vue des
monuments de ces temps-là. Les faits, en tout et partout, quand
il est donné de les constater individuellement et directement,
valent bien mieux, à mon avis, que tous les raisonnements du
monde. Et, pour préciser l'objet de ma réflexion et aborder des
régions qui vous sont chères, est-il rien de plus fertile en en-
seignements, pour l’histoire de la langue et de la gravure, que
ces vieilles relations encadrant l'estampe et présentant le récit
sous la plüs populaire de toutes les formes, c’est-à-dire à la fois
aux yeux de l'esprit et à ceux du corps ? C’est sur un de ces mor-
ceaux d'archéologie typographique, Monsieur, que j'ai eu le
bonheur de mettre la main, en cherchant tout autre chose, après
plusieurs journées d’un poudreux travail, grimpé au falte d'un
marchepied, feuilletant des liasses de cèdes séculaires que l'inon-
dation de 1840 avait réduites en pâte et qui aujourd'hui tombent
en poussière comme les papyrus d'Herculanum ; et leur aspect
est celui de biscuits meringués un peu trop surpris au moment
de la cuisson. C'est au milieu de cette agréable manipulation, au
sein de ces détritus qui s’envolent en tourbillons comme les sé-
diments d’un incendie, qu'une petite feuille imprimée , pliée en
504 | UN MARTYR AU XVIIe SIÈCLE.
huit, attira soudain mes regards par sa propreté relative. Glissée
entre deux cèdes, probablement aux jours de sa vente et distribu-
tion dans les rues d'Annecy, elle a traversé intacte plus de deux
siècles. Jugez de ma satisfaction et de l'émotion que dut ressen-
tir mon cœur parcheminé d'archéologie : c'était à en perdre l’é-
quilibre et à trébucher du haut de mon échelle. Heureusement
le souvenir de votre amitié et de votre Revue m'a soutenu dans
cette délirante épreuve. Vous savez si j'aime peu à cacher la lu-
mière sous le boisseau ; j'ai donc pris la plume, un autre pren-
dra le crayon, et, sans altérer en rien le beau conditionnement
de la typographie et de la littérature savoisiennes, je remets le
public en possession de ce vieux document sacro-judiciaire, par
l'intermédiaire de votre recueil.
RECIT VERITABLE
SUR LE SUJET DE L'EMPRISONNEMENT , PROCEDURES.
et martyre de Reuerend et V''e FRANÇOIS FOLCHO, Prestre
flamand, Docteur en Théologie, Prothonotaire Apostolique, et
Inquisiteur de la Foy : ainsi qualifié dans une Lettre, munie
‘ du sceau de Sa Sainteté, et de la signature manuelle de plu-
sieurs Cardinaux, telle qne l’ont veuë et reconnuë plusieurs
personnes dignes de foi : icelui cruellement décapité à Veuay,
le 29 septembre 1643.
Bien qu’il n’appartienne qu’à l'Église de déclairer les Saincts
etles Martyrs , neantmoins elle ne defend pas d’honorer la sainc-
teté et les Martyres, quand nous les descouurons sous les mes-
mes signes qu’elle a coustume d'approuver : si elle a bien pu
avec verité nous donner l'estime de Saincts de plusieurs qui n’ont
donné autre preuve de l’estre , que par la seule et volontaire ef-
fusion de leur sang, pour la querelle de la foy, elle permet aussi
bien à nostre piété de priser et venerer ceux, qui outre le libre sa-
crifice de leur vie pour la mesme querelle, portent les preuves de .
s’y estre dès long-temps préparés.
Les titres et qualités du venerable François Folcho, reconnuës
aux escrits qu'il portoit sur 80y, jointes au zele qui seul le peut
auoir conduk à s'exposer aux mesmcs perils que nous honorons
aux SS. Martyrs, nous peuvent asseurer qu'il .estoit conduit du
mesme esprit et embrasé du mesme feu qui a toujours enflammé
UN MARTYR AU XVIIe SIÈCLE. 505
les Missionnaires Apostoliques, si nous remarquons sa constance
et la liberté avec laquelle il a sacrifié sa vie pour la foy, de quoy
mesmes rendront tesmoignage les Heretiques , qui n’ont peu as-
sister à sa mort admirable qu’à leur confusion.
Il fut apprehendé à Veuay, et estroitemeut emprisonné, estant
sur le point de s’embarquer pour traverser le Lac et passer en
Savoye : une troupe de menuës gens, notamment un de Geneue,
l'ayant arresté, l’interrogerent de sa qualité, et comme il res-
pondit qu’il estoit prestre, ils lui repartirent qu’il sembloit mieux
à un diable qu’à un prestre, qu’il estoit un espie et un seruiteur
de l’Antechrist, qui estoit le Pape, luy arracherent la barbe, le
frapperent de plusieurs coups de bastons et de pierres, et en
firent pleuvoir si grande gresle, qu’ils le contreignirent de sortir
d'un bateau où il essaya de s’embarquer, le menaçant de le
506 UN MARTYR AU XVII SIÈCLE.
precipiter dans le lac, A tous lesquels assauts il temoigna une
douceur et patience d’un sainct, leur respondant seulement
(quand ils lui reprochoient que s’il estoit homme de bien, il
viuroit comme eux, en leur Religion) que viuant en sa Religion,
il estoit plus homme de bien que s’il viuoit en la leur, qui estoit
fausse et pire que le diable, commencée par Luther et Caluin,
. Prestres et Religieux défroqués, damnés à tous les diables, ainsi
que tous eux seroient, s'ils ne se convertissoient,
fut à l'instant emprisonné sans qu'il fût permis à quelques
pieux catholiques de le visiter, qu’en l'assistance de deux Minis-
tres, et des Officiers de la lustice de Veuay, en presence desquels,
le Jeudi dixième septembre , il fut interrogé sur les points dont
on l’accusoit.
1 S'il .auuoit pas dit, que si on le connoissoit on l’adoreroit
comme Dieu.
UN MARTYR AU XVIS® SIÈCLE. 507
9 Que Luther et Caluin auoient commencé une Religion fausse
et pire que le diable et qu'ils estoient damnés, etc.
3 Qu'il ne vouloit point reconnoistre la Seigneurie de Berne
pour souueraine.
4 Qu'il avoit injurié la lustice , la blasmant de l'avoir empri-
sonné iniquement, et pour auoir dit la verité.
Al nia absolument le premier point : il aduoüa et confirma
le second et le quatriesme, et, pour le troisiesme, il dit, qu’il ne
reconnoissoit point la Seigneurie de Berne, en matière de reli-
gion.
Le premier ministre du lieu l'ayant à l'heure voulu exhorter
de se retracter et demander pardon , sur l’asseurance d'’estre mis
à l'instant en liberté, il le refusa constamment, disant, qu’il ai-
moit mieux mourir que de se retracter de la verité.
Le jour de S. Michel, il fut conduit de la Tour appelée du Puy,
accompagné de trois Ministres, qui se tourmenterent inutile-
ment à le peruertir, jusques au Tribunal de la place publique
qu’ils appellent la Banche, où son procès et sentence de mort
fut lu, en présence d’une grande affluence de peuple, tant He-
retiques que Catholiques estrangers , qui ouirent que les causes
de sa condamnation estaient les susdits quatre points, dont il es-
toit trop chargé, à la lecture du premier desquels il cria à haute
voix que cela estoit faux, qu'il n’avoit jamais proféré telles pa-
roles, qu'aussi n’estoient-elles pas prouvées. |
En effect, il est certain que personne n'a porté ce faux témoi-
gnage que le Geneuois qui l’attaqua le premier, ce que plusieurs
heretiques mesmes ont publié, et qu’il avoit seulement dit, que
si on le connaissoit on ne le traitteroit pas de la sorte, parce
qu’il estoit prestre.
La sentence estant leuë, comme par humble acceptation il is-
clina Ja teste , puis joignant les mains il les releva regardant
amoureusement le Ciel, et ayant librement donné les mains
pour estre liées, il demanda par où il falloit sortir, puis mar-
chant fort hardiment, avec une gravité modeste, un visage el
maintien sans apprehension, il alloit constamment resistant aux
attaques des ministres, lesquels il supplia, arriuant au lieu du
508 UN MARTYR AU XVIIe SIÈCLE.
supplice, de ne l'importuner plus, mais luy octroyer un peu de
repos pour recolliger son esprit et se preparer au martyre, ce que
luy refusant le premier Ministre, par la continuation de son
babil inutile, il luy dit : Laissez-moi, Ministre, alles coëffer
vostre femme.
1 voulut à l'instant faire une exhortation au peuple, qu'il
commença au nom du Père, et du Fils, et du St-Esprit, encoura-
geant les Catholiques presents à son exemple, d'endurer plus tot la
mort que de quitter la saincte Foy Catholique, Apostolique, Ro-
maine, hors laquelle il n’y a point de salut. Un des Ministres l'in-
terrompit, luy donnant du poing sous le menton et le démentant
à haute voix,et le Baillif lui imposa silence, commandant au bour-
reau de haster l’execution, qui dit à l'instant au Martyr de sortir
la langue, ce qu’il ft promptement, laquelle lui estant percée,
il continua d’invoquer Dieu et sa saincte Mère à son aide , criant
à haute voix : Vive la saincte Foy Catholique ! vive la saincte
Messe ! parmi lesquelles parolles le coutelas du bourreau fit sau-
ter la teste assez loin, entre les jambes du Lieutenant de la Jus-
tice de Veuay, qui auoit le premier prononcé sentence de mort
çontre ce constant Martyr. Son corps a esté honorablement en-
seuely par de pieux Catholiques, et le bruit commun est que
d’iceluy, et de son sang, qui fut ramassé déuotement de plu-
sieurs, sortit une tres-suave odeur.
Nous approuuons et permettons l’impresse et debite du pre-
sent Recit, comme trouvé par Nous conforme à ce que nous en
avons appris par diuerses personnes dignes de foy. Annessy, le
8 Decembre 1643.
SOPSRES AUGUSTE DE SALES, E. D'EBBRON,
Coadjuteur de Genève.
ANNECI, PAR ANDRÉ LEYAT,
Premier Imprimeur , et aduoûé de la ville, demeurant en rue
de Bœuf.
Voilà une de mes découvertes, mon cher directeur ; j'en aurai
d’autres pour les prochains numéros de la Revue. Elles sont à
votre disposition ; puissent-elles intéresser vos lecteurs.
Agréez, etc. G. BELLIN.
Fontlanières, ce 15 décembre 1854. |
LT TL LS pee
Se ee D Cm NS Me te em Sms = PU Se ee A A A ee D © æ 2
MEYERBEER ET L'ÉTOILE DU NORD.
Voilà bien près de vingt-cinq ans que Giacomo Meyerbeer règne sur no
tre scène lyrique ; c'est de lui, en effet, que date ce régime des opéras en
cinq actes qui a prévalu parmi nos compositeurs. Robert-le-Diable a cn-
gendré la Juive, qui a engcudré la Favorite et Charles VI, et ainsi des au-
tres. Et non seulement Mcÿerbccr a imposé sa manière à l’opéra français,
mais l'Îtalic n'y a pas échappé. Verdi, de l’autre côté des Alpes, procède
bien plus de l’auteur de Robert que de Bellini et de Donizetti. Singulier
contraste ! Tandis qu'en France il se manifeste une réaction timide encore,
mais néanmoins certaine, contre ce qu'on appelle la grande musique, contre
l'envahissement de l'harmonie proprement dite, l'Italie aspire à se dégager des
caresses musicales de ses maitres les plus aimés : les ardentes langueurs de
Norma, les palpitantes élégies du chantre de Lucie ne lui suffisent plus; même
la muse de Rossini ne lui semble plus assez sérieuse ; tous les concctti de la
langue musicale la laissent froide. Un autre idéal l’attire : l'idéal de la force,
füt-il entaché de rudesse et déparé par l’emphase. A cctitre, pour le dire
en passant, la musique de Verdi, l’auteur d’Ernani ct de Jérusalem, mé-
ritait mieux que les dédains avec lesquels nos critiques l'ont accueillie. Pent-
être y a-t-il dans le défaut même de cette musique qui fait fureur dans
toute l'Italie, dans la sonorité stridente qu’on lui reproche, un symptôme de
bon augure pour la malheurcuse patrie de Leopardi et de Sylvio Pellico.
Pour ce qui est du goût francais, à quoi bon le nier ? Malgré le respect et
les formules courtoises dont on use quand il s’agit d’une renommée aussi
éclatante que celle de l’auteur des Huguenots, il est évident que nous n'ap-
-portons plus, en allant écouter ses chefs-d’œuvre, les mêmes dispositions
qu'autrefois. Autrefois on disait : Je comprendrai, je m'efforccrai de com-
prendre. Maintenant on dit : Je ne comprendrai pas, ou bien ce ne scra
qu'avec beaucoup d'efforts. Cette différence, que je constate, n’infirme en
rien la valeur des dernières œuvres de Meycrbeer. L'auteur du Prophète
est très certainement égal à celui de Robert, Ce qui a baissé, ce n'est pas
l'inspiration du maître, c’est l'intelligence de l’auditeur, j'en suis, pour
mon compte, trés-persuadé ; en marchandant notre admiration à tel ou tel
morceau de la partition du Prophète, par exemple. ce n’est pas au maestro
b10 MEYERBEER ET L'ÉTOILE DU NORD.
que nous faisons le procès , c'est à nous-mêmes ; c'est comme si nous di-
sions : Ma faculté de sentir s'est épuisée, mon ardeur pour les grandes
choses s’est refroidie. Que ceci nous rende plus circonspects dans nos eri-
tiques.
Si nous sommes à la veille d’une révolution dans l'ordre musical ; si, dé-
goûtés de la vérité en musique, nous avons soif de mélodies facilcs, ce n'est
pas par cette raison que tout doit avoir unc fin en ce monde, et que, ainsi
que toute chose, le règne de Meycrbeer ait assez duré. Sans doute,
puisque, d'après le mot de Tacite, si fréquemment cité, quinze ans consti-
tuent en politique un long espace de temps, longe œvi spatium, sans doute
vingt-cinq ans peuvent bien former, cn musique, une période assez longue,
pour donner au parterre lc droit de demander des émotions nouvelles.
Mais c’est là la petite raison de notre changement. La vraie raison est en
nous-mêmes, Il y a, en effct, dans le monde des bellcs-lettres et des beaux-
arts, un temps d'arrêt bien propre à attrister tous ceux qui s'inquiètent en-
core des destinées morales de la patrie. L'esprit public est commo frappé
de langueur de prostralion. Tous nos artistes, quels qu'ils soient, peintres
ou sculpteurs, littérateurs ou musiciens, tous vivent do leur passé : on re-
fait ses tableaux et on réédite ses livres. L'activité matérielle prévaut et fait
taire les voix de l'esprit. Est-ce un bien, est-ce un mal ? Le question merite-
rait d'être traitée ; dans tous les cas, ce n'est pas dans un coin de feuilleton
que je viendrai, à l'exemple de tant d'autres, glisser un lieu commun de
rhétorique contre l'industrie de ce temps et la confondre avec le matéris-
lisme ; je mc borne à affirmer ceci : le niveau des esprits a baissé ; donc la
grande musique , la musique sérieuse ct forte a moins de chance d'être
écoutée qu'autrefois, et cela est vrai, en littérature comme èn musique, en
philosophie comme en histoire.
Aussi, pour ceux qui, comme nous , rattachent leurs premières impres -
sions musicales au souvenir des premières représentations de Kobert-le.
Diable, Mcyerbecr reste un maitre à part. Ses œuvres sont comme em-
prcintes d'une saveur particulière ; elles ne portent pas seulement le
cachet personnel de leur auteur ; en dehors du méritc intrinsèque, si origi-
nal et si profond, elles ont celui d'étre, en quelque sorte, la traduction du
génie de l'époque où elles ont paru. Elles sont marquées du secau collectif
qui ne manque jamais aux grandes œuvres En ce sens il est vrai de dire que
la musique de Meyerbeer est le commentaire méme de la littérature con-
temporaine ; elle en est inséparable. Pour ma part, je ne saurais assister
à une représentation du troisième acte des Huguenots, entendre l'air du
couvre-feu sans songcr aussitôt à la Notre-Dame-de-Paris de Victor Hugo.
Tout le moyen-êge, dont on a tant abuse de 1830 à 1840, revit dans ces airs
METERBEER ET L'ÉTOILE DU NORD. ti
si riches de couleur locale. La couleur locale ! C'était encore là, vous vous
en souvenez , un des engouements de l’époque. Meyerbeer en fit à sa
manière avec son orchestre ; il fut pittoresque comme Victor Hugo. La
Esmeralda n’a pes dü danser sur d’autres airs de danse que sur ceux
* du troisième aete dos Huguenots. L'Étoile du Nord est pleine de préoccupa-
tions de cette nature : on voit que le compositeur s'efforce souvent de ren-
dre, dans cette derniere partition, l'accent sauvage et guerrier du Tartare,
eomme il a saisi l'accent chevaleresque de l’'epopée dans Robert-le-Diable !
Meyerbcer ne poursuit pas seulement la vcrite dramatique, cet idéal do
Grètry, qui fut celui de Racine et de l’école classique, il poursuit dans l’art
Ja vérité vivante, pittoresque, concrète, pour paricr la langue des pédants,
la vérité telle que la comprenait Shakespeare, telle que l'école modern s’est
eforcése de la reproduire. De là, chez lui, cn même temps une recherche et
une variété prodigieuse de détails, des changements de tons et de rhythmes
l’emeur des cffets mélodiques et des contrastes, des alliances de timbres, de
dissonnances qui étonnent l'oreille, une certaine eétrangeté , une énergie
pre et farouche dans le coloris, et jusqu'à l’emploi d'instruments nouveaux
ou insolites : toutes choses qui répondent en liltérature au néologisme,
aux antithèses, à l'emploi des cpithèles saillantes ct des métaphores
hasardees. De là, encore, chez Meyerbecr, cette vérité individuelle dans
les caractères des personnages qu'il anime de son souffle puissant.
On peut dire, en effet, qu'il ne cherche pas seulement à traduire le
cri de l'âme, le cri du eœur humain en general , ce qui est le fond mème,
je le répèle, de la théorie classique, mais il fait respirer dens sa musique
l'ême particulière du personnage qui esten scène. Ainsi il suffira d'entendre
chanter quatre mesures par Robert, Marcel, ou même seulement par le
comte de Nevers ou le page Urbain pour reconnaitre le caractère que l’au-
tour a voulu donner à chacun d'eux ; et du commencement jusqu'à in
fin de l'opéra, chaque role est écrit ct soutenu avec une persis-
tance, une unilé qui semblait, jusqu’à Mcyerbeer, le privilego de la parole
écrite. Ce que le grand Corneille exécute avec ses alexandrins tragiques.le mu-
sicica le réalise avec des bémols ct des diezes. Remarquez que le chant, ou-
tre qu'il est toujours étroitement lié aux situations, celle comme une #-
mure à la personne même que représente l'acteur. Cette facuité de créer
des types en musique, des caractères comme ceux de Robert, de Marcel, etc. ,
constitue une des parties les plus originales du génie de Meyorbeer. Sous
ce repport, aucun de ses devaneiers ne lui est comparable.
L'évidonte snalogie qui existe entre les procédés de Meyerbeer et ceux
de tous les ccrivains me conduit à cette autre observation que je erois vraie,
à savoir que coite nresique n'est pas destinee à agir sur les nerfs seulement. à
519 MEYERBEER ET L'ÉTOILE DU NORD.
n’affecter que la partie sensible de notre être ; elle atteint jusqu'aux régions
supérieures de l’âme. On juge et on goûte en cffet la musique de Meyerbcer
non seulement ovec l’orcille et le sentiment, mais aussi avec la raison. Il
règne dans ces vastes partitions, d’une ordonnance si savante, une telle
science de composition — je prends ce mot dans l'acception où le prennent ”
les peintres — qu'elles s'adressent évidemment à quelque chose de plus
haut que le sens purement mélodique, à quelque chose qui cest la raison
même ct qui intervient pour avoir sa part des jouissances que l'oreille per-
çoit et ajouter aux émotions que le cœur éprouve. C'est le propre de cette
musique d'éveiller, chaque fois qu'on l'écoute, la faculté csthétique. Harmo-
nieusc et robuste Minerve, clle n'est pas sculement fille de la spontanéité et
de l’imagination, celle est fille aussi de la science et de la reflexion.
C'est ce côté sérieux dans le talent de l’auteur des Huyuenots qui lui a donné
si promptement ct si aisément prise sur un peuple aussi naturellement lit-
téraire que le peuple français ct par ecla mème très-sensible à la conve-
nance et à l'expression dans les œuvres d’art. Quoique nous fassions, nous
sommes les fils de Boileau, de Molière et de La Fontaine ; en prenant un
billet de parterre pour l'opéra, nous ne pouvons pas ne pas emporter avec
nous l’amour du vrai, de la clarté, le sentiment du net ct du positif, enfin
cette haute faculté de raison qui est fondamentale chez nous et qui sc re-
trouve dans notre langage comme cile ‘est dans notre cerveau. Les Italiens
sont alliés à la musique pour la passion : comme la musique était la seule
distraction, l'unique spéculation qui ne füt pas prohibée par leur gouverne-
ment, ils y mirent toute leur âme, et la musique devint ainsi pour eux un
refuge cnchanté contre la servitude.Les Allemands y allèrent per la voie des
idécs, par le chemin philosophique: voie ténébreuse, mystérieuse, remplie
d’accents inconnus ct de vagues murmures que surprirent Weber et
Becthoven. Mais pour nous la musique sera toujours une sœur de la raison,
au moins par alliance ; et c'est précisément pourquoi Meyerbeer nous a se-
duits, fascinés pendant vingt-cinq ans ; c'est précisément pourquoiil lui « suffi
d'une seule victoire,gagnée en 1831 ,par la première représentation de Robert,
pour avoir raison même de la popularité de Rossini, l'improvisateur su-
blime, qui crée la mélodie avec toute l’insousiance d'un enfant qui souffle au
soleil des bulles de savon au bout d'un chalumeau.
Il semble qu'on pourrait à la rigueur comparer Rossini à Rubens et à
Murillo, et Meyerbeer à Michel-Ange ct à Poussin. Comme l'auteur du jugc-
ment dernicr, il est porté au colossal ; sa touelre est violente. Jamais rien de
vague dans ses mélodics qui, pour n'étre pas dansantes, carrées, faciles
à retcnir, n’en sont pas moins d’une précision très-rigourcuse. Que la ligne
soit courte, brise, tourmentée, soit qu’il cn résulte souvent, à une première
MEYERBEER ET L'ÉTOILE DU NORD. 513
audition, de la confusion pour l'oreille, soit encore. Mais une fois que l’on
a saisi les lineaments de la pensée de l’auteur ct, pour ainsi dire, la configu-
ration de la mélodie à travers la simultancité des sons et l'enchevétrement
des accords, on est frappé de la fermeté du dessin, de l'sccentuation, de la
netteté de la ligne. C’est de la musique solide, bien arrétée , sans transpa-
rence, éloffée; à aucune place le tissu n’est uni, mais toujours il s'offre
chargé d'ornements les plus variés avec incrustations de pierreries.
C'est cette habitude propre à Meyerbecr de briser la mélodie juste au
moment où l'orcille s'apprète à en suivre le développement qui a fait croire
à plusieurs que le souffle, l'abondance manquaient à ce maitre. Mais qu'on
ne s'y trompe pas, celte habitude tient non pas à l'impuissance, mas à
un parti pris, à un système. Au fond, que veulent le musicien, l'écrivain,
l'artiste ? produire, certaines conditions étant données, une émotion assez
forte pour nous arracher aux préoccupations du monde extcricur. Qu'im-
porte alors que le musicien y arrive par des périodes longues, suivics de
ritournelles attendues, ou par des phrases brusquement coupées et enchai-
nées avec art les unes aux autres. Le style de Fénelen ou de Muassillon ne
ressemble pas à celui du père Lacordaire ou de Michelet. La haine du rem-
plissage, l'horreur du lieu commun, et aussi l'instinct si vivace en lui de la
précision, lui ont sans doute fait adopter ce dernier système. Il y a été aussi
porté par l'esprit tourmente de notre âge qui vit en lui et dans sa mu-
sique.
Ce qu'on peut en effet reprocher à cette musique, c'est de n'être pas sim-
ple, c'est d’être laborieuse dans son ensembe et ses détails; la
science n'y est pas exempte de recherches. Mais quel écrivain a été simple
depuis Châteaubriand ? La simplicité n'est pas le fait des peuples avancés en
civilisation et surtout des peuples en quête de nouvelles formules sociales,
politiques ou religieuses. Qui ambulat simpliciter, umbulal confidenter dit
Salomon. La simplicité , la eonliance, la paix, la sérénité, ces vertus
se touchent et se ressemblent, mais elles manqueut forcement à une épo-
que où prédominent, comme dans la nôtre, l'ardeur novatrice, l'ambition
inquiète, les espérances demesurées et les exagéralions tumultueuscs.
Aussi, pour bien juger et bien saisir les œuvres de Meyerbecr, il faut sc
reporter à l’époque de leur naissance. Toute notre fièvre de 1830 s’est d'ail”
leurs bien calméc! et nous sommes loin de ces années où nuit ct jour le
Vésuvec littéraire était en pleine éruption. Quelle époque !
C'était le temps où Victor Hugo publiait Notre-Dame-de-Paris et les
Feuilles d'automne, Lamennais les Paroles d'un Croyant, de Vigny Chattcr-
ton, et Barbier les lambes. Un jour, Châteaubriand, rencontré dans la rue,
&tait spontanément porte en triomphe par les Écoles ; le lendemain, le père
o14 MEYERBEER ET L'ÉTOILE DU NORD.
Enfantis s'essayait à devenir Dieu, en pleine Cour d'assises. L'apocaly pse
astronomique de Fourier, ln Palingénésie sociale du vénérable Ballanche
étaient lues, méditées et. comprises. Le monde fut témoin d'une inonda-
tion lyrique sans exemple; il pleuvait des sonnets et des religions, des
constitutions et des romans. M. Saintc-Beuve qui fait, à l'heure qu'il est,
tous les lundis, des prônes littéraires dans le Moniteur, révait autre chose
que les soporifiques lauriers de La Harpe, il aspirait à renouveler la poétique
du siècle, et, dans ses vers, Victor Hugo s'appelait le grand Victor tout court.
C'était le temps des longs cheveux, des grandes barbes, des femmes incom-
prises. Personne qui ne voulüt mettre un coin de roman dans sa vie. On
jetait le défi à la destinée; à vingt ans, l'écolier souhaitait d’être foudroyé
par quelque grande passion, fül-ce au prix de la mort. En ce temps-là, on
vit le-chevalier Desgrieux lire à Manon Lescaut étonnée qui ouvrait de
grands yeux les Médilations et les Harmonies de Lamartine. Werther fut
dépassé ; le Pot au Feu de Charlotte fut renversé avec dédain par Lélia, En
ce temps-là encore, M.de Musset, l’auteur de Rolla et de Namouna n'était
pas devenu une contrefaçon de M. Dupaty ou de M. Cumpenon. Lamartine.
l'Orphéc de ce temps, partait, comme un roi, pour l'Orient sur un navire
qu'il avait frêté à ses frais ; et ce même Lamartine, vieilli ct découronné,
de cette main qui toucha la lyre où vibrait le nom d'Elvire, tourne aujour
d'hui la meule du feuilleton dans les bureaux du Constitutionnel, que rail-
lait Antony le batard. Les acteurs eux-mêmes portaient au front un éclair
d'idéal et d'enthousiasme hélas ! éteint. Ils s’appclaient : Nourrit, Falcon,
Dorval, Taglioni, Frédérick Lemaitre. L'inerte piano devenait un trépied
sous la main de Litz ; et devant la rampe en feu, les cheveux en désordre,
passait et repassait comme une évocalion de Rembrandt, la silhouette de
Paganini tenant sous son bras un magique violon rapporté du Brocken.
Le siècle se trouva monté comme naturcilement au diapason de cette mu-
sique; il se reconnut de suite dans l’étrangete brülante, dans la violence pas-
sionnée et jusque dans l'ambition de cette langue nouvelle que parlait le mai-
tre, Celle musique avait de l'imprévu, de l'incommensurable, pour ainsi dire;
elle fascipait par sa force , son obscurité même : on s'y plongeait avec délices
comme dans un gouffre harmonieux. Il me souvient, à ce sujet, et M. Scribe
dut en rire, que nous fimes cette découverte qu'Alice et Bertram étaient
un mythe représentant le bon et le mauvais principe. Il se trouvait que
Meycrbeer avait mis en musique l’éternelle dualité, comme on disait alors.
Seulement il est arrivé ceci : le grand mouvement littéraire de 1850, si
hardi et si profond, est resté désordonné dans ses éléments, tumultueux,
convulsif et jusqu’à un certain point stérile ! Ina jamais pu acquérir dans
son ensemble, cette régularité classique, cette fixité sans laquelle il n’y a rien
MEYERBEER ET L'ÉTOILE DU NORD. 515
de durabl:, tandis que la musique de Mevyerbeer, romantique dans son
essence; revêlit du premier coup l'aspcct ct la grandeur classiques. Suprème
honneur pour ce maitre! en même temps que sa musique est au fond vio-
lente, dramatique, passionnée, la forme est précise, l’ensemble bien or-
donné; à tout instant, il la domine. Il gouverne son inspiration, il ressent
la passion extérieure, il respire le souffle qui énivre les âmes, sans en ètre
énivré lui-même ; il est toujours en pleine possession de sa verve et de
son génie. À côté de lui, M. Berlioz me parait volontiers persounifier assez
bien les instincts démesurés, l'exagération, l'utopie, mais aussi l'impuis
sance. Dans Meÿerbecr, au contraire, tout s'équilibre admirablement, la pas-
sion ct le style; il est ce qu'il veut ètre, épique dans Robert, dramatique
et passionné dans les Huguenots, religieux et solennel dans le Prophite,
brillant et plein de fantaisie dans l'Étoile.
Une chose aussi que ce maitre possède à un haut degré et qui a manque
à la littérature de ce temps, c'est la conscience ct lu tenue, ce reflet de ln
conscience. De là, cette lenteur à produire dont on lui a fait un reproche,
cette sollicitude inquiète, puérile aux yeux de quelques-uns, qu'il apporte
aux répétitions de ses œuvres, et qui n’est, après tout, que le respect de l'art
ct de soi-même, cette révérence intérieure, recommandée par la sagesse an-
tique. Soyez sûrs, quoi qu'il arrive, que ce n’est pas lui qui nous donnera ja.
mais ses mémoires comme Alexandre Dumas ct George Sand, son autobio-
graphie comme M. Berlivz, ou des feuilletons politiques cominr M.Ad. Adam.
Il a le droit de dire ce que disait Poussin, envoyant ses tableaux à Paris :
« ce ne sont point des tableaux que vos peintres cxpédient cn vingt-quatre
heures ct en sifflant.» {l tient avec raison que ve qui importe ce n'est pas le
temps qu’on met à produire une œuvre, mais simplement le mal faire.
Quant au reproche qu'on lui a fréquemment adressé d'étouffer ln voix
sous le fracas de l'orchestre, je n’en veux pas parler. Platon sc plaignait
déjà de son temps des empiétements de la flûte sur la voix humaine; et, au
train dont vont les choses, on peut prévoir encore un nouveau dévcloppe-
ment des masses chorales et instrumentales, au détriment des chanteurs.
Seulement, pour avoir de la grosse et savante musique, nous n'en aurons pas
moins de la petite musique, facile à saisir et fortement rhythmée. C'est là
que nous tendons par les motifs que j'ai indiqués en commencant.
A une société qui ne cousidère l’art que comme unc distraction à peine
au-dessus de celle que procure l'action de fumer un cigare . il faut évi-
demment une musique de second ordre, une espèce de perfectionnement
du genre de M. Musard : les grandes partitions de Meyerbeer seraient
trop lourdes pour son tempérament. En sommes-nous la? je souhaite que
non. Militaire ou industrielle, l'action est grande. dans l'atchier comme
516 MEYERBEER ET L'ÉTOILE DU NORD.
sous la tente ; muis, dans l’ordre des choses de l'esprit, dans le monde de
l’art, on ne surprend que d'’insipides battologies. Le rapetisse-toi des Chi-
nois semble être devenu chez nous une maxime à l'ordre du jour. L'art
n'est plus ce qu'il doit être, uno jouissance élevée qu'il faut conquérir, une
initiation à un monde supérieur.
Le lecteur eut sans doute préféré à l’élueubration ci-dessus une simple
analyse de l'Etoile du Nord; mon intention était bien tout d'abord de me
conformer à l'usage, de commencer par tracer le sommaire du libretto et de
finir per l'appréciation impartiale des morceaux les plus saillants de la parti-
tion. Mais le feuilletoniste projtose et le démon du feuilleton dispose ; et :l a
cctte fois disposé les choses de telle façon que de fil en aiguille, de phrase
en phrase, d'alinéa en alinéa, je me suis laisse aller à esquisser au fusain ct
sans beaucoup d'ordre, un chapitre moitié littéraire, moitié musical, sur les
rapports de la musique de Meycrbcer avec la littérature contemporaine. Que
lc lecteur me pardonne cette digression involontaire; une excuse, après
tout, me reste, c'est la publication que l'administration théâtrale vient de
faire des principaux comptes-rendus auxquels a donné licu dans les jour-
naux de Paris l'apparition de l'Etoile du Nord. J'y renvoie le lecteur, en lui
signalant, entre tous, l’article de M. Fétis, un homme du métier, celui-là, et
non un musicien d’instinct ct d'occasion, une réputation classique, un cri-
tique, un professeur sérieux, peu disposé à la fantaisie et au paradoxe, on
en conviendra. Sur la foi de M. Fétis, les personnes timides peuvent
donc admirer l'Etoile du Nord comme elles admirent les Huguenots, sans
craindre de se compromettre.
L'Etoile du Nord est, du reste, parfaitement montée à Lyon. On sent que
l'œil du maitre, artiste et expcrt consommé pour tout ce qui regarde la
mise en scène a passé par là, surveillant, avec unc attention scrupuleuse,
l'évolution du moindre comparse et fixant la place du plus potit accessoire.
De l’aveu des juges les plus difficiles, l'orchestre a admirablement marché,
il a été digne de la haute réputatien de son chef, digne de la grande œuvre
qu'il interprétait. L'histoire fait mention de la statue d’un Jupiter qui avait
trois yeux, deux à la placs ordinaire et un au milieu du front. M. George
Haini, lorsqu'il est assis à son pupitre souverain, en a au moins autant :
deux pour lire la partition, et celui du front pour guider le chanteur ; il me
semble même qu'il en possède encore deux autres derrière la tête pour
surveiller sa légion d'instrumentistes ; et, de fait, il ne la perd jamais de
vue ; son ubiquilt magnétique s'étend, également active et vigilante, de la
grosse caisse aux timballes. Les honneurs de la soirée ont été pour
Mme Barhot. Constamment digne, noble et touchante, du rôle le plus difii-
MEYERBEER ET L'ÉTOILE DU NORD. b1©
cile sans contredit qu'elle eût encore abordé, elle a su faire son meilleur
rôle. C'est ainsi que le vrai, le solide talent se révele ct s'affirme. Les
épreuves sérieuses le grandissent ct lui profitent. Cette création de Cathe-
rine est un excellent présage pour le succès des prochains débuts de
ectte dame à l'Opcra-comique de Paris. Je l'en félicite vivement. M. Bar-
bot, son mari, en acceptant le petit rôle du pâtissier Danilowitz, a com-
pris qu'avec Meverbeer les plus petites choses ont leur importance; il
s'en est tiré le mieux du monde, ct il ne pouvait en être autrement ; car
ce n'est pas non plus le talent, ni la méthode, ni la bonne volonté qui lui
manquent, il ne péche que par cct excès de zèle que blämait feu M. Tallev-
rand ; en voulant trop bien faire, il lui arrive de forcer la voix, de prolon-
ser le son outre mesure. Son chant, finit par ressembler quelque fois à
un semis de points d'orgue. M. Belval jouit de la faveur populaire ,—
nimium gaudens populuribus auris. — Aussi a-t-il emporté les applaudisse-
ments de haute lutte ; et, en l’entendant chanter l’autre soir son duo
amoureux avec Catherine, je ne pouvais m’empècher de faire cette ré-
flexion : ces basses sont bien heureuses, en vérité. Du temps de Cimarosa
et de Paisiello, et jusqu'à Rossini, elles n'avaient rien à chanter, ou du
moins bien peu de chose. Le beau monde raffolait alors des voix hautes et
des castrats ; ces vivantes antithèses des basses gouvernaient te théatre
au gré de leurs caprices et à l'exclusion des voix graves. Enfin, Malherbe
vint où plutôt Rossini, et les basses opprimées virent luire de meilleurs
jeurs , il allongea leurs rôles ; puis Mcyerbeer les prit en sérieuse estime et
leur donna une importance à faire mourir de dépit tous les ténors détrônes.
Néanmoins, jusqu’à présent, les ténors avaient gardé le privilége de jouer
les amoureux ct voilà que Meyerbecr le leur a enlevé, au grand scandale
des vieux amateurs qui ne peuvent s’accoutumer à ce singulier spectacle
d’une basse roucoulant l'amour sur un ton caverneux avec accompagnement
de trilles sombres. N'oublions pas non plus les vocalises de Mme Rauis, ni
M. Filhiol qui, nonobstant son origine méridionale et son accent gascon,
est entré dans la peau du Kalmouk Gritzanko avec une aisance incompara-
ble, ce qui prouve bien, en dépit de la guerre actuelle, l’uffinité secrèle qui
a existé dans le passé entre loutes les races humaines et qui doit les réunir
dans l'avenir. |
Maintenant, Lterminons par ce cri que poussait autrefois le héraut romain
ü la fin des représentations scéniques. ct qui ne fut jamais mieux à sa place
que, l'autre soir, après l'audition de l'Etoile : p'audite, applaudissez! ap-
plaudissez, citoyens :
: Jeans TISSEUR.
TABLE
VES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME IX.
(SECONDE SÈRIF:.
LYON. — HISTOIRE DÉPARTEMENTALE. — ARCHÉOLOGIE. — MONUNENTS.
—DOCUMENTS.—AUTOGRAPHES.——PIÈCES POUR SERVIR À L'HISTOIRE
DE Lyon.
Joseph Bano.
MonFaALcoN.
La Rocue La Career.
- Josepu Bano.
GasparD BELLIN.
L'ABBÉ Jozisois,
A. BEerxaro.
Pauz ST-Oune.
Feu GRANDPERRET.
Victon SuiTH,
Victor Su1T4.
Léon Boire...
L'ansr CaRisTOPnE.
Leon Boite.
Josspa Bano.
FE. v'ESCHAVANNES.
Cansicnor..
D'AIGQUEPERSE..
Bulletin monumental....................
Origines et bases de l’histoire de Lvon......
Lettre au sujet de l'église d’Avenas.........
Parcours de Lyon à Chalon par le chemin de
Un chapitre du budget de la ville de Lyon...
Sur le nom de Monglave donné par quelques
auteurs à la ville de Lyon..............
Notice historique sur le diocèse de Lyon.....
Le Gourguillon au XIlle siècle. ............
Etablissement de la commune à Lyon......
BIOGRAPHIE. —— NÉCROLOGIE.
Aime Roÿék::2:240 os dusdeidenaseaees
Barthélemy Courbon ....................
L'abbé Jacques: ut seuruases
Joseph Lançon.........................
Le cardinal Jeau de Rochctaillée. ..........
Claude-Louis Grandperret................
Joseph Feuillet........................ ;
HISTOIRE. — VOYAGES.
La diplomatie française en Orient , sous Frau-
COS AR Te née
Une promenade cn Suisse et au lue Majeur.
cuite CEE near om henn tent
La ville de Pau, son château, ses environs,
ses arives. soso ses.
25, 149, 284.
248
79
345
396
137
GasparD Beurin.
L'arz Satzer.
Morez DE Voueinr.
SERVAN DE SUcxy.
TABLE DES MATIÈRES.
Un martyr au NV siéele.
LITTÉRATURE.
Improvisation à la seance publique de l'Acade-
mie impériale de Lyon (11 juillet 1854)....
Lettre sur Restif de la Bretonne...........
Additions à l'article Restif de la Bretonne. ...
Sur un poème inédit d'un auteur lyonnais
encore INCONNU soso.
Notmot, Tasarrau, F. Bouirnier, Rentrée des Facultés, Discours . ..
L Aspr Rotx.
Vicron Suiru.
A. \.
A. V.
St-OLIvE.
Hicaaro.
Léon Boirez.
A. V.
Asez DALLEMAGNE.
Macrice SimonxerT.
Leon Boire.
A. V.
Hicuaro.
AL. ve Botssirr.
MoNFALCON.
A. Brasaro.
Note au sujet du discours de rentrée de M, l'a-
vocat-général Valantin....,............
BIBLIOGRAPHIE.
Inscriptions antiques de Lyon par M. de Bois-
Le Lotus, par Rafacl Blas ................
Fables , par M. Villefranche. ..............
Nabuchodonosor , par Besse des Larzes.....
Notice sur le pont St-Esprit, par Léon Alègre.
Histoire des classes agricoles en France, par
Dareste de la Chavanne ................
Pensecs d’un solitaire, par Félix Olivier. ....
Histoires des expéditions militres d'Edward Ill,
par Lepoitevin de Lacroix. .... Sihuasiens
Voyage en Grèce , par M. Yemeniz.........
Mes premiers et derniers souvenirs littéraires,
par M. Monnier de la Sizcranne..........
. Fables , par Alexis Rousset. ...............
Bourg en Bresse en 1854 , par M. Joseph Bard.
Pensées d'un solitaire, 2° compte-rendu.....
CORRESPONDANCE.
Lettre au sujet d’une note de M. Monfalcon..
Réponse au sujct de la lettre de M. de Boissieu.
Lettre à M. Joseph Bard au sujet du parcours
de Lyon à Chalon....................
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220
Jusepx Baru.
Ux LirrénraTerur,
L’Asré Rovux.
Léox Borrez.
J. Tissere.
LorTeT.
Paur St-Ouive.
TABLE DES MATIÈRES.
Reponse de M. Bard à la lettre de M. À. Bernard,
au sujet des noms latinisés . 7...........
BEAUX-ARTS. — THÉATRES.
La littérature lyonnaise à l'Exposition de 1855
Les dais de St-Nizier et de St-Polycarpe.....
Le gendre de M. Poirier..................
M: Géoroy sisi mes
Meyerbeer et l'Étuile du Nord.............
VARIÉTÉS.
Société protectrice des animaux {séance publi-
que du 14% juin 1854) ......... .......
Le Jardin-des-Plantes livré à la Compagnie des
Supplément à la note sur lc Jardin-des-Plantes.
— Chute du pont de la Quarantaine..........
POÉSIES.
SEnvax DE Sue. CeSSV hs vicsiames assises ln sou
Anruvr DE Gravinion. Une Mère ...........,..... lésions este
AvecserT(MmeGexro).Le Svlphe et la jeune fille................
Garier Moxavon, La chanson du rossignol..................
Raraez BLas, Hymne nuit és rss aibretensiens
AIME ViNGTRINIER. Les deux Voyageurs. .... Se
FIN PR LA TABLE DU TOME !%.
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